Il est douloureux d'écrire sur le Venezuela. En partie parce que cela implique rendre compte du drame d'un peuple qui, pour la première fois, commençait à participer à la redistribution de ses ressources. Mais également parce que cela implique d'aborder le déclin d'un processus politique qui a été une référence pour la gauche latino-américaine pendant les dernières décennies.
C'est la raison pour laquelle il est fondamental d'encourager un débat critique et réfléchi sur la crise vénézuélienne. Cela n'implique pas qu'il faille se soumettre à l'opportunisme de la droite, qui, sous une façade démocratique, réduit tout débat à la question de savoir si oui ou non le régime vénézuélien est une dictature, alors que ses intentions vont dans le sens de réinstaller un modèle aussi socialement et politiquement excluant que celui de type néolibéral. Mais il ne serait pas non plus responsable d'éviter le débat comme le fait la majorité des penseurs critiques, qui prônent une sorte de solidarité inconditionnelle avec le processus, au point de se montrer apathiques face à la tragédie que vit le peuple vénézuélien.
Notre intérêt pour un débat sur la grave crise que traverse la société vénézuélienne, sur les réussites et les erreurs du chavisme tient à l'importance de ce qui est en jeu au Venezuela, non seulement pour l'avenir de ce pays et de toute l'Amérique latine, mais également pour la construction de projets radicalement démocratiques, alternatifs à ceux de la société capitaliste.
1. La crise du puntofijismo
Entre 1958 et 1993, l'ordre politique vénézuélien a reposé sur le Pacte de Punto Fijo [1]. Fondamentalement cela signifiait que les deux principaux partis politiques, Accion Democratica (AD) et Comité de Organizacion Politica Electoral Independiente (COPEI), d'orientation respectivement social-démocrate et chrétienne-sociale, se sont mis d'accord sur le fait que, indépendamment de qui gagnerait les élections, ils mettraient en place des gouvernements d'unité nationale sur la base d'un programme minimum et sur la répartition entre eux des institutions étatiques. Cet accord a entraîné une société « méritocrate » formée de groupes d'entreprises, de bureaucraties étatiques et des ouvriers du pétrole, tout cela autour de la distribution de la rente générée par l'« Etat dans l'Etat » que constituait Petroleos de Venezuela SA (PDVSA). Mais cette « méritocratie puntofijista » excluait une proportion considérable de travailleurs ainsi que les paysans et des groupes marginaux.
A la fin des années 1970, il y a eu une longue crise économique et politique. Le déclin de la rente pétrolière a réduit la capacité de l'Etat à répondre aux demandes des forces faisant partie du Pacte. De leur côté, AD et COPEI sont de plus en plus devenus des machines électorales clientélistes et corrompues et se sont éloignés des bases qui les avaient soutenus sur le plan politique [2]. Au cours du deuxième gouvernement de Carlos Andrés Pérez, partisan de l'AD (1989-1993), des politiques radicales d'ajustement structurel ont commencé à être appliquées, ce qui a entraîné, en février et en mars 1989, des protestations populaires massives connues sous le nom de « Caracazo ». La violente répression de ces protestations a provoqué des centaines de morts et des milliers de disparus.
La bureaucratie puntofijista s'opposait à des réformes, car leur application aurait entraîné leur mutation et la réduction des prébendes versées aux clientèles, ce qui aurait déstabilisé le délicat équilibre au sein de l'alliance bourgeoise dominante. Des changements furent effectués, mais ils ne purent stopper la crise économique et politique. En 1993, le puntofijismo a destitué Carlos Andrés Pérez [qui occupa le poste de vice-président de l'Internationale social-démocrate et était très lié à Felipe Gonzalez], accusé de corruption, et c'est ainsi que, pour la première fois depuis 1958, un candidat non issu du Pacte a pu s'imposer lors de l'élection présidentielle.
L'ex-partisan de COPEI, Rafael Caldera [il avait été président entre 1969 et 1974 ; après un échec il est réélu en 1998], a créé un nouveau parti chrétien-social et, en s'alliant avec des organisations de gauche, il a gagné les élections sur un programme anti-néolibéral. Cependant, après avoir évité la pire crise financière de l'histoire du pays [en 1994], Caldera a négocié avec le FMI et a impulsé l'Agenda Venezuela. Celui-ci prévoyait l'application de mesures monétaristes orthodoxes, une réduction drastique des prestations sociales aux travailleurs et le lancement de politiques d'ouverture et d'internationalisation de l'industrie pétrolière. Cet ensemble de mesures a suscité de nouvelles protestations.
