17/06/2018 tlaxcala-int.org  10 min #142558

Méditerranée : l'Italie et Malte refusent de recevoir un navire avec plus de 600 migrants

Italie : l'assassinat de Soumayla Sacko, l'affaire de l'Aquarius et le gouvernement facho-étoilé

 Annamaria Rivera

Au moment où j'écris, l'attention politique et médiatique reste centrée sur une autre belle trouvaille salvinienne, très prévisible, bien que frauduleuse et illégitime : l'interdiction de débarquer dans un quelconque port italien signifiée au navire Aquarius de l'ONG SOS Mediterranée, chargé de 629 personnes, dont sept femmes enceintes, 11 jeunes enfants et 123 mineurs non accompagnés. Cet acte est non seulement contraire à un principe et à une obligation universels et à plusieurs conventions internationales (au premier chef, la convention sur la recherche et le sauvetage en mer), mais aussi totalement arbitraire d'un point de vue institutionnel.

AQUARIUS-Macron : " Du cynisme et de l'irresponsabilité de la part de l'Italie "

En fait, si jamais, c'est le ministre des Transports et des Infrastructures qui aurait dû prendre une décision en la matière, et de toute façon jamais auparavant un ministre de l'Intérieur n'avait refusé un débarquement à la suite d'une opération de sauvetage coordonnée par le Centre d'opérations de Rome de la Garde côtière (MRCC). C'est en outre l'indice d'une vision du monde non seulement raciste mais aussi délirante : le délire de l'omnipotence pousse Salvini - de plus en plus sur la crête de la vague, aussi grâce aux résultats des dernières élections municipales - à imaginer pouvoir ériger des murs au centre de la Méditerranée, et peu importe dans quelle mesure cela augmenterait de façon disproportionnée l'hécatombe en mer, déjà monstrueuse.

LA LIGUE AVANCE-Migrants, l'Espagne accueille l'Aquarius

Heureusement, dans ce cas, des voix dissidentes se sont également é levées du côté des institutions : les maires de Naples, Messine, Palerme, Reggio Calabria, Ravenne, Tarente, Crotone, Sapri, Cagliari et Trapani se sont dits prêts à accueillir le navire dans leurs ports respectifs ; d'autres maires et quelques gouverneurs régionaux ont exprimé leur soutien. Enfin, le chef du gouvernement espagnol, le socialiste Pedro Sanchez, a offert à l'Aquarius la possibilité d'accoster dans le port de Valence : un acte de solidarité, une preuve de supériorité politique et morale, que Salvini, avec sa mesquinerie habituelle, a osé interpréter d'abord comme une victoire de sa poigne de fer, de son obsession de nettoyage ethnique. Jusqu'à ce que le gouvernement français (qui ne brille certainement pas par son esprit d'accueil) décoche une réprimande sévère et que le gouvernement espagnol dépose une plainte pour violation des conventions et traités internationaux. Un grand succès diplomatique, ça c'est sûr : encore plus brillant que celui obtenu en définissant la Tunisie comme un pays exportateur de "galériens", ce à quoi le ministère tunisien des Affaires étrangères a réagi durement en convoquant l'ambassadeur d'Italie.

Manifestation à Rome de l'Union syndicale de base, dont Soumayla était un militant

En comparaison avec l'affaire de l'Aquarius, la résonance médiatique, la pietas et l'indignation politique et morale ont été beaucoup plus faibles dans le cas de l'assassinat raciste et mafieux de Soumayla Sacko, à San Calogero, dans la province de Vibo Valentia. Pourtant, Soumayla n'était pas seulement l'un des nombreux travailleurs réduits à des conditions de semi-esclavage et contraints de loger dans des bidonvilles plus que délabrés : il avait, en fait, été capable de résister au processus de déshumanisation auquel sont soumis ses camarades de travail, au point de devenir un militant syndical, au service de ses compagnons d'infortune. Il était vraiment "un héros qui fouette notre conscience", comme l'a appelé à juste titre Pierluigi Battista [jounaliste multicartes mainstream, NdT], qui, loin d'être un angéliste-extrémiste, est un homme "modérément de droite".

