19/07/2018 les-crises.fr  13 min #143838

Le pas de Trump au-delà de « l'art de la négociation » qui change tout. Par Alastair Crooke

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 14-05-2018

Nahum Barnea écrivant dans Yedioth Ahronoth expose, assez clairement, le pari en cours entre Israël et l'Iran (et dont Trump est le complice volontaire) : Dans la foulée de la sortie américaine du JCPOA [accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d'action conjoint (en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action, NdT], Trump menacera Téhéran d'une pluie de « feu et de fureur » si ce dernier attaque directement Israël, tandis que Poutine devrait empêcher l'Iran d'attaquer Israël, en utilisant le territoire syrien - laissant ainsi Netanyahou libre d'établir de nouvelles règles du jeu selon lesquelles Israël peut attaquer et détruire les forces iraniennes n'importe où en Syrie (et pas seulement dans la zone frontalière, comme convenu précédemment) quand il le souhaite, sans crainte de représailles.

Barnea appelle cela un « triple pari » : « Netanyahou compte sur la prudence de Khamenei, sur la crédibilité de Trump et sur la générosité de Poutine, trois traits de caractère qu'ils ne sont pas réputés posséder jusqu'à aujourd'hui... La question est de savoir ce qui se passera, si au lieu d'abandonner, les ayatollahs choisissent la guerre, ou si plus probablement, la région plonge dans la guerre à la suite d'une action précipitée et non calculée de l'un des joueurs. Trump sera-t-il prêt, pour défendre Israël et l'Arabie saoudite, à ouvrir un nouveau front au Moyen-Orient ? S'il le fait, cela va à l'encontre de tout ce qu'il a promis aux électeurs pendant la campagne électorale ». Le collègue de Barnea, Ben Caspit, affirme cependant que cette question - le soutien militaire américain - est déjà réglée : « Les États-Unis ont promis à Israël un soutien inconditionnel et total sur tous les fronts... Si une guerre régionale éclate, les États-Unis feront immédiatement connaître clairement leur position, exprimeront leur soutien à Israël et enverront les bons signaux à Moscou. Il s'agit de veiller à ce que le président russe Vladimir Poutine reste en dehors du conflit et n'essaie pas d'intervenir, directement ou indirectement, au nom de ses alliés, l'Iran et la Syrie. A son retour de Washington, le ministre israélien de la défense, M. Liberman a informé le premier ministre qu'il avait reçu le "feu vert" en matière de sécurité. »

Caspit décrit fidèlement la relation, post JCPOA, entre Bibi et Trump, ainsi : « Il n'y a qu'une seule chose qui n'est pas claire », a déclaré à Al-Monitor l'une des personnes les plus proches de Netanyahou, parlant sous le couvert de l'anonymat : « C'est qui travaille pour qui ? Est-ce que Netanyahou travaille pour Trump, ou est-ce que le Président Trump est au service de Netanyahou... De l'extérieur, au moins, après une analyse minutieuse, il semble que les deux hommes soient parfaitement en phase. De l'intérieur, cela semble l'être encore plus : Ce type de coopération entre les deux dirigeants et leurs deux bureaux - le Bureau ovale à la Maison-Blanche et le Bureau du Premier ministre à Jérusalem - donne parfois l'impression qu'ils ne forment qu'un seul et grand bureau », a déclaré un haut responsable de la défense israélienne à Caspit.

« Pour l'instant, le pari est payant : Les Iraniens n'ont pas (jusqu'à présent) répondu. Maintenant, ils ont une autre bonne raison de faire preuve de retenue : la bataille pour l'opinion publique en Europe », ajoute Barnea. « Trump aurait pu déclarer un retrait américain et en rester là. Mais sous l'influence de Netanyahou et de sa nouvelle équipe, il a choisi de faire un pas de plus. Les sanctions économiques contre l'Iran seront beaucoup plus sévères, au-delà de ce qu'elles étaient avant la signature de l'accord nucléaire. Netanyahou a conseillé à Trump : Frappez-les au porte-monnaie, ils étoufferont; et quand ils étoufferont, ils se débarrasseront des ayatollahs. Depuis hier soir [sortie de Trump de l'accord nucléaire avec les Iraniens - JCPOA], Trump a ardemment adopté cette approche. »

C'est donc - de source directe - le point de vue israélien : L'Iran sera frappé partout en Syrie, (et beaucoup moins plausiblement) isolé diplomatiquement, et son économie sera ravagée. Le « régime » iranien est « entravé » ; son économie est « dans une spirale de la mort » et le rial iranien est en chute libre - si l'on en croit les éléments de langage des « faucons » du courant dominant israélien et américain.

