Par Omar Lamrani - Le 20 février 2018 - Source Stratfor
Les États-Unis se préparent une fois de plus à une lutte entre géants. Le 19 janvier, le Pentagone publiait une Nouvelle Stratégie de Défense Nationale, la première en 10 ans, dans laquelle il qualifiait la concurrence stratégique de « défi majeur pour la prospérité et la sécurité des États-Unis » alors que les capacités militaires russes et chinoises augmentent. Le secrétaire américain à la Défense, James Mattis, a fait écho, le 2 février dernier, à cette préoccupation dans la préface du Nuclear Posture Review, affirmant que les États-Unis ne pouvaient plus se permettre une politique de réduction des armes nucléaires compte tenu de la croissance constante des arsenaux nucléaires chinois et russes. La revue U.S. Ballistic Missile Defense Review, dont la publication est prévue prochainement, devrait mettre l'accent sur les mêmes points clés, à savoir que les États-Unis devraient renforcer leurs systèmes de défense antimissile afin de mieux repousser les menaces.
Parmi ces documents, le dénominateur commun est que la compétition pour le pouvoir, et non le terrorisme, sera le prochain objectif de la stratégie de sécurité des États-Unis. Washington a décrit comment il va réorienter ses ressources, ses capacités et son approche pour surmonter les défis que posent la confiance et les capacités croissantes de la Chine et de la Russie. Pékin et Moscou, cependant, ne montrent aucun signe de recul. Et de nouvelles technologies militaires déstabilisantes seront de plus en plus facilement utilisées, alors que les accords de longue date sur le contrôle des armes se détériorent. Ces développements, mis ensemble, promettent d'inaugurer une nouvelle ère de concurrence internationale qui pourrait rivaliser avec la guerre froide.
Un changement d'orientation
Même avant la dernière série de révisions de la politique et de la défense des États-Unis, la concurrence émergente en matière de puissance avec la Chine et la Russie était sur le radar de Washington. Les États-Unis ont poursuivi un « pivot vers le Pacifique » sous l'administration du président Barack Obama, principalement dans le but de contrer la domination croissante de la Chine dans la région. De même, depuis l'intervention de la Russie en Ukraine, les États-Unis ont renforcé leurs déploiements militaires en Europe, inversant leur retrait sur le continent. Le Pentagone a également vanté la stratégie de « Third Offset » une initiative visant à encourager le développement de technologies militaires prometteuses telles que la robotique et l'intelligence artificielle. Elle a déjà été mise en avant sous la précédente administration dans le but de rester en tête dans ce contexte de concurrence croissante.
Pourtant, le contre-terrorisme était le véritable centre d'intérêt de la stratégie de sécurité des États-Unis, non seulement sous le dernier président mais aussi sous son prédécesseur. Les conflits persistants au Moyen-Orient et en Asie du Sud continuent à attirer la part du lion des déploiements militaires, des ressources et des priorités à ce jour. Pendant ce temps, la Chine et la Russie ont profité de l'attention détournée des États-Unis, faisant de grands progrès dans la construction d'arsenaux et le perfectionnement de leurs capacités militaires. Dans certains domaines, tels que les missiles anti-navires, l'artillerie utilisant des roquettes et la défense aérienne basée au sol, les deux pays eurasiatiques ont peut-être même dépassé les États-Unis.
À la lumière de ces tendances, Washington a toutes les raisons de s'inquiéter d'une grande rivalité pour le pouvoir mondial. Mais essayer de rester en tête dans la compétition ne fera que l'accélérer. Alors que les États-Unis s'efforcent de renforcer leurs défenses, la Chine et la Russie redoubleront d'efforts pour renforcer leurs propres capacités. Ces deux pays, des puissances « révisionnistes » qui veulent modifier l'équilibre géopolitique actuel, que ce soit dans les mers de Chine méridionale et orientale ou sur le territoire de l'ex-Union soviétique, n'abandonneront pas leurs ambitions géopolitiques simplement parce que les États-Unis essaient de les contrecarrer.