Hugo Chavez a été libéré après avoir passé deux ans en prison pour son rôle dans le coup d'Etat manqué de 1992. Une tentative de coup d'Etat qui a fait de lui une référence politique à échelle nationale. Avec le soutien de militaires, d'intellectuels et de militants de gauche, il se lance dans une forte activité politique. C'est dans ce contexte d'une société profondément divisée, dont le système politique était totalement délégitimé et les conditions de vie de la population se dégradaient de plus en plus, que Chavez a fondé en 1997 le Movimiento Quinta Republica (MVR). L'année suivante il s'est imposé aux élections présidentielles en mettant en avant un projet qui exprimait cet énorme malaise social en lui donnant une orientation et un espoir.
En résumé, la transformation néolibérale avait entraîné l'effondrement d'un système politique corrompu qui était en place depuis l'accord de Punto Fijo. C'est ce contexte de vide politique qui explique en partie la vertigineuse ascension de Chavez. Après quinze ans de ce gouvernement, le chavisme va inverser plusieurs des réformes néolibérales en appliquant une redistribution radicale de la rente pétrolière. Cela permettra le développement de nouvelles clientèles à un Etat qui soutient un projet national et populaire mais qui ne cesse pas pour autant d'être capitaliste [3].
2. L'ascension et le développement du chavisme (1999-2013)
Le projet initial de Chavez n'est pas très éloigné des orientations du populisme latino-américain : un discours anti-impérialiste, la récupération de la souveraineté nationale, la centralité de l'Etat, un chef de file militaire, des styles de pouvoir politique autoritaires et d'importants programmes de redistribution de la richesse [4]. Lors de son premier mandat, le gouvernement de Chavez a mis la priorité sur la convocation d'une Assemblée constituante pour la création de la Cinquième République. Avec une large majorité chaviste, la nouvelle Constitution réaffirme le caractère capitaliste de l'économie vénézuélienne avec un Etat fort, qui se réserve l'activité pétrolière et les autres industries d'intérêt publique ou stratégique. Sur le plan politique, il incorpore divers mécanismes participatifs en vue d'approfondir la démocratie [avant tout à l'échelle locale] ; ainsi les droits populaires sont significativement élargis sur les plans économique, social et culturel.
Etant donné l'extrême dépendance de toute l'économie - et de l'Etat vénézuélien - par rapport à la rente pétrolière, le chavisme commence par inverser certaines des mesures politiques néolibérales des années 1990 [5]. Cela le conduit à s'affronter directement avec la PDVSA [Petróleos de Venezuela SA, compagnie pétrolière dont le capital appartient pour l'essentiel à l'Etat], qui, depuis des années, donnait priorité à la rentabilité au détriment de l'intérêt national [tout en distribuant de manière socialement sélective une grande partie de la rente pétrolière]. Chavez a restructuré la politique fiscale de la PDVSA, augmenté sa contribution directe à l'Etat et a mis un terme au processus d'ouverture à des capitaux multinationaux initié au cours de la décennie précédente. Le gouvernement chaviste a également récupéré l'initiative au sein de l'OPEP, afin de contrôler les niveaux de production à l'échelle internationale et ainsi stabiliser ou augmenter les prix du baril. En particulier, la politique de « contrôle des prix » convenue avec des pays comme l'Irak [de Saddam Hussein] et la Libye [de Mouammar Khadafi] provoque des confrontations entre Chavez et les Etats-Unis.
Deux lois passées à cette époque par le gouvernement chaviste ont particulièrement suscité l'opposition du patronat : d'abord, celle relative à la terre et au développement agraire et, ensuite, celle concernant les hydrocarbures. La première de ces lois a été une tentative tardive de réforme agraire pour limiter le pouvoir des latifundistes et donner une certaine sécurité agroalimentaire aux paysans [mais sans appui technique, entre autres]. La deuxième permettait de récupérer le contrôle politique et économique sur la PDVSA. Les deux lois ont été cataloguées par le patronat et par l'opposition politique comme étant un attentat contre la propriété privée.