Incidemment, l'escalade et l'échange de tirs de missiles à travers la frontière israélienne, mercredi et jeudi matin, n'était pas d'origine iranienne (il n'y a pas d'IRGC [corps des Gardiens de la révolution islamique, NdT] près du Golan). L'échange n'a pas non plus été initié par l'Iran, mais plutôt par Israël, frappant des cibles syriennes comme il l'a fait régulièrement ces dernières semaines. A cette occasion, cependant, Israël avait l'intention de présenter l'Iran comme « l'accusé » (l'ouverture pré-annoncée des abris dans le Golan occupé par Israël était en quelque sorte « l'aveu » d'une future attaque sous faux drapeaux), afin d'accroître les pressions sur Téhéran.

En fait, que Damas ait violé la convention en tirant vingt missiles sur le Golan occupé, sans tenir compte des demandes de retenue de la Russie, est d'une plus grande importance que si c'étaient les Iraniens qui avaient tiré les missiles. Cet échange de missiles représente la première fois, depuis des décennies, que la Syrie tire des missiles sur des cibles militaires israéliennes à l'intérieur du Golan

C'est la première « conséquence involontaire » de l'annonce de Trump : La provocation israélienne visant l'Iran, paradoxalement, a forcé le gouvernement syrien à mettre en jeu le plateau du Golan occupé, comme prochain champ de bataille. « Si Israël continue ses attaques, la Syrie pensera à envoyer ses missiles ou ses roquettes bien au-delà des hauteurs du Golan - pour atteindre le territoire israélien », prédit Elijah Magnier, commentateur de guerre régional.

Mais, contrairement à la présentation dominante, la « guerre » de Trump contre l'Iran a une ramification géopolitique beaucoup plus large qu'un simple durcissement des tensions Iran-Israël. Nous observerons d'autres « conséquences involontaires » pour les États-Unis dans les semaines à venir.

La signification plus large à la lecture israélienne de l'accord Trump-Netanyahou (si elles sont exactes - et c'est probablement le cas), est qu'il s'agit d'un changement stratégique : Il ne s'agit plus de l'art de la négociation, mais d'un prélude à un couplage - et finalement à un accord négocié.

Barnea et d'autres commentateurs israéliens ont peut-être raison : Netanyahou (et son équipe de faucons) a poussé Trump, a faire un pas de plus. C'est devenu l'Art du « changement de régime » ; une guerre d'usure contre l'Iran - autrement dit : un siège médiéval.

Non seulement l'Iran, mais aussi la Corée du Nord, la Russie et la Chine devront y prêter une attention particulière. Il semble que le fait que Kim Jong Un se soit porté volontaire pour parler de dénucléarisation avec Trump a électrifié, et apparemment légitimé, l'enthousiasme de Trump pour l'art de la négociation du style « feu et fureur », la tactique des menaces et de la réconciliation. Cependant, Netanyahou a apparemment réussi à agiter le parfum délicieux du changement de régime devant le nez de Trump, et l'a attiré, pour le suivre sur les talons de Bibi, dans l'espoir d'une grande « victoire ». Trump semble convaincu qu'une promesse de « feu et de fureur » est une « chose sûre » pour obtenir la capitulation de l'autre partie.

Le problème est que Trump risque de découvrir qu'il construit sur du sable. Est-ce la position dure de Trump qui a amené Jong Un à la table ? Ou, peut-être au contraire, Jong Un pourrait-il considérer une rencontre avec Trump précisément comme le prix nécessaire et requis à payer pour que en quelque sorte la Chine « protège ses arrières » - au cas où la « dénucléarisation contre la désaméricanisation » de la région ne fonctionnerait pas - et pour développer sa diplomatie de réunification avec un Sud qui maintenant - pour la première fois - a donné son mandat à l'unification - indépendamment des souhaits américains ?

Trump est-il au courant de cette possibilité ? La Chine est le Goliath dans l'arrière-cour de la Corée. C'est son principal - presque seul partenaire commercial - et elle contrôle efficacement l'étau des sanctions contre la Corée du Nord. Et la Chine a resserré cet étau, tour après tour. La Chine préconise depuis longtemps, et avec insistance, des pourparlers entre Jong Un et Washington. Xi veut la dénucléarisation de son voisinage et la réconciliation avec le Sud. Kim respecte les souhaits de son puissant voisin, mais, à son tour, il ne fait aucun doute qu'il a demandé à la Chine de « couvrir ses arrières » si tout cela tourne mal.

Le pas au-delà des stratégies de « l'art de la négociation » de Trump, vers un changement de régime (en Iran) n'est pas de bon augure pour la stratégie de la Chine en Corée du Nord. Si Trump attend la capitulation de Jong Un - et ne l'obtient pas, alors la Chine n'aura pas d'autre choix que de s'impliquer afin de dissuader Trump de tout exercice « sanguinaire » ou de toute tentative de changement de régime. La Chine ne veut pas de la capitulation ou du retrait de Jong Un - Elle n'a aucun désir d'avoir un mandataire américain - ou ses missiles - à sa frontière.

L'enthousiasme de Trump pour son art de la négociation - et dorénavant, pour le changement de régime - rend plus probable que Trump interprète mal la disposition de Jong Un à « s'agenouiller » - avec la « conséquence involontaire » de constater que la Chine est « derrière le dos » de Jong Un, et non pas Trump. Les conséquences peuvent être importantes.

