29/06/2017 arretsurinfo.ch  15min #130686

 L'Arabie saoudite lance un ultimatum provocateur au Qatar

Gaz et crise du Golfe : comment le Qatar pourrait prendre le dessus

Grâce aux marchés asiatiques, à ses alliés militaires et à un gazoduc essentiel, Doha conserve un certain pouvoir contre ses adversaires dans le cadre de la crise actuelle

Le blocus du Qatar, dirigé par l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, a déjà eu un impact économique.

Le Qatar, deuxième producteur mondial d' hélium, a interrompu la production dans ses deux usines, ne pouvant pas exporter du gaz par voie terrestre. Qatar Airways ne peut plus effectuer de vols vers dix-huit destinations. Les banques qataries sont également durement touchées, en particulier la Qatar National Bank (QNB), la plus importante de la région en termes d'actifs, ainsi que Doha Bank : toutes deux disposent de réseaux étendus à travers les pays qui sont membres du  Conseil de coopération du Golfe (CCG).

Le 8 juin, l'agence de notation  Standard & Poor's (S&P) a abaissé la note de crédit du Qatar, la faisant passer de AA à A-. Elle pourrait la placer sous surveillance avec implication négative, signe que la crise pourrait avoir un impact sur les investissements et la croissance économique.  Moody's lui a emboîté le pas en plaçant les notes de défaut émetteur (IDR) à long terme en devises étrangères et en monnaie locale du Qatar (« AA ») sous surveillance avec implication négative.

Toutefois, Doha ne devrait pas céder de sitôt. Le Qatar est très puissant financièrement, notamment à travers son fonds souverain, le  Qatar Investment Authority (QIA), qui détient 213,7 milliards de dollars selon les estimations de l'Institut de la finance internationale. Le capital de départ de ce fonds provient des exportations de pétrole et de gaz du Qatar.

Les recettes énergétiques représentent la moitié du PIB du Qatar, 85 % de ses recettes d'exportation et 70 % de ses recettes publiques. La crise pourrait affecter les contrats énergétiques à moyen et long terme de l'émirat, alors que les acheteurs diversifient leurs importations pour être moins dépendants du gaz qatari.

Roudi Baroudi est PDG d'Energy & Environment Holding (EEH), un cabinet d'expertise-conseil indépendant (le détenteur principal d'EEH est le cheikh Jaber ben Youssef ben Jassem al-Thani, directeur général du Secrétariat général pour la planification du développement). Selon lui, en matière de pétrole, l'avantage est au groupe dirigé par Riyad : l'Arabie saoudite a récemment dépassé la Russie en tant que premier producteur mondial, tandis que les Émirats arabes unis figurent également dans le top 10.

« En ce qui concerne le gaz, toutefois, le Qatar a plus de cartes dans son jeu, et de meilleures cartes », ajoure Baroudi.

Doha peut utiliser l'énergie à son avantage en tant qu'outil diplomatique : la façon dont le Qatar s'en servira sera cruciale dans ses efforts pour surmonter la tempête actuelle.

Comment le Qatar acheminera-t-il ses exportations ?

Le Qatar est le plus grand exportateur de gaz naturel liquéfié (GNL) au monde ; selon l' International Gas Union, le pays représente près du tiers du commerce mondial, avec 77,8 millions de tonnes en 2016. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu d'interruption de l'extraction ou des exportations qataries par le biais des 60 transporteurs de GNL appartenant à la Qatar Gas Transport Company (Nakilat en arabe).

Mais à la suite de la crise, les entreprises publiques Nakilat, Qatar Petroleum and Industries Qatar ont été déclassées.

Une grande partie du gaz naturel liquéfié qatari est acheminé par des tankers. Bien que l'on n'ait pas rapporté d'interruptions d'expéditions de pétrole, une inquiétude plane au sujet des itinéraires qataris vers l'Asie, l'acheteur clé de la majeure partie de son pétrole ainsi que d'une grande partie des exportations du Golfe.

Historiquement, les acheteurs asiatiques demandent un mélange de pétrole brut en provenance du Golfe : généralement, le tanker quitte l'émirat avec du pétrole qatari, puis s'arrête pour se ravitailler et ajouter du brut de catégories saoudienne, émiratie et omanaise, habituellement dans des ports émiratis.

« S'ils ne sont pas autorisés à s'arrêter et à se ravitailler, comme le laissent entendre certaines informations, cela pourrait affecter les acheteurs qui pourraient anticiper une variété de catégories de brut », a indiqué Karim Nassif, directeur associé de Standard & Poor's à Dubaï.

