Sommet Otan à Varsovie le 9 juillet 2016 © Mandel Ngan Source: AFP
Interview de Willy Wimmer accordée à «World Economy» (avant l'élection de Donald Trump, qui a du coup éloigné le spectre d'une guerre entre la Russie et l'Otan)
World Economy: Vous avez récemment séjourné en Russie. Formulé de manière provocatrice: Poutine se prépare-t-il à une guerre?
Willy Wimmer: Suite à tous les entretiens que j'ai eus à Moscou - et je n'ai été qu'à Moscou -, je peux affirmer que les gens se font les mêmes soucis qu'en Allemagne. J'ai connaissance des déclarations publiques du président de la Fédération de Russie et j'y trouve uniquement l'appel à la modération et à la raison. Je n'ai entendu à Moscou aucune remarque allant dans le sens soulevé dans votre question. En prenant en compte la situation géopolitique actuelle, on peut en toute objectivité constater qu'actuellement, tous les dangers proviennent des Etats-Unis. Il ne nous reste qu'à espérer un changement après le 8 novembre de cette année.
La crise des Caraïbes a débuté il y a 55 ans. Vous venez de parler des Etats-Unis, et nous savons ou supposons savoir ce qui s'y est passé jadis. Sommes-nous confrontés à une situation similaire, pouvant nous faire dire: «Nous risquons le pire»?
En analysant les faits, on peut le présenter ainsi. La crise des Caraïbes [donc la crise des missiles de Cuba] avait des antécédents et ce qui a été intéressant pour moi, c'est d'avoir eu l'occasion d'entendre, dans le cadre du colloque auquel j'ai participé à Moscou, Valentin Falin, ambassadeur soviétique à Bonn durant de longues années. Au cours des longs entretiens accompagnés de réflexions historiques, l'ambassadeur Falin a soulevé un aspect ayant mené directement à la crise de Cuba. Dans les années quarante et cinquante du siècle passé, il y eut des planifications des Américains nommés Dropshot. Ces planifications prévoyaient la destruction des 30 plus grandes villes soviétiques par une attaque nucléaire de décapitation afin de neutraliser l'Union soviétique de l'époque.
Ce qui est intéressant, c'était que grâce aux stations d'écoutes de l'Armée rouge situées sur le Brocken, dans le massif du Harz, les Soviétiques ont découvert pour la première fois, quels étaient les contenus des planifications des Etats-Unis. Ces faits étaient au centre d'une émission sur la chaîne de télévision française Arte, il y a quelques semaines. Dans cette émission, on a démontré comment ce plan Dropshot constituait la cause véritable de la crise de Cuba. C'est pourquoi cela n'a pas été passionnant d'en discuter uniquement avec Valentin Falin, mais de constater qu'il s'agit d'évènements comparables à ceux présents dans les planifications de l'OTAN. L'Alliance agit massivement contre la Fédération de Russie. A cette fin, elle a changé ses objectifs et n'est donc plus une alliance défensive comme elle a pu l'être lors de la guerre froide, mais une force agressive née lors de la guerre des Balkans. Dans ce contexte, la situation autour de la Russie est explosive. C'est notamment l'establishment belliciste démocratico-républicain de Washington proposant ouvertement une telle démarche contre la Fédération de Russie qui y contribue.
Tournons-nous vers la Syrie - une autre région de tous les dangers. Supposons que la Russie cède et se retire de la Syrie et qu'Assad soit destitué. Comment la situation dans la région et dans le monde se développerait-elle? Faut-il s'attendre au scénario libyen ou directement à la troisième guerre mondiale?