Élever le niveau des enjeux
Alors que la concurrence entre la Russie, la Chine et les États-Unis s'intensifie, l'émergence de technologies d'armes disruptives les conduira plus loin dans une course aux armements déstabilisante. Des systèmes de défense antimissile de plus en plus performants, par exemple, joueront un rôle central pour intensifier la lutte, même si la technologie évolue toujours pour mieux répondre aux missiles balistiques. Pour apprécier l'effet de rupture de la défense antimissile balistique, il faut prendre en compte l'inventaire limité des missiles balistiques disponibles aux États-Unis, en Russie et en Chine. La crainte de ces pays est que, au fur et à mesure que la technologie de défense antimissile s'améliorera et deviendra plus répandue, elle rendra inefficaces leurs modestes arsenaux. Une frappe nucléaire désarmante d'une des puissance nucléaire réduirait encore davantage le nombre de missiles utilisables parmi les actifs de l'État cible, et les armes restantes pourraient ne pas être assez puissantes pour surmonter les défenses antimissiles du pays agresseur lors d'une frappe de représailles. En conséquence, alors que les États-Unis ont déjà pris la tête de la technologie de défense antimissile, la Russie et la Chine continueront à travailler sur leurs propres systèmes de défense antimissile, ce qui les poussera également à renforcer leurs armes offensives.
Les armes nucléaires seront un autre point de désaccord. Selon US Nuclear Posture Review, les États-Unis se préparent à modifier leur position sur l'utilisation des armes nucléaires et à en introduire de nouvelles, notamment une tête nucléaire à faible rendement pour des missiles balistiques lancés par des sous-marins. Les armes nucléaires à faible rendement ne sont pas une nouveauté pour les États-Unis, mais leur déploiement sur un sous-marin de missiles balistiques l'est. Ce changement vise à répondre à la préoccupation croissante qu'un ennemi potentiel, que ce soit une grande puissance comme la Russie ou un État voyou comme [les États-Unis d'Amérique, NdT] la Corée du Nord, aurait recours à une stratégie d'« escalade pour forcer une désescalade ». Dans le cadre de cette stratégie, la puissance militaire non dominante utiliserait une arme nucléaire à faible rendement ou tactique pour décourager l'enchainement d'attaques des États-Unis dans l'hypothèse où Washington ne riposterait pas avec son arsenal nucléaire stratégique par crainte de déclencher une guerre dévastatrice.
Le fait de placer des armes nucléaires à faible rendement sur des sous-marins lanceurs de missiles balistiques donnera aux États-Unis une plus grande rapidité et flexibilité dans leur utilisation. La décision n'est pas sans risques, cependant. D'une part, une seule frappe avec une ogive nucléaire à faible rendement pourrait dégénérer en une véritable guerre avec des armes stratégiques. D'autre part, étant donné que la flotte américaine de sous-marins balistiques transporte une grande partie de l'arsenal nucléaire stratégique du pays, l'ajout d'armes nucléaires à faible rendement pourrait créer un problème de discrimination pour les États adverses en cas de lancement. Un ennemi pourrait détecter un missile balistique entrant tiré depuis un sous-marin sans pouvoir dire s'il porte une ogive à faible rendement ou s'il s'agit de la première salve d'une première frappe massive avec des armes nucléaires stratégiques.
