CC - Flickr - Joka Madruga
Bienvenue au désert du réel
L'opinion publique - ou ce qu'on qualifie comme tel - concentre largement son attention sur les élections et l'obtention de postes officiels, sur les déclarations des principaux leaders des partis politiques, sur les querelles des médias dominants, nationaux ou internationaux, ou encore sur les actions des représentants des institutions étatiques. C'est la raison pour laquelle on ne peut pas s'étonner des omissions continuelles et des lacunes que nous avons quant à la connaissance de l'extraordinaire crise économique que vit le pays ; de l'inconscience quant aux restructurations économiques qui s'installent petit à petit depuis 2014 au moins. Il en découle logiquement un très faible niveau d'interpellation populaire à l'égard des dirigeants sur le programme économique et les mesures revendicatives qui pourraient donner lieu à un modèle qui réponde aux besoins des plus défavorisés.
Le vacarme et les tremblements produits par la lutte politique intense que nous traversons ne nous permettent pas d'écouter les tumultes du séisme économique qui remuent les plaques tectoniques du vieux capitalisme pétrolier rentier, et qui représentent le fondement matériel de cette crise. Raison pour laquelle cette forme de politique sourde n'est rien d'autre qu'une politique dans le désert, une politique vide. L'issue de cette crise n'appelle pas seulement à savoir qui va gouverner, mais aussi comment et surtout dans quel cadre. Ou pour le dire plus clairement : comment le gâteau va t-il être réparti ? Et qui va payer les coûts de la crise ?
Au delà des rhétoriques qui s'opposent, du chuchotement héroïque et des appétits de pouvoir, la situation historique dans laquelle nous nous trouvons est également déterminée par la rationalité du capital pour maintenir ou augmenter son taux de profit moyen. Cela se traduit par la recherche de faciliter l'accès aux ressources naturelles du pays, par l'impérieuse nécessité pour les élites économiques et politiques d'accroître leur captation des rentes et des excédents économiques, par une quête de renforcement de la sécurité juridique des investissements économiques, ou encore par les garanties de viabilité des affaires (à court, moyen ou long terme).
Bien qu'on n'y prête guère attention, ces dynamiques rationnelles traversent le processus conflictuel présent et à venir. Quelle place dans ce contexte pour la population, pour nos territoires, pour nos écosystèmes ?
La « bouée de sauvetage » de la dette publique
Il faut certainement plus que quelques lignes pour analyser les caractéristiques de la longue crise du capitalisme rentier vénézuélien (1983-2017) qui nous a conduit à la croisée des chemins de ce modèle. Cela dépasse les objectifs du présent article. Nous nous limiterons à mentionner la convergence de facteurs externes et internes, de caractéristiques historiques et de variables conjoncturelles, d'éléments sociaux, culturels, politiques, géopolitiques et écologiques qui sont en crise, de pair avec le secteur économique. Le caractère volatil et les effondrements cycliques du facteur le plus dynamique de l'économie vénézuélienne - à savoir la rente pétrolière, déterminée en grande partie par les cours du brut - convergent avec les limites internes propres au modèle d'accumulation. On y mesure les limites et incapacités structurelles de « semer le pétrole » ; les conséquences historiques de ce qui a été défini comme les « trois impacts de l'effet Venezuela » |1 |,)avec l'affaiblissement progressif du modèle productif et les tendances à l'intensification d'une primarisation |2 | de l'économie. Il faut ajouter à cela le déclin géologique et économique des sources de brut conventionnel, plus rentables que les pétroles extra-lourds de la frange pétrolifère de l'Orénoque |3 |.
Tous ces facteurs se combinent avec la recrudescence du conflit politique et social que connaît le pays et qui aggrave considérablement tous les maux du modèle pétrolier rentier. Ajoutons à cela l'impact de la crise économique mondiale depuis 2008, l'augmentation des tensions et de la violence géopolitique, les transformations du modèle énergétique mondial, les métastases de la corruption au Venezuela et l'effondrement institutionnel.