Le  Daily Telegraph a rapporté que deux navires de transport de GNL à destination du Royaume-Uni ont été déroutés en raison de la crise ; pourtant, Baroudi affirme que ce n'est pas un problème. « Si ces informations sont vraies, ce n'est qu'un sous-produit de la manière dont les compagnies internationales font face à l'embargo saoudien en jouant la sécurité. »

« Supposons que la compagnie A envisageait de livrer du GNL du Qatar aux Émirats arabes unis, mais que ces derniers interdisent désormais aux navires qataris d'accoster et de décharger. La réponse de la compagnie A pourrait bien être d'envoyer un transporteur de GNL basé dans un pays tiers pour effectuer la livraison, puis de dérouter un ou plusieurs autres transporteurs pour s'assurer que tous les clients sont livrés. »

Naser Tamimi, expert indépendant qatari spécialiste de l'énergie, affirme que le même scénario s'applique à la possibilité de voir l'Égypte arrêter les tankers qataris qui empruntent le canal de Suez ou augmenter les tarifs pour les navires qataris. « Les Qataris pourraient contourner la question par le biais de tankers enregistrés ailleurs, comme par exemple dans les îles Marshall, ou détourner une partie de leur fret à destination de Europe via l'Afrique du Sud », affirme-t-il.

Selon lui, ces mesures pourraient accroître d'environ un demi-dollar le coût de chaque British Thermal Unit (BTU), mais les Qataris pourraient s'en remettre, même s'ils devaient absorber le coût à la place du consommateur.

Environ 70 % des exportations de GNL du Qatar s'effectuent dans le cadre de contrats à long terme - généralement d'environ quinze ans. La production et les paiements sont donc sécurisés. Les autres exportations suivent des prix à court terme ou au comptant dictés par les marchés internationaux.

Des sources au sein de l'industrie du transport maritime supposent que certaines transactions ont pu être annulées ou retardées : des compagnies d' assurance et  pétrochimiques ont rapporté que dix-sept navires de transport de GNL sont aujourd'hui amarrés au large du port de GNL de Ras Laffan, au Qatar - un nombre beaucoup plus élevé que les six ou sept navires habituels.

Les marchés asiatiques iront-ils voir ailleurs ?

La majeure partie du GNL qatari est destinée à l'Asie de l'Est - et certains analystes affirment qu'il est peu probable que cette tendance se termine de sitôt.

« Le GNL qatari n'est pas affecté par les sanctions et les blocages, simplement parce que les États du CCG [Conseil de coopération du Golfe] ont besoin de bonnes relations avec les partenaires d'Asie de l'Est », indique Theodore Karasik, conseiller principal au sein de Gulf State Analytics, basé à Washington.

Selon lui, si l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis devaient interrompre les exportations de GNL vers l'Asie, ces clients pourraient alors ne pas souhaiter investir dans les programmes destinés à transformer les économies émiratie et  saoudienne, comme par exemple la stratégie « Vision 2030 ».

Baroudi partage cette opinion. « Les marchés asiatiques ne vont nulle part. Les pays asiatiques ont besoin - et ils le savent - de relations à long terme avec des producteurs stables et, en ce sens, le Qatar constitue une classe à part. Il en va de même pour les pays consommateurs ailleurs dans le monde ; de ce fait, même si la crise devait s'intensifier - et à l'heure actuelle, celle-ci semble se calmer -, toute interruption serait alors un phénomène à court terme. »

« Le GNL qatari ne peut tout simplement pas être remplacé. [Le GNL australien] commencera à avoir un impact sur les marchés internationaux d'ici la fin de la décennie, mais cela aura simplement pour effet d'accentuer la concurrence sur le marché sans qu'un remplacement s'opère. »

Tamimi estime toutefois que la crise pourrait inciter les acheteurs asiatiques à diversifier leur portefeuille énergétique et à diminuer leur dépendance vis-à-vis du gaz qatari. « Ils sont désormais sous pression, qui plus est dans un contexte mondial de surabondance de GNL », explique-t-il.

« Tous les clients du Qatar demandent de meilleurs contrats, tandis que la part de marché du Qatar connaît une baisse par rapport à 2013 en raison de la concurrence de l'Australie, de l'Indonésie mais aussi de la Malaisie. La crise permet de rappeler à tout le monde en Asie que le Moyen-Orient n'est pas stable, que tout peut changer en l'espace de quelques jours. »

Le Qatar fermera-t-il un gazoduc clé ?