Pour combler le gouffre de l'indifférence institutionnelle face à un crime aussi atroce et exemplaire, l'hommage conventionnel et tardif à sa mémoire, prononcé le 5 juin dernier par le nouveau Premier ministre, lors de son discours d'investiture, n'a certainement pas suffi. Costume du dimanche et cheveux gominés dans le plus pur style années 50, une éloquence à la grisaille de fonctionnaire, oublieux de l'histoire- même la plus récente (je me réfère aux nombreuses gaffes, la plus grave sur Piersanti Mattarella [le frère du Président de la République, assassiné par la Mafia quand il était gouverneur de la Sicile, NdT]) - Giuseppe Conte a osé, au cours de cet hommage, faire remarquer que la victime était un immigrant régulier. Comme si son assassinat brutal aurait été moins grave si, par exemple, le pauvre Soumayla avait eu un permis de séjour expiré et attendait son renouvellement ou s'il avait été, certainement pas par son choix, un « clandestin », comme ils disent.

Cet hommage était d'autant plus hypocrite, c'est le moins qu'on puisse dire, qu'il a été rendu dans un discours ponctué de banalités féroces sur le thème de l'immigration : "fausse solidarité", "business de l'immigration", défense des "immigrants qui arrivent régulièrement sur notre territoire"... Bien qu'il soit juriste, Conte semble ignorer que, bien que sa légitimité constitutionnelle soit douteuse, c'est toujours la loi Bossi-Fini (30 juillet 2002, n° 189) qui est en vigueur en Italie, qui rend presque impossible d'arriver "régulièrement sur notre territoire".

Fico à San Ferdinando, le 11 juin

Et que dire de la visite pathétique au vieux bidonville de San Ferdinando, effectuée avec quelque retard par le président de la Chambre Roberto Fico [Mouvement 5 Étoiles] ? Alors que l'affaire de l'Aquarius contribuait à exalter le protagonisme musclé salvinien et que les premières projections électorales donnaient le M5s nettement distancé par la progression de la Ligue, le pauvre néo-président a essayé de mettre une rustine, occupant une minuscule anfractuosité dans l'immense plaine où avance l'abominable marche liguiste.

-Salvini arrive
-Mince, c'est fini, le bon temps !

Pendant ce temps, le ministre de l'Intérieur et de l'extérieur a continué à sévir tout azimut avec ses déclarations racistes, pleines de haine et d'ignorance grossière : avant tout, la mantra obsessionnel « C'est fini, le bon temps » (La pacchia è finita), qui ne vise pas les grands spéculateurs, les monopolistes sans scrupules, les riches fraudeurs fiscaux, les esclavagistes et la mafia des « entrepreneurs agricoles », mais les pauvres bougres, qui ont échappé à la faim, aux catastrophes environnementales, à la persécution, à la torture et aux traversées périlleuses du Mare Nostrum. Lesquels "clandestins", ajoute notre raciste patenté, enfin, grâce à nous, au lieu de se balader sans rien foutre du matin au soir, seront bouclés dans des "centres fermés pour le rapatriement".

-Salut Maman, regarde comme je m'amuse
Quel bon temps !

Même s'il est ministre de l'Intérieur, Salvini ignore le fait que ces centres, depuis qu'ils ont été institués par la Loi 40 de 1998, connue sous le nom de Turco-Napolitano, sous le nom - un oxymore qui est un euphémisme grotesque - de Centres de Résidence Temporaire et d'Assistance (CPTA), sont plus fermés que les prisons de sécurité maximale. Et ils le sont restés après avoir été rebaptisés plus explicitement, au fil du temps, d'abord CIE (Centres d' Identification et d'Expulsion) et plus récemment CPR (Centres pour les rapatriements, justement). Ce dernier nom, comme il doit le savoir, est dû à la loi n° 46 du 13 avril 2017, dont la paternité revient à Andrea Orlando et Marco Minniti, envers qui Salvini ne peut cacher son admiration. Ce qui est tout à fait compréhensible : cette loi (avec la loi Minniti, du 18 avril 2017, n° 48, sur la sécurité urbaine) est de pure inspiration disciplinaire, sécuritaire, répressive, en un mot quasi-liguiste.