Un élément clé est l'augmentation de la dette publique destinée à pallier la chute des cours du brut depuis 2014. Ce recours à l'endettement comme bouée de sauvetage s'accompagne d'une baisse soutenue des réserves internationales |4 |, celles ci ont en effet chuté de 25,9 % en 2015 et de 32,8 % en 2016. Elles sont tombées à 10 milliards de dollars au premier semestre 2017, leur niveau le plus bas depuis 21 ans.
D'après l'analyse économique de la Commission économique des Nations Unies pour l'Amérique latine (CEPAL), la dette externe brute du Venezuela atteignait 132 milliards de dollars US en 2016. Un rapport de mai 2017 de l'ex-ministre pour l'Économie populaire, Oly Millán, et de Paulino Nuñez, membres de la Plateforme d'audit public et citoyen - qui s'inscrit dans le réseau international du CADTM - mentionne que la dette externe et interne était de 137,28 milliards de dollars fin 2016. Lorsqu'on y ajoute la dette de l'entreprise publique pétrolière PDVSA, on atteint 181,04 milliards de dollars.
Mentionnons trois éléments. Premièrement, la dette se répartirait entre 69,4 % de dette interne (créanciers résidents du Venezuela) et 30,6 % de dette externe (créanciers non résidents). Cela fait néanmoins plusieurs années que l'on dénonce que la dette interne peut parfaitement être transformée en dette externe étant donné le modèle de la « double dénomination ». Celui-ci permets aux détenteurs de titres achetés en bolivars d'exiger leur remboursement en devise étrangère. Il s'agit ainsi de facto d'une dollarisation de la dette interne en bolivars.
Deuxièmement, les estimations sur les proportions de la dette en regard au PIB s'échelonnent entre 20 et 80 % du PIB. Troisièmement, la dette publique vénézuélienne a un coût élevé, déterminé fondamentalement par la qualification des titres par les agences de notation comme Standard & Poors ou Moody's qui notent les titres vénézuéliens parmi les plus risqués au monde. Ces notations revêtent indéniablement une forte charge géopolitique et représentent des attaques contre l'économie du pays. Cela donne lieu à de terribles pressions financières qui obligent à consacrer toujours plus de ressources du budget ordinaire au service de la dette.
D'après le bureau national des comptes publics, le pays a prévu de consacrer 20,6 milliards de dollars au service de la dette en 2017, 18,8 milliards en 2018 et 18,4 milliards en 2019, ce qui représente pratiquement 58 milliards de dollars en 3 ans.
Indépendamment des débats sur la capacité de paiement du Venezuela ou des controverses sur la fiabilité des chiffres, le problème n'est pas seulement la dette mais ce qu'elle implique en matière de soumission internationale et de restructuration économique du pays. Le « piège de la dette » comme l'avait qualifié David Harvey, c'est l'art de la redistribution délibérée de la richesse produite par les pays pauvres vers les pays riches. C'est ce qu'il avait appelé en son temps « le nouvel impérialisme ».
Les voies de la restructuration économique et l'accumulation par dépossession
La dette peut être considérée comme un « remède » postérieur au dommage, mais en réalité, il s'agit d'un prétexte pour initier et impulser un processus de restructuration économique. A partir des effets de la crise économique globale depuis 2009, mais plus fondamentalement à partir du moment où l'économie est entrée dans une phase de chaos - soit à partir de 2013, le Venezuela s'est engagé dans une série de réformes économiques qui, loin d'être déconnectées les unes des autres, inaugurent un nouveau cadre pour les affaires.
L'actuel président de PDVSA, Eulogio del Pino, a qualifié celui-ci de « nouveau modèle d'investissement », en prenant comme exemple le modèle de la frange pétrolière de l'Orénoque (FPO) pour l'appliquer aux accords économiques futurs. Ce régime spécial a été fondamentalement élaboré comme solution aux problèmes internes de liquidités. Il s'agit d'une mesure favorable aux investisseurs étrangers à travers une série de dispositions de flexibilisation économique et d'élargissement des frontières de l'extractivisme. Voici quelques exemples de ces mesures.
- Des prêts de multinationales, principalement chinoises et russes, qui sont actionnaires d'entreprises mixtes de la FPO, en contrepartie d'importations de biens et services provenant de ces pays.