Pendant son deuxième mandat (2001-2007), Chavez a entamé l'affrontement avec une opposition qui était prête à utiliser tous les moyens pour renverser le gouvernement. Cette opposition regroupait des secteurs militaires, des patrons, des partis puntofijistes, la « méritocratie » de la PDVSA et presque tous les médias, sans compter le soutien du gouvernement états-unien. En avril 2002, elle a déclenché un coup d'Etat, mais une mobilisation populaire combative, appuyée par un secteur clé des militaires, oblige finalement les putschistes à restituer la présidence à Chavez. C'est à la fin de cette même année qu'une grève pétrolière patronale a été lancée [6].
Une fois de plus, la résistance populaire était en faveur du chavisme, ce qui a permis de faire reculer le sabotage de l'opposition. Après avoir surmonté ces deux assauts et malgré les dommages qu'ils ont entraînés sur le plan économique et la drastique réduction des revenus fiscaux, Chavez en est sorti renforcé. Il s'est produit un changement dans le rapport des forces qui a permis de désarticuler l'opposition d'un secteur militaire et les bureaucraties pétrolières, mais en échange d'un nouveau pacte avec les groupes populaires dont dépendait la survie du régime. Même s'ils avaient déjà voté pour Chavez, c'est la chaleur du conflit qui les fait sentir que ce gouvernement était « le leur » [7].
Au cours des premières années du chavisme, la crise budgétaire, la priorité constitutionnelle et la déstabilisation provoquée par l'opposition ont empêché une amélioration des conditions de vie des secteurs populaires. Mais étant donné, d'une part, la centralité des secteurs populaires pour la continuité du processus et, d'autre part, l'imminence d'un référendum révocatoire convoqué par l'opposition, l'administration chaviste a mis toute son énergie à développer une nouvelle politique sociale. Au moyen de ce qu'on a appelé les « Missions » [initiatives concernant la santé et l'éducation dans les quartiers paupérisés, s'appuyant fortement sur une aide de Cuba compensée par des livraisons pétrolières et des crédits], elle a appliqué un programme de démocratisation de la rente pétrolière qui a permis d'améliorer de manière significative les revenus, la santé, l'éducation, les communications et l'accès à la culture du peuple vénézuélien [8]. En contraste avec les politiques qui ont prévalu dans une bonne partie de l'Amérique latine, les dépenses sociales ont été concentrées de manière à diminuer les inégalités, devenant une composante fondamentale des dépenses publiques. En résumé, pendant cette période le chavisme a construit un relatif tissu productif et social ainsi qu'une nouvelle institutionnalité.
La légitimité de la nouvelle politique sociale s'est exprimée clairement lors du référendum révocatoire de 2004, où Chavez s'est imposé avec 59% des votes. De même, lors des élections des gouverneurs des départements [structure fédérale] la même année, il n'en a perdu que 2 sur les 23 Etats. L'année suivante, devant la possibilité d'être balayée de l'Assemblée nationale, l'opposition s'est retirée des élections, ce qui a laissé un Parlement constitué exclusivement de partisans du chavisme. Lors des élections présidentielles de 2006, Chavez a triomphé avec presque 63% des suffrages face à Manuel Rosales, candidat de l'AD.
Dès lors, Chavez s'est consolidé en tant que figure internationale, non seulement parce qu'il était un acteur important de la nouvelle stratégie de contrôle des prix de l'OPEP, mais aussi parce qu'il a réussi à freiner la politique états-unienne de subordination latino-américaine au travers de l'ALCA [zone de libre-échange des Amériques]. Il a pu accomplir cela grâce à une alliance avec les gouvernements du Brésil de Lula et de l'Argentine de Nestor Kirchner, en créant l'ALBA en 2004 [un projet que ne se concrétisera qu'à la marge] et au moyen d'autres initiatives d'intégration économique et sociale, sans compter le soutien croissant à des gouvernements tels que ceux de la Bolivie [Evo Morales] et de l'Equateur [Rafael Correa]. C'est ainsi qu'a pu s'établir une résistance politique et culturelle aux prétentions hégémoniques des Etats-Unis sur l'Amérique latine menées par George W. Bush.
