En invoquant la justice sociale, la défense des travailleurs, ou encore le protectionnisme économique, Marine Le Pen sème le trouble chez beaucoup d'observateurs. Le Front national serait-il passé à gauche ? L'analyse historique, que résume la chercheuse Valérie Igounet dans cet article de la Revue Projet, montre, au fil d'un certain nombre de glissements sémantiques qui s'annoncent dès les années 80, que c'est avant tout pour séduire un électorat ouvrier et populaire que le FN a délibérément infléchi son discours. Sans, pour autant, renier ses fondements idéologiques, mâtinés de préférence nationale et de rejet des immigrés.
Cet article a initialement été publié dans la Revue Projet.
« On peut être amené à défendre des idées qui rejoignent celles du Front national », constatent, troublés, certains militants associatifs. Rappelons cette séquence de fin 2014 : Thierry Lepaon, alors secrétaire général de la Confédération générale du travail (CGT), se trouve en séance du bureau confédéral de son syndicat. Il lit à haute voix un tract dont les grandes lignes sont, entre autres, un nécessaire protectionnisme et la défense des services publics par un État stratège recouvrant sa souveraineté « bradée » à Bruxelles. Il récolte l'assentiment général de ses camarades. « Il y a juste un problème, explique-t-il. Ces éléments de langage ne proviennent pas de chez nous. Ce tract a été rédigé par des gens du Front national. Alors, on fait quoi maintenant ? »
Le Front national (FN) a toujours porté une attention particulière à son vocabulaire [1]. En témoigne cet extrait d'une brochure interne du début des années 1990 : « Aucun mot n'est innocent. On peut même dire que les mots sont des armes, parce que derrière chaque mot se cache un arrière-plan idéologique et politique. [2] » Le FN avance-t-il masqué ? Le choix des mots n'induit pas seulement certains citoyens et électeurs à la confusion. Le FN entend détourner le sens de thèmes fondamentaux qu'il reprend à son compte. Depuis plusieurs décennies, il s'approprie des termes, marqueurs et références historiques de l'adversaire [3]. La conversion sociale du FN est-elle un mythe ou une réalité ?
La question sociale ramenée au « problème » de l'immigration
C'est une des premières affiches du FN, imprimée début 1973. Sur fond blanc se détachent en lettres capitales rouges : « Halte au chômage, le travail aux français ». La défense de l'identité nationale est ainsi ramenée sur le terrain social, celui de la gauche, et non sur le plan racial. Le FN entend, dès l'origine, draguer les classes populaires tout en préservant son anticommunisme. Son marqueur central - la « préférence nationale » - s'impose quelques années plus tard. La thématique anti-immigration prend corps sous l'impulsion de l'idéologue François Duprat.
Une affiche réactualisée à trois reprises (« 1 million de chômeurs, c'est 1 million d'immigrés de trop ! La France et les Français d'abord ! ») expose la nouvelle orientation rhétorique. L'immigration est présentée comme un « problème excessivement grave au regard de [la] situation économique et sociale ». « Les immigrés (...) reviennent plus cher que les Français et ils empêchent la révolution pacifique moderne qu'est la revalorisation du travail manuel [4]. »
Union symbolique de la nation et du travail
Lors de son septième congrès, en 1985, le FN ne se contente pas de confirmer sa stratégie de rassemblement des déçus de la droite. Il affirme vouloir s'ouvrir à d'autres catégories sociales, notamment les ouvriers, agriculteurs et employés, en défendant un « système de création de richesses pour tous et non un système qui ne favoriserait que les riches ».
Trois ans plus tard, à l'occasion du 1er mai 1988, le FN défile pour la première fois seul, en s'affranchissant des autres groupes de l'extrême droite française. Jean-Marie Le Pen veut faire de ce jour de la fête du travail une « immense manifestation nationale et populaire » [5], ce que son parti justifie ainsi : « Dans les premières décennies de ce siècle, le 1er mai était considéré comme une journée quasi révolutionnaire, où les partis et les syndicats de l'extrême gauche mobilisaient les masses militantes sous une foison de drapeaux rouges et défilaient sur des kilomètres de pavé parisien. En 1941, le maréchal Pétain décida de transformer cette journée d'affrontements sociaux en une fête du travail, officiellement chômée, et une manifestation d'unité française. La gauche et l'extrême gauche s'efforceront de refaire peu à peu du 1er mai leur propre fête partisane et revendicative. Le Front national brise ce monopole syndicalo-gauchiste et parvient à unir symboliquement, dans une même ferveur, l'hommage à Jeanne d'Arc et le salut fraternel à l'ensemble du monde du travail, faisant de cette journée à la fois une manifestation de patriotisme et de solidarité nationale [6]. »
Années 80 : le « combat social » devient troisième pilier du FN
Aux élections européennes de juin 1984, le FN recueille près de 11 % des suffrages. Dix députés sont élus. Aux législatives du printemps 1986, il affiche 35 députés, élus sous l'étiquette « Rassemblement national ». Le parti s'impose dès lors dans le paysage politique français. Bruno Mégret (nommé délégué général en novembre 1988) est l'un des artisans d'une nouvelle stratégie qui repose sur une certitude : si le FN veut arriver au pouvoir, il doit changer d'image. C'est le début de la « dédiabolisation ».