Un scénario qui aggraverait encore plus la crise serait le blocage du gazoduc Dolphin, tracé entre le Qatar et certains de ses plus fervents détracteurs.

Alors que les deux tiers du GNL qatari sont consacrés à l'Asie et à l'Europe, environ 10 % sont destinés au Moyen-Orient. Deux marchés d'exportation, en l'occurrence le Koweït et la Turquie, sont sécurisés grâce à de meilleures relations politiques.

Mais les deux autres - l'Égypte et les Émirats arabes unis - font partie des pays qui participent actuellement au blocus du Qatar. Si Riyad et les Émirats arabes unis faisaient monter les enchères, cela pourrait soulever des questions sur l'avenir du gazoduc.

L'Égypte obtient du Qatar les deux tiers de ses besoins en gaz - environ 4,4 millions de tonnes en 2016 - selon des prix à court terme et au comptant. Le Caire se range fermement dans le camp saoudien - mais n'a pas arrêté les expéditions de gaz.

« Depuis que la crise a éclaté, l'Égypte a continué d'accepter les expéditions de gaz qatari sur des navires hissant d'autres drapeaux, explique Baroudi. Les 300 000 Égyptiens qui vivent et travaillent au Qatar poursuivent leur travail comme avant. »

« Aucun des pays ne souhaite couper les ponts sans raison valable, en particulier l'Égypte, qui a échappé tout récemment à la faillite en raison des largesses financières du Qatar », a-t-il précisé, se référant aux  6 milliards de dollars fournis par le Qatar à la suite du soulèvement égyptien de 2011.

C'est toutefois le gazoduc Dolphin, qui transporte du gaz qatari vers les Émirats arabes unis et Oman, qui constitue le problème le plus litigieux. Les Émirats arabes unis importent 17,7 milliards de pieds cubes de gaz naturel en provenance du Qatar, selon le document « BP Statistical Review » de 2016, ce qui équivaut à plus d'un quart de l'approvisionnement en gaz des Émirats arabes unis.

« Les Qataris ont indiqué que l'acheminement de gaz via Dolphin vers les Émirats arabes unis et Oman se poursuivrait, affirme Nassif. Nous ne sommes pas préoccupés pour le moment par un scénario apocalyptique dans lequel le Qatar changerait de position à ce sujet. »

Chaque camp perdrait gros si le gaz n'affluait plus, surtout pendant l'été, période où la production d'électricité est à son maximum pour faire fonctionner la climatisation. L'interruption de l'approvisionnement serait l'équivalent dans le Golfe de l'arrêt par la Russie de l'acheminement de gaz vers l'Ukraine en janvier 2009.

« Les Émirats arabes unis connaîtraient immédiatement de nombreuses pannes de courant, explique Baroudi. Ils se tireraient une balle dans le pied s'ils interféraient avec les expéditions de gaz. Le Qatar, pour sa part, considère le gazoduc comme une installation permanente, non pas comme un outil à manipuler pour des gains politiques à court terme. »

« Par conséquent, aucun camp n'a intérêt à modifier le statu quo - et aucun camp n'a communiqué un quelconque intérêt pour une telle mesure. »

Certains analystes estiment que les deux camps disposent de plans d'urgence si le pipeline Dolphin venait à s'arrêter - néanmoins, selon Tamimi, les Émirats arabes unis auront du mal à compenser la perte du gaz qatari.

« Ils devront importer du GNL car personne ne peut l'envoyer par gazoduc. Cela coûtera trois fois plus cher que le prix qu'ils obtiennent des Qataris. Bien qu'il n'y ait pas de prix officiel, celui-ci est estimé entre 1,6 dollar et 1,7 dollar par BTU, soit environ 1,1 milliard de dollars [au total]. »

« Si les Émirats arabes unis veulent arrêter les importations qataries, ils devront payer trois fois ce montant au prix actuel puisque le GNL est lié au prix du pétrole. »

Une interruption effectuée dans un camp ou dans l'autre constituerait également une violation des accords bilatéraux. « Si les Émirats arabes unis les enfreignent, les Qataris pourront les poursuivre et vice versa. Si les Qataris le font, ils enverront également un message négatif à leurs clients en employant le gaz pour des raisons politiques. »

Une telle mesure prise par le Qatar compromettrait sa stratégie consistant à affirmer qu'il a été injustement traité par le CCG et qu'il respecte les contrats commerciaux - contrairement aux Émirats arabes unis et à l'Arabie saoudite, comme le PDG de Qatar Airways Akbar al-Baker l'a déclaré à la  presse.