Au début 2007, Chavez a annoncé que la « phase de transition » au Venezuela était achevée et que c'était le moment d'avancer dans la construction du « Socialisme du XXIe siècle ». Pour cela il lui fallait des lois de type constitututionnel pour lui accorder des pouvoirs extraordinaires, et donc une réforme constitutionnelle pour déclarer socialiste la République bolivarienne de Venezuela. A cela, il a ajouté la construction du Parti socialiste uni vénézuélien-PSUV [qui était étroitement contrôlé par les sommets du chavisme]. Parmi d'autres propositions spécifiques, Chavez réaffirmait la propriété et le contrôle de l'Etat sur les hydrocarbures, l'élimination des restrictions pour la réélection présidentielle pour plus de deux mandats [afin d'assurer une permanence de son pouvoir] et la réorganisation territoriale politique du pays [réorganisation du dit fédéralisme et de l'indépendance des unités fédérales par rapport au pouvoir central].
C'est précisément pendant cette période qu'il y a eu un infléchissement dans le processus économique et politique, qui allait avoir des conséquences très importantes pour le Venezuela. D'abord, au lieu de s'orienter vers une diversification productive afin de rendre le pays moins dépendant de la rente pétrolière et des cycles économiques internationaux, il s'est employé à renforcer la distribution de la rente [avec des dimensions clientélaires renforcées] et la formation d'un patronat chaviste de caractère commercial et financier [la dite bolibourgeoisie]. C'est ainsi que la « malédiction des ressources naturelles » a fini par enterrer sur le long terme les efforts de démocratisation sociale qui avaient été atteints. Ensuite, Chavez a fini par réduire son projet de socialisme à un étatisme et à un verticalisme [pouvoir concentré autour de Chavez et d'un secteur militaire]. En effet, au lieu de radicaliser la démocratie politique, il est resté prisonnier de l'autoritarisme militaire et - malgré sa rhétorique - de l'héritage du populisme et des dits socialismes réels. Enfin, au lieu d'accorder davantage de pouvoir politique aux classes populaires, il finit par le diminuer en faveur d'un clientélisme étatique plus important et d'un contrôle bureaucratique du processus.
Donc, au-delà des difficultés liées à l'affrontement face aux Etats-Unis et face aux forces réactionnaires de l'opposition ainsi que des limitations du sous-développement latino-américain, c'est justement au moment de l'apogée du chavisme que celui-ci perd une possibilité historique de radicaliser le processus social et politique en cours. Nicolas Maduro [fonction présidentielle prise le 8 mars 2013, puis élection gagnée le 14 avril 2013 ; Chavez décède le 5 mars 2013] a hérité de conditions sociales et politiques qui vont éclater suite à la baisse des prix du pétrole, mais ces conditions ont été créées bien avant son ascension à la présidence.
3. Le Venezuela après Chavez
Avec la mort de Chavez en 2013, et en l'absence d'autre leader de la même carrure dans le PSUV, le « choix » porta sur Maduro, d'une part, étant donné sa position de position de vice-président depuis octobre 2012 et, d'autre part, à cause de ses liens politiques à l'échelle nationale et internationale. Cela pour prendre la tête d'un amalgame complexe de tendances et de mouvements qui convergent dans l'alliance chaviste. Mais son ascension au pouvoir a coïncidé avec la diminution de la rente pétrolière. Celle-ci représentait près de 95% des revenus d'exportations, 60% de ses rentrées budgétaires et 12% de son PIB. En suivant cette pente, en 2015, les revenus issus de l'exportation de pétrole brut étaient tombés de 40%, et en 2016 la dette extérieure augmentait de plus de 350% par rapport à 1998 [9].
L'effet dévastateur de cette contraction économique fait que le gouvernement peut très difficilement maintenir les programmes de redistribution sociale et par conséquent aussi le consensus au sein de l'alliance dominante. A cela s'ajoute le renforcement des traits autoritaires du régime politique, aussi bien ceux hérités du processus bolivarien dans son ensemble que ceux liés à l'incapacité politique du nouveau président. Il faut surtout souligner la destruction du tissu social que l'hégémonie chaviste avait stabilisé. En effet, la crise économique et politique a aggravé la faille d'origine du chavisme, qui consistait en une mauvaise compréhension de l'organisation sociale de base sur laquelle s'est fondé ce mouvement considéré comme étant autogéré et autonome, alors qu'en réalité ce mouvement était plutôt le produit de politiques publiques menées par l'Etat vénézuélien [10].
