15/06/2018 tlaxcala-int.org  7 min #142496

Lettre au ministre italien de l'Intérieur Matteo Salvini : légalisez l'émigration Afrique-Europe !

 Gabriele del Grande

J'avoue que je suis d'accord sur une chose avec Salvini : la route libyenne doit être fermée. Assez de tragédies en mer, assez de donner de l'argent aux mafias libyennes de la contrebande. Moi aussi je rêve d'une Méditerranée avec zéro débarquement. Mais le problème est de comprendre comment y arriver. Et à ce sujet, après dix années d'enquêtes sur le sujet, j'aimerais donner des conseils au ministre, car je pense qu'il répète les erreurs de ses prédécesseurs.

Blocus naval, refoulements en mer, centres de détention en Libye : c'est la même recette depuis au moins quinze ans. Pisanu, Amato, Maroni, Cancellieri, Alfano, Minniti, tous l'ont essayée. Et chaque fois, ça été un échec: des milliards d'euros perdus et des milliers de morts en mer.

Cette fois-ci, ce ne sera pas différent. Pour le simple fait qu'à la base de tout cela il y a deux lois du marché que l'ont continue à ignorer. Le premier est que la demande génère l'offre. La seconde est que le prohibitionnisme soutient les mafias.

Guernica 2015, Yovcho Savov

En d'autres termes, tant qu'il y aura des gens prêts à payer pour voyager d'Afrique vers l'Europe, il se trouvera des gens pour leur offrir la possibilité de le faire. Et si les compagnies aériennes ne le font pas, ce seront les passeurs qui le feront.

Nous vivons dans un monde globalisé, où les travailleurs se déplacent d'un pays à l'autre à la recherche d'un meilleur salaire. L'Europe, qui importe depuis des décennies de la main-d'œuvre bon marché en grande quantité, a signé ces dernières années des accords de libre circulation avec des dizaines de pays hors UE. Ce sont d'ailleurs les pays d'où viennent la plupart de nos travailleurs immigrés : la Roumanie, l'Albanie, l'Ukraine, la Pologne, les Balkans, l'ensemble de l'Amérique du Sud. Cependant, l'Europe elle-même continue d'interdire aux travailleurs africains la possibilité d'émigrer légalement vers son territoire. En d'autres termes, les ambassades européennes en Afrique ont cessé de délivrer des visas ou ont rendu presque impossible d'en obtenir un.

Nous sommes arrivés au point où le dernier et unique moyen viable d'émigrer de l'Afrique vers l'Europe est celui de la contrebande libyenne. Les mafias libyennes ont désormais le monopole de la mobilité sud-nord en Méditerranée centrale. Elles parviennent à transporter jusqu'à cent mille passagers chaque année avec un chiffre d'affaires de centaines de millions de dollars mais aussi avec des milliers de morts.

Pourtant, cela n'a pas toujours été le cas. Avons-nous vraiment oublié que les débarquements n'existaient pas avant les années 1990? Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi? Et vous êtes-vous déjà demandé pourquoi, en 2018, au lieu d'acheter un billet d'avion, une famille doit payer le prix de sa mort sur un bateau qui part en morcaux au milieu de la mer? La raison est très simple: jusqu'aux années 1990, il était relativement facile d'obtenir un visa dans les ambassades européennes en Afrique. Puis, au fur et à mesure que l'Europe a cessé de délivrer des visas, les mafias de contrebande ont pris le relais.

Donc, si Salvini veut vraiment mettre fin, comme il le dit, au business des mafias libyennes de la contrebande, qu'il réforme la réglementation des visas plutôt que de suivre les traces de son prédécesseur. Qu'il n'envoie pas nos services secrets en Libye avec des sacs d'argent pour payer les mafias de contrebande afin qu'elles changent de secteur d'activité et nous servent de chiens de garde. Qu'il ne construise pas de nouvelles prisons outre-mer avec l'argent des contribuables italiens. Parce que c'est notre argent et nous ne voulons pas le donner aux mafias ou à la police de pays comme la Libye ou la Turquie.

Nous avons payé ces impôts pour qu'ils servent à financer l'État social ! Pour ouvrir les crèches qui manquent. Pour construire les HLM qui manquent. Pour financer l'école et la santé, en cours de démantèlement. Pour créer du travail. Alors oui, nous cesserons de nous faire la guerre entre pauvres. Alors oui, nous aurons un objectif commun pour lequel nous battre.

Parce que ça aussi, c'est du pipeau. Qu'il n'y a pas d'argent pour les services. L'argent est là, mais comment est-ils dépensé ? Combien de milliards avons-nous payé sous la table aux milices libyennes complices des mafias de contrebande ces dernières années? Combien de crèches aurait-on pu ouvrir avec cet argent ?