L'avènement des ogives Super-Fuze va aggraver le risque. La technologie Super-Fuze améliore considérablement l'efficacité des armes contre des cibles renforcées, comme les silos de missiles nucléaires, en optimisant la capacité d'une tête militaire à y pénétrer et à exploser directement au-dessus de sa cible. Bien qu'elle ne soit actuellement utilisée que sur les ogives nucléaires stratégiques W76 des États-Unis, la technologie Super-Fuze pourrait également fonctionner pour des armes nucléaires à faible rendement. Et comme les armes nucléaires à faible rendement ne sont pas soumises aux mêmes restrictions par traités qui limitent le nombre d'armes nucléaires stratégiques qu'un pays peut détenir, l'amélioration de leur précision grâce à la technologie Super-Fuze pourrait déstabiliser l'équilibre nucléaire actuel. Plus les pays vont acquérir des armes nucléaires à faible rendement, dont beaucoup sans ogives Super-Fuze, plus leur potentiel d'utilisation sera grand.
Les questions compliquant davantage encore la situation sont les missiles hypersoniques. La vitesse élevée de ces missiles, au moins cinq fois la vitesse du son, facilitera leur utilisation rapide et augmentera leur taux de survie en les rendant difficiles à intercepter. En outre, certaines armes hypersoniques sont équipées d'un véhicule de glisse qui étend leur portée, permettant à une armée de lancer de telles armes au-delà de la portée accessible à l'ennemi. Ces facteurs incitent fortement les militaires à incorporer des missiles hypersoniques dans leurs arsenaux. Comme de plus en plus de pays adoptent ces missiles hypersoniques, les capacités offensives des armes peuvent s'avérer déstabilisantes. Des États peuvent choisir de frapper d'abord, peut-être avec des armes nucléaires, pour éradiquer les caches de missiles hypersoniques d'un adversaire avant que cet ennemi ait une chance de les utiliser.
Perdre le contrôle
Alors que les technologies militaires se développent rapidement, les traités de contrôle des armements se détériorent tout aussi rapidement. Les accords clés entre les États-Unis et la Russie ont été négociés bien avant que Washington ne se concentre de nouveau sur la concurrence entre grandes puissances. Les États-Unis se sont retirés du Traité sur les missiles anti-balistiques en 2002, et le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF) montre des signes de tensions considérables, qui ne peuvent que s'aggraver à mesure que Washington renforcera ses défenses. Alarmées par l'investissement croissant des États-Unis dans la technologie de défense antimissile et de Super-Fuze, la Russie et la Chine vont essayer d'améliorer leurs capacités offensives de même nature. La course aux armements qui en résulterait conduira probablement à planter le dernier clou dans le cercueil du traité INF et pourrait même compromettre le nouveau Traité de réduction des armes stratégiques. Pékin, quant à elle, s'efforcera de garder son avantage concurrentiel dans le développement d'armes hypersoniques dans le but de devancer les capacités avancées de défense antimissile de Washington. Même si les pays essaieront d'élaborer de nouveaux accords de contrôle des armements pour s'adapter à ce monde changeant, les défis que représentent la conclusion d'un accord entre trois grandes puissances avec des forces disparates y feront obstacle.
Couplée à la chute des régimes de contrôle des armes critiques et à la montée en puissance de technologies militaires disruptives, la prochaine compétition entre grandes puissances pourrait éroder la stabilité mondiale. Le durcissement de la course aux armements et les accords moribonds de contrôle de ces armements mineront la confiance entre les grandes puissances mondiales et décourageront la coopération. Au lieu de cela, plus de discorde et de conflits vont éclater entre les États-Unis d'un côté et la Russie et la Chine de l'autre.
Liens
Sputniknew.com : Russian military developing long-range supersonic missile-lobing drone
Note du Saker Francophone Stratfor est un think tank américain proche du pouvoir - du moins avant l'élection de Trump - et surnommé la CIA privée. L'article reste assez neutre alternant entre une certaine lucidité, quelques prophéties auto-réalisatrice et un pied dans la narration du marais mais sans exagération. Il donne notamment le ton d'un pivot stratégique. Fini de se cacher derrière le terrorisme comme excuse pour occuper le terrain, les USA vont maintenant assumer leur rôle unipolaire et châtier les potentiels concurrents. Il y a urgence.
Traduit par Hervé relu par Cat pour le Saker Francophone