Personnellement, je ne suis pas enclin à me livrer à de telles réflexions, car l'enjeu en Syrie ne se limite pas à la guerre civile à laquelle nous sommes confrontés actuellement. Nous ne devons pas ignorer le fait que nous avons à faire à deux conceptions distinctes soutenues par deux grandes puissances distinctes. D'une part, la tentative des Etats-Unis d'imposer - tout comme en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Mali ou autre part - un nouvel ordre mondial, en étant convaincu d'y être capable. D'autre part, il y a la Fédération de Russie ayant, à mon avis, un double intérêt. Premièrement, la Russie ne désire pas contribuer aux activités américaines visant à éliminer le droit international existant pour avoir pendant une longue époque œuvré à la paix en Europe et au-delà. Deuxièmement, et il faut clairement mettre en exergue qu'une victoire de la coalition dirigée par les Etats-Unis aurait pour conséquence qu'en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Irak, les forces ayant leur origine dans le Caucase s'imposeraient: les Tchétchènes, les Ingouches, les Daghestanais, installés ou s'installant - suite aux guerres du Caucase - dans la région mentionnée.
Leurs intérêts consistent à relancer les guerres du Caucase contre Moscou. C'est-à-dire que la Fédération de Russie défend dans cette région non seulement un important allié ou le droit international, mais ses propres intérêts nationaux qu'elle a également le droit d'avoir: la protection de ses frontières. Cela est en total accord avec le droit international, et c'est ce qui rend la situation en Syrie si compliquée.
Les élections présidentielles aux Etats-Unis pourraient-elles contribuer à détendre la situation dans le monde ou n'y aura-t-il pas de changements?
Voilà la grande question qui se pose. Etant donné la guerre électorale menée aux Etats-Unis actuellement, nous devons patienter. On joue avec nos nerfs mais aussi avec le destin d'un grand pays portant le nom Etats-Unis d'Amérique.
Merci de cet entretien.
No 25/26, 14 novembre 2016
(Traduction Horizons et débats)Original: www.world-economy.eu/pro-contra/details/article/die-nato-geht-aggressiv-gegen-die-russische-foederation-vor
Des soldats américains lors d'un exercice militaire de l'OTAN en Bulgarie, en 2016 © Novo Selo
Depuis de longues années, les Etats-Unis sapent l'équilibre de la dissuasion nucléaire
par Albert A. Stahel, Institut für Strategische Studien, Wädenswil
Depuis le largage de deux bombes atomiques par les Etats-Unis sur les villes japonaises d'Hiroshima le 6 août et de Nagasaki le 9 août 1945, les armes nucléaires sont devenues une réalité dans notre monde. Cette réalité de l'existence d'armes nucléaires ressemble à un Janus à deux têtes. D'une part, ces armes représentent une grave menace, en raison de leur énorme force destructive, notamment pour les pays qui n'en ont pas. D'autre part, les armes nucléaires sont, en raison de leur potentiel destructif, également garant de la sécurité. Compte tenu de ce potentiel destructif, aucune puissance nucléaire n'osera avoir recours à ces armes en cas de conflit avec une autre puissance nucléaire. Le nombre de pays possédant l'arme nucléaire a augmenté depuis les années cinquante du siècle passé. Outre les Etats-Unis et la Russie, ce sont les deux puissances centrales européennes, la Grande-Bretagne et la France, puis la Chine, l'Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord.
Les Etats-Unis et l'ancienne URSS ont reconnu la dissuasion réciproque par des armes nucléaires offensives, par une limitation numérique des armes offensives fixée dans le premier traité sur le contrôle des armements SALT-I (Strategic Arms Limitations Talks) du 26 mai 1972. Depuis la désintégration de l'URSS fin 1991, cette reconnaissance vaut également pour la Fédération de Russie en tant qu'Etat successeur de l'URSS.