Au sein du PSUV et du mouvement chaviste, cette faille s'est exprimée dans une culture politique qui, depuis l'époque de Chavez, a peu à peu supprimé le débat critique au sein des rangs du parti, ce qui avait été en partie un trait lors de sa fondation [11]. Par ailleurs, une des tendances de ces dernières années est l'augmentation de la militarisation de l'Etat et du gouvernement. Il est possible que cela soit dû au fait que Maduro, n'ayant pas de lien organique avec les Forces armées, a incorporé davantage de ses membres à des postes de pouvoir pour s'assurer leur loyauté. C'est ainsi qu'aujourd'hui un tiers des ministres (12 sur 31) et des gouverneurs (13 sur 20) sont des militaires, et beaucoup d'autres se trouvent dans des positions clés de l'économie, où, le manque de contrôles démocratiques crée des conditions favorisant la prolifération de la corruption, surtout dans les domaines comme la répartition des devises, le contrôle des ports [importations de biens de consommation, pour l'essentiel devant être achetés sur les marchés internationaux] ou la distribution d'aliments [12].
Outre la corruption, vieux problème vénézuélien qui est antérieur à l'expérience chaviste, la crise met en évidence les effets négatifs liés au régime rentier pétrolier (extractiviste) qui régit l'économie. Par exemple, dans le secteur énergétique, le manque d'investissements a provoqué des coupes et des restrictions dans la fourniture d'électricité et a fait sombrer le pays dans une pénurie de gaz naturel et de ses dérivés, alors même que celui-ci possède une des plus importantes réserves reconnues de gaz conventionnel à l'échelle mondiale. Pire, le gouvernement s'est déclaré intéressé à utiliser les techniques de perforation horizontale et de fracking, qui se sont avérées dommageables pour l'environnement et pour la santé, cela dans le but de commercer l'exploitation de gaz dans le bassin du lac Maracaibo [13]. Ce sont ces techniques qui, paradoxalement, ont permis aux Etats-Unis d'obtenir une relative autonomie énergétique, entraînant un déséquilibre dans le marché mondial du pétrole, ce qui a contribué à faire chuter les prix globaux et a nui au Venezuela [14].
En outre, la crise approfondit la pénétration du capital transnational, comme le montre la création de la Nouvelle zone de développement stratégique nationale « Arco minero del Orinoco », qui ouvrira presque 112'000 kilomètres carrés à la grande industrie minière locale et étrangère sous la supervision des Forces armées [15].
Consciente de la faiblesse de Maduro, la même opposition qui avait affronté Chavez s'est renforcée et a repris vigueur suite à la légitimité perdue sous l'effet du coup d'Etat de 2002. Rassemblée au sein de la Mesa de Unidad Democratica (MUD), elle réunit des groupes qui vont de la gauche modérée à l'extrême droite putschiste, chacun ayant son programme propre. A cause de leur poids majoritaire dans l'Assemblée nationale [élue en décembre 2015], les organisations qui dirigent la MUD sont Primero Justicia (PJ) et Voluntad Popular (VP) [16] aux côtés de l'ancien parti AD (Alliance démocratique). Parmi les membres de PJ se trouvent l'ex-candidat présidentiel Henrique Capriles et Julio Borges, l'actuel président du Parlement, archétypes de la génération politique qui, avec la montée du chavisme, n'ont pas pu effectuer leur passage logique à la politique puntofijista après avoir été éduqués à l'étranger et avoir appartenu au COPEI. VP, dirigée par Leopoldo Lopez, appelle à la mobilisation de rue, avec un degré élevé de violence, en refusant d'accepter la légitimité du gouvernement et faisant campagne pour une intervention étrangère contre le Venezuela de Maduro [17].
