25/03/2018 pourlascience.fr  8 min #139336

Une nouvelle façon d'attraper les neutrinos

Les neutrinos sont connus pour être plutôt asociaux. Parmi tous les acteurs de la physique des particules, ce sont les moins susceptibles d'interagir avec leurs camarades. Parmi les milliers de milliards d'entre eux qui nous traversent chaque seconde, seulement un par semaine va réagir avec une particule de notre corps.

Cette discrétion mène la vie dure aux physiciens, qui doivent construire  d'immenses détecteurs pour réussir à attraper une de ces étranges particules. Dans  une étude publiée dans la revue Science, des chercheurs du laboratoire américain d'Oak Ridge (ORNL) rapportent pourtant avoir réussi à capturer des interactions de neutrinos encore jamais observées à l'aide d'un détecteur dont la taille ne dépasse pas celle d'un extincteur. Leur performance ouvre la voie à de nouvelles recherches sur  les supernovas,  la matière noire, et même la surveillance de  la non-prolifération nucléaire.

Dans l'approche habituelle, un neutrino est détecté lorsqu'il vient percuter un proton ou un neutron des noyaux atomiques. Il se produit alors soit l'émission d'un photon, soit une modification de l'élément atomique (par transformation d'un proton en neutron ou l'inverse). Mais les neutrinos n'interagissent avec les autres particules qu'au travers de la force « faible », la force fondamentale à l'origine des désintégrations radioactives. Comme la force faible n'opère qu'à très courte distance, les chances de voir un neutrino passer assez près d'un neutron ou d'un proton sont infimes. Pour compenser, les physiciens doivent offrir aux neutrinos des tonnes d'atomes comme cibles potentielles.

La nouvelle collaboration expérimentale, nommée  COHERENT s'intéresse pour sa part à un phénomène dit de diffusion élastique cohérente entre neutrinos et noyaux (CEvNs, pour coherent elastic neutrino-nucleus scattering). En physique quantique, les particules et les ondes sont deux façons équivalente de décrire une même réalité physique. Les neutrinos de hautes énergies recherchés dans la plupart des expériences correspondent à une courte longueur d'onde et, comme de petites vagues agitées à la surface de l'eau ne déplacent qu'une feuille ou une brindille, ils n'interagissent qu'avec un seul neutron ou un seul proton. Mais de la même façon qu'une vague lente et ample emporte avec elle le paquet d'algues tout entier, un neutrino de faible énergie « verra » le noyau atomique dans son ensemble comme une seule entité cohérente, ce qui augmente drastiquement les chances d'interactions. Lorsque le nombre de nucléons dans le noyau augmente, le potentiel d'interaction des neutrinos de basse énergie augmente en fonctiondu carré de ce nombre.

Il reste bien sûr à détecter ce type de collision entre un neutrino et un noyau. Le neutrino rebondit puis continue son errance dans une direction aléatoire, mais le noyau recule légèrement suite à l'impact. Ce choc projette quelques électrons hors de leurs orbites. Lorsqu'ils redescendent à leur place, ils libèrent l'énergie acquise sous forme de photons. Cette émission de lumière constitue l'avis de passage du neutrino.

L'allée des neutrinos

Bien que beaucoup plus fréquentes que les autres interactions de neutrinos, la détection des collisions CEvNS est tout de même un défi - pour preuve, aucune expérience n'avait réussi à les observer depuis que ce processus a été proposé il y a 43 ans. COHERENT doit son succès au choix de la source de neutrinos et du matériau de la cible.

Le premier problème rencontré par les physiciens est le caractère infime du recul des noyaux. « Imaginez que vous prenez une balle de ping-pong et que vous la jetez sur une boule de bowling », explique Jim Napolitano, professeur de physique à l'université Temple aux Etats-Unis, qui n'est pas impliqué dans l'étude. « En vertu de la conservation de la quantité de mouvement, une petite partie de l'énergie est transmise à la boule de bowling. Cette expérience détecte cette énergie - un signal correspondant à une dizaine de photons. »

La difficulté pour l'équipe de COHERENT était ensuite de trouver un matériau avec des noyaux atomiques assez grands pour être facilement percutés par les neutrinos, mais aussi assez petits pour que leur recul après l'impact soit détectable. De plus, le matériau devait être transparent pour que les photons puissent atteindre le détecteur. « J'y ai réfléchi pendant longtemps - 15 ans, peut-être », se souvient Juan Collar, professeur de physique à l'université de Chicago, l'un des principaux auteurs de l'étude.