Y aura-t-il une confiscation de terres par l'Arabie saoudite ?

Certains analystes n'ont pas exclu d'autres sanctions pouvant être infligées par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite dans le cadre de la crise actuelle. Toute mesure visant à bloquer les exportations énergétiques, notamment par le biais du gazoduc Dolphin, serait considérée comme une grave escalade enclenchée par Doha dans la mesure où cela pourrait paralyser son économie.

Un scénario hypothétique qui fait l'objet de vifs débats à l'échelle politique, selon des analystes, consiste en un blocus global du Qatar dans le cadre des projets de Riyad et des Émirats arabes unis visant à réorganiser le Conseil de coopération du Golfe - et, à moins qu'il y ait un changement de régime à Doha, à exclure le Qatar (surnommons cela un « Qatexit »).

Une extension de ce scénario serait une confiscation directe par l'Arabie saoudite de terres représentant des actifs énergétiques du Qatar. Ceux-ci financeraient alors la stratégie «  Vision 2030 » développée par le prince héritier Mohammed ben Salmane pour diversifier l'économie du royaume.

« Le plan national de transformation et le projet « Vision 2030 » ne se portent manifestement pas si bien, indique Karasik. En outre,  l'introduction en bourse de Saudi Aramco [de 2 000 milliards de dollars] pourrait ne pas atteindre sa valeur attribuée. Si tel est le cas, l'Arabie saoudite aura alors besoin d'une injection de richesse et devra le faire rapidement. »

Une telle mesure prise par Riyad serait apocalyptique pour la famille royale qatarie. L'émir du Qatar serait contraint d'abdiquer - comme l'a  suggéré le magnat de l'immobilier et des médias émirati Khalaf al-Habtoor - ou Riyad pourrait prendre le contrôle du royaume.

Baroudi estime que la crise est en phase d'accalmie et sera bientôt résolue. D'autres analystes ont souligné le récent  contrat de 12 milliards de dollars signé par le Qatar et les États-Unis pour des avions de chasse américains, indiquant que Riyad et les Émirats arabes unis n'obtiendraient pas gain de cause. La base aérienne américaine d'al-Udeid, qui est le quartier général du  Commandement central des États-Unis (CENTCOM), couvre vingt pays dans la région.

Les troupes turques qui sont arrivées la semaine dernière au Qatar pour  des exercices d'entraînement pourraient également aider à apaiser les tensions, maintenant que les deux pays ont signé un  pacte de défense. Ankara dispose de la plus grande armée permanente de la région ; sa présence à proximité de la frontière saoudienne (la seule frontière terrestre du Qatar) est jugée dissuasive.

D'autres analystes ne voient aucun signe d'un apaisement proche des tensions. Ces derniers rappellent que les descendants d'Ibn Abd al-Wahhab - le père fondateur du wahhabisme, théologie dominante de l'Arabie saoudite mais aussi du Qatar - se sont  distanciés de la famille dirigeante de l'émirat, compromettant ainsi sa légitimité. La rhétorique de Riyad et des Émirats arabes unis contre le Qatar se poursuit sans relâche. À la mi-juin, les  Émirats arabes unis ont appelé les États-Unis à retirer la base aérienne d'al-Udeid du Qatar.

« Il n'y a plus de  cygnes noirs dans notre monde, affirme Karasik. Cette idée [d'une confiscation de terres] commence à être évoquée. »

 Paul Cochrane - 27 juin 2017

Paul Cochrane est un journaliste indépendant basé à Beyrouth, où il vit depuis 2002. Il couvre le Moyen-Orient et l'Asie centrale pour des publications spécialisées, des magazines économiques et des journaux. Ses travaux ont été diffusés dans plus de 70 publications, dont Reuters, Money Laundering Bulletin, Accountancy Futures, Commercial Crime International, Petroleum Review et Jane's. Après avoir passé sa scolarité en Grande-Bretagne et aux États-Unis, il a obtenu une maîtrise en études du Moyen-Orient à l'université américaine de Beyrouth.

Photo : un navire accoste au port de Hamad, à Doha (Qatar), le 14 juin 2017 (Reuters).

 Original

Source:  Middle East Eye

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