Dans la littérature stratégique, on trouve diverses définitions de la dissuasion. Ainsi, la dissuasion est déclarée comme une tentative,
«[..]. de ne pas mener la guerre mais de l'empêcher en menaçant tout assaillant de mesures de rétorsion lui causant davantage de dégâts que ce que pourrait lui apporter le recours à la violence». 1
Les auteurs Schwarz et Hadik ont défini la dissuasion mutuelle (mutual deterrence) comme étant
«[..]. la situation d'Etats équipés d'armes nucléaires dont chacun possède une arme de destruction suffisamment protégée lui permettant d'éviter une attaque grâce à la menace qu'une telle action sera immanquablement suivi d'une frappe de rétorsion dévastatrice». 2
En 1967, Robert S. McNamara, secrétaire de la Défense des Etats-Unis des présidents Kennedy et Johnson, décrivit l'objectif de la capacité de rétorsion nucléaire des Etats-Unis de la manière suivante:
«[..]. C'est notre capacité à détruire tout agresseur représentant une nation viable du XXe siècle qui crée l'effet dissuasif, non pas notre capacité à minimiser les dommages dans notre pays. La manière et la mesure des destructions que nous devrions infliger à un attaquant pour provoquer cette dissuasion ne peuvent être déterminées en détail. Il semble cependant raisonnable de supposer que dans le cas de l'Union soviétique l'élimination disons d'un cinquième ou d'un quart de la population et la moitié ou les deux tiers du potentiel industriel représenteraient que l'Union soviétique serait liquidée en tant que grande puissance pour de nombreuses années [..]..» 3
Un an plus tard, McNamara déclara que, pour la capacité de dissuasion de l'Union soviétique envers les Etats-Unis, le même objectif devait être appliqué. La stratégie nucléaire fut dès lors appelée «Mutual Assured Destruction» (MAD). Les deux superpuissances de l'époque devaient être en mesure, après avoir subi une première frappe nucléaire contre leurs propres armes nucléaires stratégiques, de lancer une riposte nucléaire dévastatrice contre les cibles civiles et industrielles de la puissance adverse. Cela signifiait qu'après une première frappe de l'adversaire, il devait rester un potentiel résiduel suffisant de Missiles balistiques intercontinentaux (ICBM), de Missiles mer-sol balistiques stratégiques (SLBM) et de bombardiers stratégiques pour lancer la riposte. Pour une dissuasion mutuelle crédible, la stratégie MAD devait être fondée sur le potentiel des armes nucléaires offensives stratégiques des deux puissances.
Afin d'éviter l'élimination de la capacité de rétorsion par des armes offensives, le nombre des emplacements de systèmes antimissiles fut limité des deux côtés dans le traité ABM (Anti-Ballistic-Missile(s)) faisant également partie du traité de SALT I.4 La mise en place généralisée de systèmes de défense n'aurait pas seulement pu mettre en question les représailles et donc la capacité de dissuasion des deux puissances, mais aurait certainement aussi déclenché des deux côtés une course aux armements très coûteuse. Grâce au maintien du traité ABM, il y eut entre les deux puissances un équilibre de dissuasion stable pendant plusieurs décennies.
Jusqu'à l'inauguration de l'administration Bush jr. en 2001, le traité ABM était considéré comme sacro-saint dans les relations entre les Etats-Unis et l'URSS. Sous l'influence de Donald Rumsfeld, son ministre de la Défense assoiffé de pouvoir, le président Bush jr. résilia peu après son investiture unilatéralement le traité ABM. Sans tenir compte de la Russie, l'administration Bush décida de construire un système de défense antimissile ne se limitant pas aux Etats-Unis. Des installations antimissile et des radars placées en Pologne et en Roumanie devaient faire partie des composants de ce système de défense. Par leur action unilatérale, les Etats-Unis ont aboli l'ultima ratio de la dissuasion nucléaire. Aujourd'hui, on ne peut plus parler d'un réel équilibre stable de la dissuasion nucléaire entre les deux puissances. Il règne ainsi entre les Etats-Unis et la Russie de plus en plus une incertitude réciproque concernant un éventuel engagement de l'arme nucléaire en cas de crise. - (Traduction Horizons et débats)
No 25/26, 14 novembre 2016
1 Legaul, A. et Lindsey G. Dynamik des nuklearen Gleichgewichts. Francfort 1973. p. 93
2 Schwarz, U. et Hadik, L. Strategic Terminology,
A Trilingual Glossary. Düsseldorf et Vienne 1966. p. 62
3 Legault, A. et Lindsey, G. p. 114/115
4 Legault, A. et Lindsey, G. p. 175-177
Source: Zeit-fragen.ch