Lorsque j'ai publié le 10 mai mon article Venezuela: sobre defecciones y oportunismos (Venezuela : défections et opportunismes) à propos de la position de certains intellectuels dits « progressistes » sur la situation au Venezuela,je n'imaginais pas qu'ils étaient sur le point de publier une lettre ouverte. À ce moment-là, je n'avais pris comme référence que quelques opinions éparses.
Cette lettre expose beaucoup plus clairement la vision de ces intellectuels et, en même temps, elle démontre l'existence d'une sorte de « communauté » politico-intellectuelle. Mon article a acquis un nouveau sens à partir de cette lettre. De divers secteurs, les opinions ont commencé à pleuvoir. Un débat s'en est suivi. Par conséquent, avec la lettre en main et en tenant compte de certaines des nouvelles et très bonnes contributions, je voudrais ajouter certaines choses.
En ce qui concerne la situation au Venezuela, par rapport à la croisée des chemins où se trouve la révolution bolivarienne, il n'est nul besoin d'un excès de lucidité ou d'examens au microscope pour identifier une offensive impitoyable de la droite patronale, médiatique et paramilitaire. De la bourgeoisie et de l'Empire.
Ils sont les véritables responsables de la violence et ils l'exercent sans pitié, au vu et au de tout le monde. À la face de ceux qui la subissent, bien sûr; et aussi de tous ceux qui résistent aux manipulations, parviennent à briser le siège médiatique et peuvent lever le voile imposé par la les grands médias de désinformation. Le peuple vénézuélien résiste, et s'il exerce une violence, il faut dire que celle-ci a un sens diamétralement opposé à la première. Tout comme la violence exercée par l'Etat sous forme de répression des groupes d'extrême-droite est d'une autre nature. Assimiler ces formes (et l'intensité) de la violence me semble absurde et réactionnaire.
De vastes secteurs du peuple vénézuélien considèrent que le gouvernement de Nicolás Maduro, même avec ses limites, est une tranchée fondamentale contre les forces de la réaction. Aujourd'hui, la tranchée la plus importante.
Si la révolution bolivarienne tombe, il n'y aura pas de processus d'autodétermination populaire, il n'y aura aucune possibilité de dépasser le modèle extractiviste et les tares de l'économie de la rente pétrolière, ses déficits les plus notoires ne pourront pas être dépassés. Si la révolution bolivarienne est peut-être une « demi-révolution » (affirmation qui mérite un vaste débat), sa défaite ouvrirait les portes d'une contre-révolution complète. Pour le chavisme populaire, c'est très clair. Il sait bien ce qui est en jeu et presque instinctivement, il a établi, ces derniers temps, un agenda réaliste, avec un ordre de priorités strict et lucide.
En ce qui concerne la position des intellectuels dit « progressistes », leur lettre révèle une grande médiocrité conceptuelle. Par exemple, il y manque une quelconque analyse de classe de base, ou des références à de grands systèmes de relations. On y trouve une abondance d'invocations des fétiches du libéralisme. Ils recourent à des systèmes de légitimité politique hors de l'histoire. Ils font appel à des mondes conceptuels basés sur des facteurs fixes. Ils tombent dans certaines mystifications. Il faut dire que n'attendions pas autre chose de nombreux et nombreuses signataires de la lettre. On connaît leur degré d'intégration dans le système, même s'ils posent en « rois philosophe », personnalités indépendantes ou conseillers éclairés. Mais la présence de quelques-unes des signatures qu'on retrouve au bas de cette lettre n'en est pas moins (un peu) déconcertante.
Concrètement le Venezuela est en train d'exploser. La praxis précède la théorie. Et voilà qu'un ensemble d'intellectuels se retirent dans leur tour d'ivoire, se replient dans des communautés fermées dont le signe le plus distinctif est le manque de communication avec couches les plus souterraines de la société civile populaire vénézuélienne. Face à la tragédie, ils en appellent à une série de lieux communs, ils se solidarisent avec l'ordre (jamais conçu de manière plus abstraite) et vaticinent d'en haut. Ils se réclament d'un magistère social et politique qui leur fait défaut. Ils se situent au-dessus des classes sociales, comme si ce lieu existait. Ils s'ajustent au stéréotype classique et optent pour l'« esprit » contre le « pouvoir » et la « violence ». L'axe du conflit qui traverse la société vénézuélienne devient flou pour eux (juste au moment où il devient le plus évident!), et ils s'embourbent dans les antagonismes secondaires. Et bien sûr, ils prennent le parti de la réaction.
Ensuite, il est clair que leur position manque de perspective éthique. Ils ne sont pas du côté de ceux qui résistent à l'assaut d'un pouvoir immense et sinistre. Et cela n'a rien à voir avec le fait d'être critiques (même très critiques) vis-à-vis du chavisme. Ils font l'impasse sur les agissements à visage découvert de l'impérialisme, de secteurs de la bourgeoisie, des paramilitaires, de la CIA, des grands moyens de désinformation, et enfin, de la droite locale et internationale, et se montrent préoccupés par les tendances « autoritaires » du gouvernement. Il ne suffit donc pas de parler ici de défection et d'opportunisme. Leur position devrait en outre être qualifiée d'arrogante, de lâche et de...contre-insurrectionnelle.