19/07/2018 les-crises.fr  14 min #143839

Le meilleur des mondes britannique est devenu encore « meilleur »

Source :  Annie Machon, Consortium News, 11-06-2018

La nouvelle initiative antiterroriste de la Grande-Bretagne s'appuie sur des méthodes semblables à celles de la Stasi pour offrir un cadeau potentiellement orwellien pour les citoyens britanniques, comme l'explique Annie Machon, ancienne officier du MI-5.

Le ministre britannique de l'Intérieur, Sajid Javid, a dévoilé la semaine dernière une nouvelle  initiative de lutte contre le terrorisme qui, selon lui, cible une menace toujours plus grande, mais qui soulève une foule de nouvelles questions sur les droits de la population.

Le gouvernement agit car il pense nécessaire de faire quelque chose. Mais, depuis le début de la « guerre contre le terrorisme », le MI5 - officiellement connu sous le nom de Service de Sécurité Intérieure britannique et organisation qui dirige la lutte contre le terrorisme au Royaume-Uni - a déjà vu sa taille doubler et s'est vu promettre encore plus de personnel pour les deux prochaines années.

Pourtant, malgré cet accroissement des ressources du MI5, et plus généralement des financements et des pouvoirs de surveillance de la communauté du renseignement britannique, pratiquement tous les attentats terroristes perpétrés au Royaume-Uni au cours des dernières années ont été commis par des individus déjà connus par les autorités. En effet, le kamikaze de Manchester, Salman Abedi, avait fait l'objet d'une enquête approfondie, mais le MI5  a ignoré des renseignements essentiels et a clos l'enquête peu de temps avant l'attaque.

Cette incapacité à cibler les menaces connues n'est pas seulement un problème du Royaume-Uni. Au cours des dernières années, des attaques dans toute l'Europe ont été perpétrées à plusieurs reprises par des personnes qui se trouvaient déjà sur le radar de la sécurité locale.

De nouvelles approches sont nécessaires. Mais cette dernière initiative semble être un mélange de mesures qui ont déjà échoué et, ce qui est plus inquiétant, un projet potentiellement dangereux d'État techno-policier

Sajid Javid : Soutient les logiciels peu fiables pour espionner les foules. (Photo par Carl Court/Getty Images)

Les principaux points du nouveau plan du ministère de l'Intérieur sont les suivants : faire en sorte que le MI5 partage des renseignements sur 20 000 « sujets préoccupants » avec l'aide d'un large éventail d'organisations, notamment les conseils municipaux, les entreprises, la police locale, les travailleurs sociaux et les enseignants ; faire appel aux sociétés Internet pour détecter et éliminer les contenus extrémistes ou suspects ; faire en sorte que les commerces en ligne comme Amazon et eBay signalent les achats suspects ; accroître la surveillance des infrastructures et des grands événements ; adopter des lois antiterroristes encore plus strictes.

Cela semble sensé jusqu'à ce qu'on réalise à quel point des initiatives similaires ont échoué et combien ce nouveau plan augmente les risques d'abus massif des pouvoirs de surveillance.

Les renseignements ne sont pas des preuves

La partie la plus inquiétante du plan du MI5 est le partage de renseignements sur 20 000 « sujets de préoccupation ». Tout d'abord, il s'agit de renseignements - par nature recueillis à partir d'une gamme de sources secrètes que le MI5 souhaite normalement protéger. Lorsqu'ils communiquent avec la police antiterroriste, les services de renseignement protègent normalement l'anonymat de la source, mais cela exige une énorme quantité de travail pour 20 000 cas, avant que l'information puisse être partagée. Deuxièmement, les renseignements ne sont pas des preuves. En effet, le MI5 diffusera très largement des soupçons partiellement validés, peut-être même des rumeurs, au sujet d'individus qui ne peuvent pas être accusés d'un crime uniquement sur la base des renseignements, mais qui feront néanmoins l'objet de graves soupçons au sein de leurs communautés.