Bien qu'elle ait existé, l'orientation de l'opposition prônant le dialogue n'a duré que jusqu'à la publication des résultats de l'élection présidentielle de 2013. En effet, depuis l'intenable accusation de fraude électorale de la part de Capriles [18], appel qui a entraîné 11 morts, la radicalisation de l'opposition a donné lieu à des faits brutaux comme ceux qui se sont passés lors des manifestations d'étudiants de février 2014, lorsque Lopez et son parti, aux côtés de la parlementaire Maria Corina Machado et du maire de Caracas, Antonio Ledezma, ont soutenu une mobilisaton qui a fait 47 morts et durant laquelle on a vu l'installation de fils de fer tendus dans les rues pour décapiter les motocyclistes pro-gouvernementaux. L'appel à faire tomber le gouvernement a fait que Lopez et Ledezma ont été condamnés à des peines de prison. Cependant, une offensive internationale dirigée par l'ex président espagnol José Maria Aznar et d'autres ex-mandataires ibéro-américains, avec le soutien du secrétaire général de l'OEA, Luis Almagro [d'origine uruguayenne], les a transformés - malgré leurs antécédents putschistes - en « martyrs » de la défense de la démocratie et des droits humains.
Le grand problème de l'opposition est le manque d'un projet commun et alternatif au chavisme. Cela est apparu clairement suite à la « super majorité » parlementaire qu'elle a obtenue en décembre 2015 [19]. Sa politique ne s'est centrée que sur le démantèlement de tout ce qui avait été fait précédemment et sur la stratégie la plus adéquate pour renverser Maduro, en négligeant la recherche de mesures concrètes pour affronter la criminalité et l'insécurité [ces phénomènes sont très marqués, depuis longtemps, entre autres dans la périphérie de la capitale Caracas ; le « Gran Caracas » compte quelque 4,5 millions d'habitants] ou pour soulager la crise économique. Les rares propositions programmatiques à son actif vont dans le sens d'une croissance de la rente pétrolière, la libéralisation économique et « l'aide » que pourrait offrir le FMI [face à la dette publique], ce qui est peu attractif pour la société vénézuélienne, car beaucoup de fractions populaires pensent que si l'opposition arrivait au pouvoir, ces mesures leur feraient perdre encore davantage que ce qu'elles ont déjà perdu [20]. Ces propositions vont enfin dans le sens d'une réarticulation du pacte élitaire qui a dominé toute l'histoire vénézuélienne. En s'insurgeant contre le régime qui les exclut de la politique distributive étatique ou qui limite sa participation à la distribution de la rente pétrolière, cette opposition cherche à déstabiliser cet Etat par la force.
Mais dernièrement, la crise humanitaire provoquée par la détérioration socio-économique grave du pays a permis à l'opposition d'instrumentaliser en sa faveur la mobilisation populaire de l'ouest de Caracas, bastion du chavisme, ouvrant ainsi une brèche dans l'indiscutable enracinement populaire bolivarien. L'opposition appelle à créer un couloir humanitaire [terme utilisé par analogie avec les couloirs humanitaires demandés par des ONG pour des villes assiégées] afin de résoudre le manque de produits et de médicaments. Mais elle se mobilise surtout sur des revendications politiques telles que la libération des prisonniers politiques ou le référendum révocatoire contre Maduro. En même temps le peuple, qui se réfère en majorité au chavisme d'origine, se mobilise contre les autorités poussé par la faim, par la pénurie de médicaments et de produits de base ainsi que suite à l'explosion de la violence et de l'insécurité généralisées [liée à la paupérisation et à la crise des institutions et du régime] [21].
Le système de contrôle des devises et des prix imposé en 2002-2003 pour faire face au sabotage économique de l'opposition est devenu dysfonctionnel lorsqu'il a permis la spéculation par les secteurs qui contrôlent les devises. Le manque chronique de dollars a sapé toute capacité économique, surtout dans le secteur de l'importation. Par conséquent ce sont les groupes populaires qui dépendent des produits importés par le gouvernement et qu'il vend à des prix contrôlés qui sont les plus touchés [car ces produits sont rares]. Cette situation a entraîné une croissance du marché noir. Le manque d'une stratégie d'approvisionnement et de distribution - une autre tare du développement bolivarien - y a également contribué [22]. Outre ces graves problèmes de pénurie, les dernières données économiques diffusées par l'Institut national de statistique (INE) vénézuélien et par la Commission économique pour l'Amérique latine (CEPAL) indiquent pour décembre 2015 une inflation générale de 180,9% et une inflation du prix des aliments de 218% [23]. Dans ce contexte, la dénutrition augmente, pour la première fois à cause de la faim et non pas des maladies, la population a perdu en moyenne 8 kg par personne, alors qu'augmentent ceux qui indiquent qu'ils ne mangent que deux fois par jour, ou moins [24].