Salvini ne doit pas perdre de temps. Qu'il laisse débarquer les six cents naufragés de l'Acquarius et au lieu de s'en prendre aux ONG, qu'il appelle la Farnesina (ministère des Affaires étrangères) et qu'ils réécrivent ensemble les règlements pour la délivrance des visas dans les pays africains. Qu'il instaure le visa pour recherche d'emploi, le mécanisme de parrainage, le regroupement familial. Et à cette occasion, qu'il aille négocier en Europe afin que ces visas soient valables pour circuler dans toute la zone de l'UE et chercher du travail à travers l'UE au lieu de peser sur un système d'accueil qui fait eau de toutes parts.

Parce que je ne comprends toujours pas pourquoi un jeune de vingt ans de Lagos ou Bamako, doit dépenser 5000 euros pour traverser le désert et la mer, être arrêté en Libye, torturé, vendu, voir ses compagnons de voyage mourir et arriver en Italie peut-être après un an, traumatisé et sans un sou, quand avec un visa dans son passeport il aurait pu acheter un billet d'avion pour 500 euros et dépenser le reste de son argent pour louer une chambre et chercher un emploi. Exactement comme l'ont fait cinq millions de travailleurs immigrés en Italie, qui, notez-le, ne sont pas passés par les débarquements, ni donc pas l'accueil. Ils sont arrivés de Roumanie, d'Albanie, de Chine, du Maroc et ont retroussé leurs manches. Exactement comment l' ont fait cinq millions d'Italiens, dont moi-même, qui ont émigré à l'étranger dans ces dernières décennies. Exactement comment aimeraient le faire les cent mille parqués dans les limbes des structures dites d'accueil.

Cent mille personnes forcées d'attendre des années pour avoir un permis de séjour dont on sait déjà qu'elles ne l'obtiendront pas dans au moins un cas sur deux. Parce qu'au moins dans un cas sur deux, nous avons à faire à des travailleurs et non à des réfugiés de guerre. L'asile politique n'est pas prévu pour eux. Mais il n'y a pas non plus de rapatriement prévu, car ils sont trop nombreux et parce qu'il n'y a pas de collaboration de leur pays d'origine. Cela signifie que dans un an au moins cinquante mille personnes vont rejoindre la cohorte des sans papiers et le marché du travail au noir.

Que Salvini leur donne à tous un permis de séjour pour raisons humanitaires et un document de voyage avec laquelle ils pourront sortir des limbes ' de l'accueil et aller signer un contrat de travail, que ce soit en Italie ou en Allemagne, donnant ainsi un sens aux projets qu'ils ont suivi jusque-là. Parce que c'est le travail qui fait l'intégration. Et si le travail se trouve en Allemagne, au Danemark ou en Norvège, cela n'a pas de sens de confiner les gens dans un territoire limité pour des raisons bureaucratiques. Plus que la réforme de Dublin, nous devons exiger la libre circulation des travailleurs immigrés en Europe. Parce que nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir des citoyens des séries a et b. Et notez que nous le devons avant tout à nous-mêmes, car quiconque parmi nous qui a des enfants sait qu'ils grandiront dans une société cosmopolite. Déjà maintenant leurs meilleurs amis à la crèche sont arabes, chinois, africains. Dédouaner un discours raciste est une bombe à retardement pour la société de demain. Parce que nous ne l'avons peut-être pas remarqué, mais nous sommes déjà un nous. Le nous et eux est un discours démodé. Un discours qui semble peut-être encore logique aux oreilles de certains vieux nationalistes, mais que mes enfants ne comprendraient jamais. Parce que je ne pourrais jamais expliquer à mes enfants qu'il y a des enfants comme eux, repêchés en mer par le navire d'une ONG et sont bloqués depuis deux jours au large parce que personne ne veut les voir débarquer à terre.

Qui sait, peut-être devrions-nous repartir de là. De ce nous et de ces batailles communes. Après tout, sommes-nous ou non une génération à laquelle le marché a volé son avenir et sa dignité? Sommes-nous ou non une génération qui a recommencé à émigrer? Et alors assez de guerres entre les pauvres. Assez avec les politiques forts avec les faibles et faibles avec les forts.

Légalisez l'émigration Afrique -Europe, délivré des visas valables pour la recherche d'emploi dans toute l'Europe, supprimer le monopole des mafias libyennes sur la mobilité Sud-Nord et faisons redevenir la Méditerranée une mer de paix plutôt qu'une fosse commune. Ou peut-être trente mille morts ne suffisent-ils pas?

Courtesy of  Tlaxcala
Publication date of original article: 12/06/2018

 tlaxcala-int.org

 Commenter

Se réfère à :

1 article