14/03/2018 lesakerfrancophone.fr  11min #138897

 [Transcription] Adresse de Vladimir Poutine à l'Assemblée Fédérale, 1er mars 2018

Comment Washington a provoqué et peut-être perdu une nouvelle course aux armements nucléaires

Poutine déclare que la longue tentative des États-Unis d'obtenir la supériorité nucléaire sur la Russie a échoué et espère que Washington « écoutera maintenant ».

© Michael Dunning / Getty Images

Par Stephen Cohen - Le 8 mars 2018 - Source  Russia Today

Stephen F. Cohen, professeur émérite d'études et de politiques russes à New York et à Princeton, et John Batchelor poursuivent leurs discussions (habituellement) hebdomadaires sur la nouvelle guerre froide américano-russe. (Les contributions antérieures, maintenant dans leur quatrième année, sont accessibles sur le site  TheNation.com).

Cohen explique que le discours du président Poutine devant les deux chambres du parlement russe le 1 er mars, un peu comme le discours annuel du président américain sur l'état de l'Union, était composé de deux parties distinctes. Les premiers deux tiers environ concernaient la prochaine élection présidentielle russe, le 18 mars, et répondait aux préoccupations nationales des électeurs russes, qui ne sont pas sans rappeler celles des électeurs américains : stabilité, emploi, santé, éducation, impôts, infrastructures, etc. La dernière partie du discours était cependant consacrée uniquement aux récentes réalisations des armes stratégiques ou nucléaires de la Russie. Ces remarques, bien que de valeur électorale, s'adressaient directement à Washington. Le point essentiel de Poutine était que la Russie a contrecarré les deux décennies d'efforts de Washington pour obtenir la supériorité nucléaire - et donc une capacité de première frappe capable de survivre contre la Russie. Sa conclusion connexe était qu'une ère dans les relations stratégiques russo-américaines post-soviétiques est terminée et une nouvelle a commencé. Cette partie du  discours de Poutine contient le plus important de ce qu'il a livré au cours de ses 18 années au pouvoir.

  livre Soviet Fates and Lost Alternatives « la guerre froide s'est terminée à Moscou, mais pas Washington ».

À partir des années 1990, les administrations américaines successives - sous Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama - recherchaient la supériorité nucléaire de facto sur la Russie post-soviétique. Animées par le triomphalisme rampant de l'après-guerre froide (mal conçu) et par la perception que la Russie était maintenant trop faible, démoralisée ou suppliante pour rivaliser, elles l'ont fait de trois manières : en élargissant l'OTAN aux frontières de la Russie ; en finançant des armes nucléaires de plus en plus destructrices, précises et opérationnelles ; et, en 2002, en se retirant unilatéralement du Traité antimissile balistique de 1972.

En interdisant le déploiement à grande échelle des installations de défense antimissile (chaque camp bénéficiait d'une exception chez lui) le traité garantissait depuis longtemps la sécurité mutuelle sur la base des principes sous-jacents de la MAD et de la parité. En effet, l'abolition, par Bush Jr, du Traité ABM a annulé ces principes et signifié la volonté de Washington de parvenir à la supériorité nucléaire sur la Russie. Aujourd'hui, il y a des dizaines de missiles américains déployés en défense antimissile, qui sont officiellement un projet de l'OTAN, partout dans le monde, y compris sur terre et en mer à la frontière de la Russie.

Depuis le début, et encore aujourd'hui, Washington a maintenu que « notre défense antimissile n'a jamais été dirigée contre la Russie » mais seulement contre l'Iran et d'autres États voyous, mais cela a toujours été un conte de fées accepté par les observateurs peu perspicaces mais certainement pas par Moscou.

Le général John Hyten © Yuri Gripas
  L es missiles nucléaires et les missiles à portée illimitée 

Même après avoir fait une présentation convaincante, et manifestement fière, de ce que la Russie a réussi, contre toute attente, Poutine croit-il vraiment que Washington va « écouter maintenant » ? Il peut encore avoir des illusions, mais nous ne devrions en avoir aucune. Au cours de ces dernières années, il y a eu de nombreuses preuves que les décideurs américains et, tout aussi importants, les commentateurs des médias traditionnels, ne prennent pas la peine de lire ce que Poutine dit, ou du moins pas plus que des bribes de rapports. Pire encore, Poutine et la « Russie de Poutine » ont été tellement diabolisés qu'il est difficile d'imaginer que des personnalités politiques ou des commentateurs éditoriaux américains répondent positivement à ce qui est clairement l'espoir du président russe d'un nouveau départ dans les relations américano-russes. Même s'il n'y a que ça, la parité stratégique signifie toujours aussi la parité politique - reconnaissant que la Russie soviétique, comme les États-Unis, avait des intérêts nationaux légitimes à l'étranger. Les années pendant lesquelles les Américains vilipendaient Poutine et la Russie sont essentiellement une affirmation que ni l'un ni l'autre n'avait une telle légitimité. Et pour aggraver les choses, il y a les allégations non prouvées de collusion du Russiagate. Même si le président Trump comprend, ou qu'on lui fait comprendre, la nouvelle ouverture, peut-être historique, représentée par le discours de Poutine, les allégations de « marionnette du Kremlin » faites quotidiennement contre lui permettraient-elles de saisir cette occasion ? En vérité, les promoteurs du Russiagate s'en soucient-ils ?

De manière plus générale, conclut Cohen, l'histoire a enseigné que la technologie dépasse parfois la capacité politique de la contrôler. Plusieurs des nouvelles armes nucléaires de la Russie étaient imprévues - si les services de renseignement américains n'étaient pas pleinement informés de leur développement avant le discours de Poutine, à quoi ces agences s'occupaient-elles ? Il n'est plus possible d'ignorer la Russie, au moins à égalité avec les États-Unis, encore une fois considérée comme la première menace pour les Américains. Si Washington n'écoute pas maintenant, si au lieu de cela, elle cherche de nouveau la supériorité, nous pouvons raisonnablement demander : « Nous avons survécu à la guerre froide précédente, mais pourrons-nous survivre à celle-ci ? ». Pour le dire autrement, est-ce que Poutine a dévoilé, mais a également offert le 1 er mars 2018, notre dernière chance ? En tout cas, il avait raison : « C'est un tournant pour le monde entier. »

Stephen F.Cohen

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

 lesakerfrancophone.fr