Dans le même ordre d'idées, Israël prédit le renversement de l'État iranien par son peuple depuis des décennies (tout comme les responsables israéliens ont annoncé la faiblesse du Hezbollah et son désaveu par le peuple libanais, avec une régularité constante - au moins jusqu'aux élections libanaises de cette semaine).

L'économie iranienne a été quelque peu léthargique, il est juste de le dire ; mais elle n'est pas - du tout - aussi faible (ou dans une « spirale de la mort ») que le consensus prétend. Bien sûr : les jeunes manquent d'emplois (mais c'est la même chose dans une grande partie de l'Europe). Mais 2018 n'est pas 2012. L'Iran ne sera pas aussi isolé financièrement ou politiquement après la décision de Trump contre l'accord JOCPA - en fait, l'initiative israélo-américaine renforcera probablement l'alliance de l'Iran avec la Chine et la Russie. L'Iran se tournera vers l'Est, bien sûr.

Pour la Russie, le message de l'Amérique ne pouvait pas être plus clair : Les États-Unis et Israël veulent garder la Syrie comme une plaie ouverte, dans laquelle Israël peut mettre le doigt à tout moment - principalement pour empêcher le président Poutine de réaliser « l'objectif » de sa politique étrangère, mais aussi simplement pour maintenir Damas « dans un état de faiblesse ». Et Trump veut soit la capitulation totale du gouvernement iranien, soit son renversement.

Avec la sortie de l'accord JCPOA et l'octroi de Jérusalem à Israël, Poutine seront placés devant un Moyen-Orient déstabilisé, conflictuel et fragile - exactement ce que la Chine et la Russie ne voulaient pas voir. Les chemins de la Syrie, de l'Iran et de la Russie sont maintenant profondément entrelacés. Ils ont peut-être leurs différences, mais la Syrie est la raison pour laquelle ils se battent ensemble, en tant que compagnons d'armes, et pourquoi, dans un contexte plus large, ils se comportent conjointement comme des partenaires dans une alliance militaire et stratégique avec la Chine.

Ces trois États font partie d'une alliance de facto dont le domaine stratégique, bien compris, est l'ensemble du Moyen-Orient, qu'il s'agisse de l'initiative « Road and Corridor » [Nouvelle route de la soie, Ndt] de la Chine ou de l'infrastructure du « cœur » énergétique de la Russie. Leur intérêt est dans une région apaisée et non déstabilisée. Les deux actions de Trump (JCPOA et Jérusalem) sont comme des grenades à fragmentation lancées au cœur des intérêts stratégiques de la Chine et de la Russie.

Le pas en avant de Trump : son art de sortir de l'accord en faveur d'un changement de régime, impose toutefois un autre niveau de menace à Moscou. Bien sûr, Poutine est conscient que « l'État profond » américain veut que sa « cinquième colonne » atlantiste, la base du pouvoir économique en Russie, écarte Poutine du pouvoir - et que la Russie soit amenée à embrasser l'ordre mondial dirigé par les Américains.

Peut-être Poutine pensait-il que Trump allait surmonter la « guerre civile » interne aux États-Unis pour trouver son chemin vers la détente. Mais la série de signaux est claire : les premières déclarations de la défense des États-Unis sont passées d'une vision de la Russie comme un « concurrent » ; puis à une « puissance révisionniste » ; puis à une menace « numéro un » (au-dessus du terrorisme) ; puis à une « menace » beaucoup plus élevée - exigeant la modernisation des systèmes de missiles américains, le remplacement de sa flotte de sous-marins nucléaires et le remaniement de son arsenal nucléaire ; puis à une doctrine de l'utilisation d'armes nucléaires basée sur des conditions - et maintenant, à « l'étape au-delà » : changement de régime.

Poutine veut naturellement éviter tout conflit militaire avec les États-Unis, si possible, mais, en même temps, il doit savoir que s'il ne précise pas la ligne rouge de la Russie avec l'Amérique (et Netanyahou), bientôt, il sera perçu comme faible par les faucons américains, qui ne feront que le pousser plus fort. Poutine a essayé de servir de médiateur entre Israël et l'Iran, mais cette possibilité a été compromise par la passion anti-iranienne et rédemptrice de Pompeo et Trump. Et Poutine, lui aussi, doit se préparer au pire avec les États-Unis - et pourtant ne pas compromettre prématurément la situation de son partenaire, la joute verbale raffinée encours entre Xi Jinping et Washington, sur le commerce et les tarifs douaniers et la Corée du Nord.

La plus importante « conséquence imprévue » sera que Poutine et Xi déterminent que ce « pas en avant » de Trump est précisément le moment de tracer la « ligne rouge » - et décident de l'appliquer. Si cela se produit, tout change. Trump a-t-il compris cela ?

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 14-05-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 les-crises.fr

 Commenter

Se réfère à :

1 article

Référencé par :

2 articles