Pour accroître son implantation, le FN fait du combat social le « troisième pilier de crédibilité » de son programme, après l'« insécurité » et la « lutte contre l'immigration ». Les « 51 mesures (...) pour faire le point sur le social » (B. Mégret, 1992) doivent être considérées comme une première étape. Trois ans plus tard, lors de la présidentielle, Jean-Marie Le Pen obtient 15,3 % des suffrages exprimés au premier tour et le FN arrive en tête, pour la première fois, chez les ouvriers et les chômeurs. Pascal Perrineau parle de vote « gaucho-lepéniste ». Nonna Mayer parle elle d'« ouvriéro-lepénisme » : ce sont « avant tout des ouvriers qui se tournent vers le Front national. Et ils ne sont pas nécessairement de gauche, contrairement à ce que suggère le terme de "gaucho-lepénisme". Il ne s'agit pas de n'importe quels ouvriers, mais de la fraction la plus "ouvrière" d'entre eux [7] ».
Mégret et l'anti-mondialisme
Le FN se voit comme « le premier mouvement ouvrier de France (...). 30 % des ouvriers, 21 % des artisans et des petits commerçants, 34 % des classes les plus défavorisées lui ont apporté leurs suffrages. 19 % des hommes de 18 à 24 ans, 16 % des femmes de 25 à 34 ans ont voté pour lui [8] ». Un sondage CSA « sortie des urnes », réalisé le 23 avril 1995, montre que 7 % des sympathisants de la CGT, 6 % de ceux de la CFDT (Confédération française démocratique du travail), 5 % de ceux de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens), 24 % de ceux de la CFE-CGC (Confédération française de l'encadrement-CGC) et 16 % de ceux de FO (Force ouvrière), ont voté Le Pen.
Fin 1995, la France est confrontée à une crise sociale, déclenchée contre le plan Juppé pour les retraites et la sécurité sociale. Le syllogisme est éclairant : la régression sociale, affirme Bruno Mégret, est la conséquence du « mondialisme et du libre-échangisme [9] ». Le Front national se présente comme le seul parti réellement social, car ce combat rejoint le combat national. Au défilé du 1er mai 1996, parmi les banderoles, on peut lire : « Le social, c'est le FN ». Jean-Marie Le Pen enrôle la statue de Jeanne d'Arc dans la « protestation passionnée et souvent violente de ceux qui, pour vivre, devraient vendre leur force de travail à un prix souvent dérisoire ».
A partir de 2010, la ligne « sociale » s'impose
Le social « n'est pas une carte à jouer, mais l'essence même du Front national », martèle-t-il lors d'un discours à la Mutualité le 20 février 1997. Un mois plus tard, lors du congrès de Strasbourg, le parti se dote d'un programme à forte empreinte sociale : création d'un revenu parental, salaire minimum augmenté, suppression des impôts sur le revenu, allégement des charges des entreprises. Mais un principe pérenne domine toujours : celui de la « préférence nationale » et donc de la priorité aux Français dans les attributions. Le FN préconise, par exemple, de taxer les entreprises employant des étrangers. Une vingtaine d'années plus tôt, un FN ultra-libéral se prononçait pour des privatisations dans les services publics ou pour la diminution des fonctionnaires et la suppression du salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig). La sociologie électorale était alors radicalement différente. À partir de 1995, le FN se déplace, dans tous les sens du terme, s'ouvrant à des catégories de population qui drainent un électorat de gauche.
Au début des années 2000, le FN vit durablement les conséquences de la crise mégrétiste. Marine Le Pen et son équipe de Générations Le Pen œuvrent pour imposer une nouvelle orientation. En atteste la « convention présidentielle » de 2007, à Lille, qui affiche encore un peu plus le thème de l'« insécurité sociale », omniprésente dans certains territoires. Jean-Marie Le Pen fustige la « mondialisation menée à marche forcée », l'immigration et rend hommage à la lutte syndicale. Faisant référence à la tradition ouvrière du Nord-Pas-de-Calais, il célèbre les combats qui « arrachèrent de haute lutte les droits essentiels du travailleur au patron de droit divin d'alors », et se présente en défenseur des « petits, des obscurs, des sans-grades, des travailleurs pauvres ou retraités ». Sa directrice de campagne n'est autre que Marine Le Pen. Les années 2010 signifient clairement la concrétisation de cette stratégie.