- Des participations privées dans des activités pétrochimiques, comme le prévoit la réforme de la loi organique pour le développement des entreprises pétrochimiques (Décret 2.171 du 30/12/2015).
- Des garanties aux prêts étrangers par leur paiement direct en pétrole, comme dans le cas des lignes de crédit accordées par la Chine au Venezuela.
- Le 10 octobre 2014, le Venezuela a adopté une restructuration de sa dette vis à vis de la Chine. Cet accord diminue le nombre de barils que le Venezuela doit fournir quotidiennement à la Chine au titre de remboursement de sa dette ou rallonge les délais pour le paiement. La contrepartie en est néanmoins la création de Zones économiques spéciales, qui donnent lieu à une libéralisation radicale de territoires en vue de leur « développement ». Ces Zones économiques spéciales sont calquées sur le modèle chinois à partir de la libéralisation instaurée par Den Xiaoping. Le capital investi dans les Zones économiques spéciales - comme la frange pétrolière de l'Orénoque - est principalement chinois.
- Des taux de change préférentiels pour les entreprises pétrolières dans les entreprises mixtes de la frange pétrolière de l'Orénoque, destinés à faire baisser considérablement leurs coûts de production et rendre leurs projets plus attractifs.
- Invitation aux entreprises à participer non seulement comme actionnaires mais également comme financeur pour remplacer la partie auparavant financée par PDVSA (ce qui leur octroie, de fait, une plus grande influence politique et économique sur l'exploitation.)
- Incitants à l'investissement dans les projets d'extraction en proposant directement de payer avec la matière première exploitée une partie du financement acquis - en offrant par exemple du charbon de « haute qualité » comme rétribution.
- Élaboration de garanties de paiement sur base de la certification de réserves de « ressources naturelles », comme celle du projet Magna Reserva Minera (Grande réserve minière) de portée nationale.
- Liquidation de titres de PDVSA ou de titres de la dette souveraine avec des réductions pouvant aller jusqu'à 70 % de leur valeur, afin d'obtenir rapidement des devises, à l'instar de la vente des titres de PDVSA par la Banque centrale vénézuélienne à Goldman Sachs en mai dernier avec une réduction de 69 % de leur valeur.
Si on est en effet devant une Nouvelle politique économique d'ampleur nationale, elle représente en réalité un processus de restructuration économique au goutte-à-goutte. Ainsi, alors qu'on parle d'un côté des risques de défaut de paiement de la part du Venezuela, on assiste de l'autre côté à une tendance à garantir la poursuite des paiements par l'hypothèque, l'usufruit et l'appropriation de nos biens communs, territoires et force de travail en faveur du capital étranger ou national.
L'Assemblée nationale constituante et le dilemme historique du chavisme populaire
L'Assemblée nationale constituante (ANC) émerge et se construit dans ce cadre. Selon nous, le processus politique qui s'ouvre - au delà des questions juridiques et normatives qu'il soulève - est un terrain en dispute, un fait générateur de nouveaux scénarios, la plupart d'entre eux incertains. Une partie du mouvement populaire considère la chose ainsi. Il n'est néanmoins pas sensé ignorer une réorganisation autoritaire de la société ('pacification') ni la formalisation de cette Nouvelle politique économique qui a démarré voici déjà plusieurs années et qui pourrait être un des résultats de l'ANC.
Ainsi, lorsque l'on prend en compte le rapport de forces actuel et le développement progressif de cette restructuration économique, les cadres de cette « refondation de la Nation » - telle que l'appelle le président Maduro - découleraient également du capital transnational et des gouvernements étrangers, avec pour objectif la configuration d'un modèle de gouvernance qui garantisse la viabilité des changements économiques en cours. L'objectif serait de renverser les obstacles les plus clairs à l'égard du capital et réduire les formes de contrôle politique et la division des pouvoirs, faire prévaloir avant tout les intérêts liés à la « sécurité nationale » et à la raison d'état, et générer un cadre pour la sécurisation et la « pacification » de la société.