Une autre question concernait les neutrinos eux-mêmes. En théorie, un recul provoqué par un neutrino rapide, donc plus énergétique, est plus important et donc plus facile à détecter. Mais si le neutrino est trop rapide, il aura trop d'énergie pour interagir avec le noyau dans son ensemble. Finalement, Juan Collar et ses collègues ont réalisé que de l'iodure de césium dopé au sodium, un matériau transparent et cristallin, serait une cible idéale pour les neutrinos engendrés comme un sous-produit par la source de neutrons par spallation (SNS) du laboratoire national américain d'Oak Ridge.

Mais utiliser la source neutronique par spallation a engendré une troisième complication. Les neutrons peuvent être de convaincants sosies des neutrinos : ils n'ont pas de charge électrique, donc ils sont invisibles pour les détecteurs électromagnétiques, et ils peuvent percuter un noyau avec les mêmes effets qu'un neutrino. Lorsque l'équipe de COHERENT a testé le fonctionnement de la SNS pour la première fois, ils ont constaté que des neutrons provenaient bien de la source, comme attendu, mais aussi des halls d'expériences voisins en traversant le blindage... Le bruit de fond dans le détecteur était tellement fort que les chercheurs ont craint de ne pas pouvoir utiliser les installations.

Par chance, Yuri Efremenko, professeur en physique des particules au laboratoire national américain d'Oak Ridge, a découvert, au sous-sol, une salle située sous le collisionneur SNS. Bien que proche de la source de neutrons, elle était bien isolée par une couche de terre compactée et dense qui était là pour soutenir les tonnes de béton du collisionneur. Après négociations avec le service de sécurité, l'équipe de COHERENT a pu retirer les barils vides qui étaient entreposés dans cette salle et s'installer dans la nouvelle « allée des neutrinos ».

Un futur rempli de neutrinos

Les experts sont enthousiastes à propos des résultats de l'expérience COHERENT. Janet Conrad, professeure de physique à l'institut de technologie du Massachusetts, explique qu'elle est « très satisfaite ». Jim Napolitano parle d'un article « très important » et d'un « énorme accomplissement ». De plus, aucune critique technique ne semble avoir été émise sur l'expérience. Avec une démonstration si convaincante de la diffusion élastique cohérente entre neutrinos et noyaux, les scientifiques peuvent maintenant s'attacher à comprendre comment l'utiliser.

La plus grande application est de mettre au point ce que Juan Collar appelle un « détecteur de neutrinos portable ». La miniaturisation sera en effet un grand pas en avant dans ce domaine. Janet Conrad note que son dispositif précédent était qualifié de « mini », alors qu'il mesurait plus de 12 mètres de hauteur. Néanmoins, les détecteurs géants seront toujours nécessaires pour étudier certaines propriétés des neutrinos qui ne peuvent pas être mesurées avec CEvNS.

Les petits détecteurs pourraient aussi aider l'Agence internationale de l'énergie atomique à surveiller les réacteurs nucléaires et ainsi repérer la production clandestine de combustible pour des bombes atomiques, explique David Reyna. En effet, les neutrinos de faible énergie émis par le cœur des réacteurs nucléaires ne peuvent pas être camouflés, ainsi, si les détecteurs CEvNS peuvent être adaptés, les inspecteurs pourront contrôler à distance si l'activité d'un réacteur correspond bien à ce que ses opérateurs prétendent.

Le phénomène de diffusion élastique cohérente entre neutrinos et noyaux lui-même ouvre aussi de nouveaux horizons scientifiques. Juan Collar et ses collègues sont d'ores et déjà en train de tester si le taux de détection des neutrinos dans différents matériaux correspond bien aux prédictions théoriques. Ces mêmes théories décrivent ce qu'il se passe dans les supernovas, qui libèrent 99 % de leur énergie sous forme de neutrinos. Les prochaines expériences CEvNS, en plus de détecter les supernovas, pourront donc confirmer ou réfuter les modèles décrivant ces explosions stellaires colossales. Les chercheurs étudiant la matière noire peuvent aussi y entrevoir un espoir puisqu'un phénomène proche de CEvNS pourrait faire progresser la recherche d'une forme hypothétique de matière noire nommée WIMPs (Weakly interacting massive particles, ou particules lourdes faiblement interactives). Selon Juan Collar, la découverte de COHERENT montre la voie pour de nouvelles technologies de détection.

Toutes ces avancées potentielles sont autant de raisons d'être enthousiaste, conclut Josh Spitz, un physicien de l'université du Michigan. « Cette étude est seulement la partie émergée de l'iceberg. Les choses vraiment intéressantes sont encore à venir. »

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