Après avoir scellé définitivement son accord avec les secteurs populaires au début des années 2000, les politiques sociales chavistes ont entraîné une diminution pratiquement ininterrompue de la pauvreté et de l'indigence. Celles-ci atteignaient leur niveau le plus bas en 2012, lorsque la pauvreté était estimée à 25,4% de la population et l'indigence à 7,1% [25]. Mais, entre 2014 et 2016, le pourcentage de foyers pauvres monte en flèche, passant de 48,4% à 81,8% ; 51,5% des foyers se trouvant dans une situation de pauvreté extrême [26]. Cela démontre l'importance qu'a eue la redistribution sociale de la rente pétrolière, tout en étant en même temps le talon d'Achille du système.
La crise politique s'est accentuée depuis avril 2017, alors que les traits autoritaires se sont exacerbés avec Maduro, au point de contourner la Constitution de 1999, cela avec l'assentiment du Conseil national électoral (CNE) et, initialement, du Tribunal suprême de justice (TSJ) [27].
Il faut ajouter à cela l'augmentation de la radicalité des affrontements entre les forces de choc de l'opposition et celles du gouvernement. Ce qui est le plus marquant du point de vue politique est à quel point cette situation approfondit la division au sein du chavisme. Au début du mandat de Maduro la tension se manifestait entre, d'une part, une faction civile chargée d'importants ministères tels que celui de l'Agriculture et des Terres et celui de l'Energie et du Pétrole et, d'autre part, une faction militaire, composée d'éléments actifs et retraités, dont plusieurs compagnons de Chavez depuis l'émeute de 1992, et qui dirigeaient des secteurs nationaux stratégiques. Ces derniers contrôlaient l'Assemblée nationale et le PSUV en la personne de Diosdado Cabello [28]. Mais aujourd'hui cette division, faussant la polarité initiale, s'élargit vers de nouvelles franges civiles et militaires.
En ce qui concerne les militaires, le « commando F4 » gagne en importance. Ce groupe, dirigé par d'ex-compagnons d'armes de Chavez, reproche à Maduro son éloignement de tout projet révolutionnaire, socialiste ou bolivarien, tout en soulignant la précarité économique qui affecte la troupe professionnelle et les familles des militaires [29]. De son côté, la dissidence de gauche du chavisme - dont le noyau est Marea Socialista, un collectif de politiciens et d'intellectuels chavistes critiques dont l'existence précède la crise actuelle - gagne de nouveaux appuis, y compris des ex-ministres de Chavez et de Maduro, des dirigeants politiques, sociaux et universitaires qui critiquent la « rupture des lignes de force constitutionnelles » et l'état de polarisation et de violence qui affectent le pays [30].
Les deux groupes misent sur l'ouverture d'un dialogue politique et social pour permettre un consensus national. Mais pour l'opposition de gauche, il s'agit d'alerter sur le fait que le tournant anti-démocratique pris par Maduro, qui vient s'ajouter à celui de l'opposition et qui a mis à mal le fragile régime institutionnel vénézuélien, pourrait ouvrir la porte à l'intervention étrangère. Mais cette alternative de gauche est quoi qu'il en soit peu développée et, en réalité, elle n'a pas la capacité suffisante pour diriger le processus de transition. L'orientation qu'adopte ce processus continue plutôt à être entre les mains des militaires, dont le soutien à Maduro explique en bonne partie son maintien au pouvoir.
Ce qui est en jeu après la mort de Chavez est plus que le processus de démocratisation du Venezuela, une question qui pourrait concerner la majorité des pays latino-américains. En jeu est la possibilité que se développe en Amérique latine un capitalisme national et populaire dans le cadre d'une économie internationale de tendance néolibérale. Cependant, aujourd'hui la position immédiate que devraient défendre les forces de gauche dans la région est de veiller à l'autonomie populaire dans la résolution de cette crise, en évitant toute dérive vers un nouveau pacte élitaire, qui pourrait y compris être décidé depuis l'extérieur des frontières vénézuéliennes.