De plus, si ces renseignements sont diffusés aussi largement qu'on le suggère actuellement, ils seront transmis à des milliers d'organismes publics - par exemple, les écoles, les municipalités, les organismes de protection sociale et la police locale. De multiples problèmes pourraient en découler. Il ne fait aucun doute qu'il y aura des fuites et des commérages au sein des collectivités sur Untel ou Unetelle qui est surveillé par le MI5, et ainsi de suite.

Il y aura aussi l'inévitable détournement de mission et l'abus de pouvoir que nous avons vu, il y a près de 20 ans, lorsque toute une série de ces mêmes organismes publics ont eu accès à la nouvelle loi sur l'écoute et la surveillance, la Loi sur la réglementation des pouvoirs d'enquête (2000). À l'époque, les conseils locaux abusaient de la législation antiterroriste pour attraper les gens susceptibles d'acquérir des résidences secondaires dans les parties les plus courues de la carte scolaire (districts) afin de scolariser leurs enfants dans les meilleurs établissements, ou même, et ce n'est pas une blague,  de voler des coquillages sur leur plage locale. Bien sûr, ces pouvoirs de surveillance électronique intrusive  ont été considérablement accrus depuis lors, avec la Loi de 2017 sur les pouvoirs d'enquête, qui  permet le stockage en masse, le piratage de jeux de données massifs entiers et le piratage proprement dit.

Tout cela fait suite au  fameux programme PREVENT de lutte contre le terrorisme du ministère de l'Intérieur - le prédécesseur raté de ces nouvelles propositions.

Un Berlinois de l'Ouest avec marteau et burin au pied du mur, 13 novembre 1989. (Photo de Joe Lauria)

Il y a dix ans, PREVENT a été conçu pour jeter des ponts avec les communautés musulmanes de Grande-Bretagne, les encourageant à signaler tout comportement suspect aux autorités afin d'étouffer dans l'œuf toute radicalisation naissante. Malheureusement, cela  n'a pas tout à fait fonctionné de cette façon. Les jeunes musulmans ont raconté des histoires de pressions exercées par le MI5 pour qu'ils espionnent leurs communautés. Cela a détruit la confiance de la communauté au lieu de la renforcer.

Le nouveau système du ministère de l'Intérieur va encore plus loin dans cette mauvaise voie. Il demande aux enseignants, aux travailleurs sociaux, à la police locale et à d'autres représentants de l'autorité d'aller plus loin que le signalement des comportements suspects : ils recevront en fait une liste de noms afin de surveiller les « sujets d'intérêt ».

Le dernier système d'informateurs communautaires en Europe a pris fin avec la chute du mur de Berlin en 1989 et le système de la Stasi d'un vaste réseau d'informateurs en l'Allemagne de l'Est a été révélé peu de temps après dans toute son horreur. Quelle ironie que le même système, conçu pour protéger la jeunesse est-allemande de « l'influence décadente » de l'Occident, soit maintenant proposé dans un pays occidental « décadent » pour espionner sa propre jeunesse, à la recherche de traces de radicalisation.

Les alliés du secteur privé

Autant dire que si le gouvernement britannique ne peut même pas faire payer leur juste part d'impôts aux titans d'Internet comme Google et Facebook, ni demander à Mark Zuckerberg de Facebook  de rendre compte devant le Parlement du scandale de Cambridge Analytica, alors il y a peu de chances qu'il les force à faire un effort significatif pour éradiquer les contenus extrémistes.

Mais même s'ils sont d'accord, l'idée est plombée par la question gênante de savoir qui décide si quelque contenu est extrémiste, ou s'il exprime une opinion dissidente contre l'establishment ? Facebook, Google et YouTube s'engagent déjà dans ce qu'on est en droit appeler la censure en déréférençant, dans les résultats de recherche, les sites Web dissidents légitimes qu'ils considèrent, sans antécédents en matière d'évaluation des nouvelles, comme sites de « fausses nouvelles ». De tels sites de nouvelles reconnus tels que  Wikileaks,  Consortium News et le  World Socialist Web Site, ainsi que de nombreux autres figurant sur  la liste notoire et peu fiable de PropOrNot, ont fortement touchées depuis que ces restrictions sont entrées en vigueur le 23 avril 2017.