Références à Marx et à Jaurès
La nouvelle présidente du FN donne le ton dès son premier discours : « À l'heure où la crise et la mondialisation font rage, quand tout s'effondre, il y a encore l'État. "À celui qui n'a plus rien, la patrie est son seul bien" disait Jaurès en son temps, lui aussi trahi par la gauche du FMI et des beaux quartiers ! » Dans Pour que vive la France, préfiguration de son programme de la présidentielle de 2012, Marine Le Pen va jusqu'à s'appuyer sur une citation du Capital de Karl Marx. Elle entend présenter le FN comme un « nouveau » parti, puisant ses thématiques dans le terreau de la gauche traditionnelle, comme ses valeurs de justice sociale : « La gauche abandonna peu à peu la défense des classes populaires, des travailleurs, des exploités, oui j'ose le mot, pour la défense monomaniaque de l'exclu du Tiers-monde et du sans-papiers, tellement plus exotique et plus valorisante sur le plan intellectuel. Abandonner la défense du travailleur français, ce beauf raciste et inculte qui allait bientôt, et c'était une raison supplémentaire de l'abandonner, donner massivement ses voix au Front national, devint logique pour les grandes âmes de la gauche [10]. »
Depuis la présidentielle de 2012, le profil de l'électeur frontiste n'a pas foncièrement évolué : il est peu diplômé, assez jeune. Ce sont des employés, artisans, commerçants et ouvriers qui, dans leur majorité, votent FN. En 1973, moins de 3 % d'ouvriers avaient déposé un bulletin de vote frontiste dans l'urne. Aujourd'hui, ils sont près d'un tiers à le faire. Non pas tant les ouvriers anciens électeurs de gauche, mais « de nouveaux ouvriers qui entrent dans le corps électoral [11] », avec le renouvellement générationnel. Le recul du vote de gauche des ouvriers est donc porté « par de nouvelles cohortes ».
Stratégie d'ancrage syndical
Aujourd'hui, le FN de Marine Le Pen s'affiche comme le représentant des catégories ouvrières et populaires : antilibéral, souverainiste, républicain et laïc. Certaines de ses villes laboratoires, comme Hénin-Beaumont, se situent dans des berceaux de l'électorat de gauche. Dans les territoires du Nord et de l'Est, les discours des représentants frontistes exploitent l'histoire et la mémoire politiques. Ils surfent sur la misère, reprennent les thèmes de l'insécurité sociale, de la lutte syndicale et critiquent le patronat. La menace du « mondialisme » est sans cesse brandie. Dorénavant, on ne voterait plus FN seulement pour sa thématique centrale anti-immigration, mais aussi pour des idées « sociales ». Le reniement de l'antisémitisme du père pourrait parachever cet édifice artificiel mis en place depuis plusieurs années.
Dans la perspective de la présidentielle de 2017, le FN a créé de multiples structures - think tank (Idées Nation), collectifs thématiques (Racine, Audace, Marianne...), ou syndicats - présentées comme indépendantes du parti. Parmi elles, l'emblématique Front syndical. À sa tête, un ancien juge aux prud'hommes de la CFDT, Dominique Bourse-Provence, conseiller régional de l'Île-de-France, chargé de rallier des cadres syndicaux. Cet ancien électeur socialiste met en avant l'arrivée de Marine Le Pen à la présidence du FN pour justifier son adhésion : « Elle a apporté de la cohérence sur le plan économique et social [12] », alors que la « trahison » des dirigeants syndicalistes a « accompagné la désindustrialisation de la France ». Comme lui, d'anciens militants et militantes de gauche ou d'extrême gauche sont mis en avant. Ainsi du maire d'Hayange, Fabien Engelmann, ou de Valérie Laupies, membre du bureau politique du FN et conseillère municipale de Tarascon, qui fait partie du collectif Racine, un groupement d'enseignants « patriotes portant les valeurs républicaines ».
Des ressorts idéologiques inchangés
Le FN affiche une dynamique électorale sans précédent et, depuis les européennes de 2014, il décroche la première place aux premiers tours. Au second tour des régionales de 2015, il comptabilisait 6,8 millions de voix (200 000 voix de plus qu'à la présidentielle de 2012), engrangeant 240 conseillers régionaux de plus qu'en 2010. Son implantation gagne du terrain et le nombre de ses élus, représentants et adhérents, ne cesse d'augmenter [13]. Le FN est-il pour autant le défenseur et protecteur des Français les plus défavorisés ? Sous couvert de justice sociale, la propagande frontiste puise toujours ses principaux ressorts idéologiques dans la « préférence nationale » - rebaptisée « priorité nationale » - et l'islamophobie pour dénoncer l'inégalité de traitement entre Français et étrangers, lesquels seraient avantagés, notamment pour les prestations sociales.
Aujourd'hui, des électeurs de gauche se tournent vers le FN. Ils veulent que « ça change » et expriment leur rejet, avant tout, dans les élections intermédiaires (les municipales de 2014). Dans les villes FN, notamment à Hénin-Beaumont, nombre d'entre eux peuvent se montrer satisfaits de la politique de l'équipe municipale. Mais leurs remarques concernent, avant tout, l'évolution de leur ville quant à la propreté, l'organisation de fêtes et manifestations, ainsi que la proximité du maire et de son équipe avec les habitants. L'empreinte sociale n'est pas déterminante. Et ce vote de « gauche » ne s'est pas encore porté pour l'élection majeure, à savoir la présidentielle.
Valérie Igounet, historienne, chercheuse associée à l'Institut du Temps Présent (CNRS). Spécialiste de l'extrême droite et du négationnisme, elle a publié une histoire du front national, Le Front national : de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées » (Seuil, 2014).
Photo : © Serge D'ignazio