4. Critique et internationalisme face à la crise vénézuélienne
Le processus vénézuélien reste très ouvert. En grande partie parce qu'il n'y a pas eu [pour l'instant] de brèche importante au sein des Forces armées. Néanmoins les conditions de vie dramatiques que connaît quotidiennement le peuple pourraient accélérer le cours des évènements. Suivant quelles fractions du chavisme et/ou de l'opposition finiront pas s'imposer (ou par conclure un accord), le cours historique de Venezuela pourrait prendre une orientation imprévisible. Mais plutôt que de chercher à prédire ce que l'avenir réserve au Venezuela, nous tenons à réaffirmer quelques réflexions sur la crise du chavisme et - qu'on le veuille ou non - ce qu'héritent de cette expérience les efforts de ceux qui visent à une transformation anti-néolibérale et cherchent la faire émerger sous différentes latitudes de la planète.
D'abord, quelle que soit l'attractivité des bénéfices que procure l'exploitation des ressources naturelles pour étendre la « démocratie sociale », y compris lorsque ces bénéfices sont monopolisés par l'Etat, ce moyen impose des limites aux projets politiques de transformation. En effet, ils génèrent une extrême dépendance par rapport aux cycles économiques internationaux prix des [commodities], ils produisent des crises socio-environementales dans les territoires exploités et entraînent en général une dépression d'autres secteurs productifs (le dit « syndrome hollandais » qui résulte d'une surexploitation des ressources naturelles et conjointement produit le déclin de l'industrie manufacturière). Il est évident que de telles critiques doivent être compatibles avec les revendications légitimes de redistribution des secteurs populaires, qui sont justement ceux qui alimentent ces expériences.
Deuxièmement, il a été démontré une fois de plus qu'il ne suffit pas de « prendre l'Etat » pour avancer dans la transformation de la société capitaliste, même si c'est avec les outils de la démocratie libérale. La tragédie que vit le Venezuela nous renvoie de nouveau aux limites historiques des gauches au pouvoir au cours du XXe siècle qui, de manière répétée, ont réduit le problème du socialisme à l'étatisme, alors qu'il s'agit au contraire de socialiser de manière permanente le pouvoir et de démocratiser de manière croissante la vie sociale.
Troisièmement il faut noter que la crise au Venezuela aura un impact énorme pour la gauche latino-américaine. Une défaite entraînerait la délégitimation de certaines bonnes idées que le chavisme a tenté de développer, et permettrait une prédominance accrue de l'influence états-unienne dans la région, cette fois par le biais de la Colombie, où les Etats-Unis disposent de bases militaires importantes. D'autant que le Brésil est également traversé par une crise politique aiguë.
Nous ne savons pas comment va se terminer cette crise vénézuélienne. Mais quelle qu'en soit l'issue nous devrons porter la lourde charge de son héritage. Nous devrons l'expliquer, apprendre de ses réussites et de ses erreurs. Mais la gauche ne pourra en tout cas pas l'ignorer, même si cela entraîne des coûts politiques (ou électoraux) importants. Au minimum nous devons sortir de ce silence intéressé, défendre le fait que notre critique à l'égard du Venezuela est destinée à radicaliser ses réussites et à ne pas les inverser, apprendre de ses erreurs, mais aussi contrer les termes qu'essaient de nous imposer la réaction et le progressisme néolibéral dont les orientations ont été les principales responsables des conditions de vie très pauvres que connaissent les peuples latino-américains, jour après jour.
Dans l'immédiat, la solidarité de la gauche latino-américaine avec le peuple vénézuélien doit s'appuyer sur son engagement critique en faveur d'une solution anti-néolibérale et démocratique de la crise, poussant pour que les forces qui représentent cette orientation s'imposent. Avec la même détermination il faudra affronter le caractère putschiste, élitaire et néolibéral que représentent les actuels agissements de l'opposition. En fin de compte, la constitution d'une gauche radicale passe aussi par le fait de récupérer l'internationalisme critique et solidaire qui a caractérisé la tradition révolutionnaire de notre Amérique latine. (Article publié le 29 juin 2017, traduction A l'Encontre)
Giorgio Boccardo enseigne à l'Université du Chili dans le master « Les études latino-américaines ». Sebastian Caviedes est chercheur à la Fondation Nodo XXI, enseignant à l'Univerité du Chili
Source : A l'encontre, Giorgio Boccardo, Sebastian Caviedes, 07-07-2017