Amazon, eBay et d'autres entreprises de vente au détail sont invitées à signaler les ventes suspectes de matériaux précurseurs de bombes et d'autres armes potentielles. Les sociétés de location de voitures seront invitées à signaler les personnes suspectes qui louent des voitures et des camions. Des algorithmes pour détecter les achats d'armes peuvent être réalisables, mais refuser de louer à de simples individus « suspects » qui n'ont commis aucun crime s'aventure sur le terrain de la Stasi (Police politique de l'ex Allemagne de L'est : NdT).

À l'époque des bombes à clous et à engrais, des lois ont été mises en place dans toute l'Europe pour obliger les entreprises d'engrais à signaler des achats bizarres - de personnes qui n'étaient pas des agriculteurs enregistrés, par exemple. Malheureusement, cette loi a été facilement contournée par le terroriste norvégien de droite Anders Breivik, qui a simplement travaillé à  la création d'une ferme et qui a ensuite légalement acheté les ingrédients pour la voiture piégée d'Oslo en 2011.

Vous êtes surveillé

Des Allemands de l'Est fêtent au champagne la chute du Mur, le 13 novembre 1989. (Photo de Joe Lauria) Cliquez pour agrandir l'image.

Le Royaume-Uni est connu comme le pays occidental doté du plus grand nombre de caméras de vidéosurveillance par habitant. Divers plans ont été évoqués ( dont certains ont fait l'objet de fuites à Wikileaks) pour les relier à des sociétés telles que Facebook dotées d'outils de reconnaissance faciale instantanée par des algorithmes d'identification des comportements suspects en temps réel, permettant à la police d'intercepter le « suspect ».

Des caméras de reconnaissance faciale sont testées par trois forces de police au Royaume-Uni avec un logiciel qui peut prétendument surveiller les foules lors d'événements et permettre à la police d'identifier des criminels et des suspects connus. La police serait alors alertée pour intervenir.

Malheureusement, selon Big Brother Watch au Royaume-Uni, ces systèmes informatiques ont un taux d'échec allant jusqu'à 98 %. Si le ministre de l'Intérieur suggère vraiment qu'un logiciel aussi peu fiable sera utilisé pour surveiller nos espaces publics, je lui suggérerais de demander à ses geeks de finir leurs devoirs.

Voulons-nous vraiment vivre dans un pays où tous nos mouvements sont surveillés par la technologie, où la police attend de bondir ; un pays où si nous avons une journée de travail stressante et semblons « étranges » pour un employé d'une entreprise de location de voitures, nous pouvons être suivi comme un terroriste potentiel ; où les enfants doivent craindre que s'ils posent des questions gênantes à leurs enseignants ou évoquent des préoccupations familiales avec les services sociaux, ils pourraient être inscrits sur une liste de surveillance ?

C'est la direction du totalitarisme. Je cherche depuis des années comment un État peut se laisser embarquer sans réfléchir dans une telle situation, en particulier si l'on considère les avertissements de l'Allemagne des années 1930. Au cours de la dernière décennie, j'ai commencé à craindre sérieusement pour mon pays.

Si ces mesures sont adoptées, les Britanniques pourraient vivre comme dans  SS-GB - le nom d'un livre de l'excellent écrivain espion, Len Deighton, qui a imaginé ce qu'aurait été le Royaume-Uni si les nazis avaient envahi et occupé la Grande-Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale. L'acronyme attribué au MI5 lors des conférences internationales du renseignement dans les années 1990 était autrefois SS Royaume-Uni - UK Security Service. J'ai entendu dire qu'il a changé maintenant...

Annie Machon est une ancienne agente de renseignement du MI5 Security Service du Royaume-Uni.

Source :  Annie Machon, Consortium News, 11-06-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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