Le bidonville de San Ferdinando (Photo  Rocco Rorandelli/TerraProject)

Mais revenons à l'assassinat de Sacko et aux réactions qui ont suivi. Si nous remontons dans le temps, pour faire une comparaison, nous ne pouvons qu'être alarmés de voir à quel point il y a un fossé entre les réponses institutionnelles et civiles qui avaient suivi le meurtre brutal de Jerry Essan Masslo, un réfugié politique sud-africain, tué le 25 août 1989 dans la campagne de Villa Literno, au cours d'une énième tentative de dépouiller les journaliers-esclaves d'origine subsaharienne.

De fait, son assassinat avait été condamné publiquement et solennellement par les plus hauts représentants des institutions, qui lui ont offert des funérailles d'État, auxquelles beaucoup de gens ont également participé. Même s'il faut dire en passant que rien de tel ne s'est passé neuf ans plus tard, quand, également dans la région de Caserta, à Castel Volturno, six travailleurs africains ont été tués dans une embuscade camorriste.

Funérailles de Jerry Masslo, 28 août 1989

L'assassinat de Masslo marqua un tournant important : le 20 septembre de cette année-là, il y eut la première grève des travailleurs immigrés contre les caporaux au service de la Camorra et le 7 octobre à Rome eut lieu la première grande manifestation nationale contre le racisme, à laquelle participèrent au moins deux cent mille personnes. Cela a été suivi par la réforme de la législation sur la reconnaissance du statut de réfugié et l'approbation de la loi 39/90, dite Martelli, la première tentative, quoique controversée, de réglementer l'immigration par la loi. De plus, c'est immédiatement après que l'on a commencé à parler de l'extension du droit de vote aux citoyens non communautaires aux élections locales: une question jamais résolue, sur laquelle le débat politique italien et le comportement des institutions ont tendance à répéter un scénario qui est toujours le même, et qui tourne invariablement en eau de boudin.

Les Ambassadeurs de la faim, revisité par Dario Fo

Toutefois, ce tournant a été l'aube du mouvement italien contre le racisme et pour les droits des migrants et des réfugiés, et a marqué la naissance de la première génération de militant.es et d'intellectuel.les antiracistes, aussi bien migrants qu'autochtones. C'est aussi l'impulsion qui a permis, quelques années plus tard, la naissance du Réseau national antiraciste, la première et malheureusement la seule expérience de coordination entre un grand nombre d'associations bénévoles, de syndicats, de groupes locaux. J'en ai été la porte-parole pendant un certain temps, avec le grand Dino Frisullo, qui nous manque aujourd'hui plus que jamais.

Ces exemples suffiraient à saisir, par comparaison, le caractère dramatique de la situation politique actuelle. Je crains que le gouvernement actuel, inspiré par une idéologie démagogique, raciste, petite-bourgeoise, familialiste, néo-fasciste, conduise aux conséquences extrêmes le processus sur lequel j'ai écrit il y a près d'une décennie (Regole e roghi. Metamorfosi del razzismo [Règles et bûchers, métamorphoses du racisme], Dedalo 2009).

Le dispositif qui consiste à orienter le malaise populaire, exacerbé par les effets de la crise et l'abandon de la gauche, vers des boucs émissaires, rendus de plus en plus vulnérables par des campagnes racistes et des mesures législatives de persécution, « est destiné à accélérer le processus de restauration réactionnaire et d'involution autoritaire ».

Rome, le 7 octobre 1989

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  temi.repubblica.it
Publication date of original article: 13/06/2018

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