L'annonce de l'allongement du fonctionnement d'une Assemblée nationale constituante pour deux ans, révèle que le processus pourrait continuer de manière progressive (en écartant dans un premier temps la mise en place de thérapies de choc), sous la forme d'un processus à la fois large mais ciblé sur certains secteurs. Ceci permettrait un approfondissement des politiques de dérégulation, de flexibilisation et de financiarisation, y compris certains mécanismes sous-jacents vers la privatisation (comme cela se produit lorsque dans des entreprises mixtes, 100 % du capital actionnarial est apporté par des investisseurs étrangers). Tous ces mécanismes pourraient s'accompagner du maintien de certaines politiques de redistribution du revenu, de lois favorables à la diversité de genre et à la diversité sexuelle, de mise en place de parcs naturels, d'intégration des différentes cultures ou de propositions juridiques cosmétiques qui n'affectent en rien la restructuration économique et l'accumulation par dépossession. Cette forme hybride d'accumulation du capital peut être appelée « néolibéralisme en mutation ».
Évidemment, tout ce processus se déroulera dans les eaux tumultueuses du va-et-vient du conflit politique interne - étant donné que les conditions matérielles qui les produisent demeurent -, de la crise économique mondiale et des menaces agressives du gouvernement des États-Unis. Si ce schéma de business-gouvernance se concrétise, il achèverait de miner les piliers fondamentaux du processus politique de la révolution bolivarienne : nationalisme énergétique, démocratie populaire radicale, économie anti-néolibérale en faveur des plus défavorisés et souveraineté nationale.
Face à cette situation, il semble que le seul acteur qui soit en mesure d'affronter et de freiner ces tendances si régressives soit le chavisme populaire lui-même. C'est-à-dire toute cette subjectivité politique de base qui s'est constituée elle-même, non seulement à partir des luttes historiques du mouvement populaire vénézuélien, mais également à partir d'un ensemble d'expériences de rue, de gestion sociale territoriale, de délibération, de réflexion idéologique, de renforcement dans les luttes. Les piliers mentionnés - qui s'affaiblissent chaque fois davantage - étaient ce qui donnait son sens au chavisme. On assiste ainsi à l'émergence de questions vitales, de dilemmes et interrogations qui se font de plus en plus intenses et inéluctables : quel est et sera le rôle de ce chavisme populaire, contre-hégemonique, à la croisée des chemins actuelle ? Quel sera son poids et sa volonté durant le processus historique qui a débuté avec la mise en place de l'Assemblée constituante ? Sur quoi va-t-il parier face à l'approbation potentielle d'une nouvelle Constitution ? Il s'agit là de questions fondamentales, surtout devant ce qui pourrait être la dernière carte du gouvernement.
Caracas, Venezuela, août 2017.
- Traduction : Virginie de Romanet.
Source (en espagnol) : Aporrea
Notes
|1 | Les « trois impacts de l'effet Venezuela » : le premier au cours de la décennie 1920, le second à partir du boom pétrolier de 1973, le troisième avec le boom des matières premières à partir de 2004 en raison du développement chinois.
|2 |. NdT : Il s'agit d'une concentration des mesures économiques sur une ou plusieurs matières premières qui procurent à l'État une rente constante tant que les cours sont hauts et dont le corollaire est le désinvestissement des secteurs productifs liés à la transformation qui apportent une plus-value nettement plus importante mais nécessitent aussi beaucoup plus d'efforts et d'investissements pour leur mise en œuvre.
|3 | NdT : La frange pétrolifère de l'Orénoque (« Arco Minero del Orinoco ») est une « nouvelle zone de développement stratégique national » créée par le président vénézuélien, Nicolas Maduro, par décret présidentiel le 24 février 2016. Ce projet consacre une zone de près de 112 000 km2 (davantage que la superficie du Portugal), soit 12 % du territoire national, à l'exploitation de l'or, des diamants, du coltan, du fer et d'autres minerais, par de grandes compagnies minières nationales et transnationales. Cela suscite de vives critiques qui dénoncent sa logique extractiviste et rentière qui vise à obtenir des revenus monétaires à court terme, aux dépens de la destruction environnementale d'une proportion significative du territoire national riche en biodiversité et en réserve d'eau, et des droits des peuples amérindiens qui vivent dans cette région.
|4 | NdT : Ce sont les devises fortes (dollar, euro, livre sterling, yen, franc suisse) obtenues par les exportations - principalement du pétrole au Venezuela.