04/08/2018 les-crises.fr  9 min #144328

Entretien avec Kévin Boucaud-Victoire sur Orwell

Source :  Un Bruit Blanc, Kévin Boucaud-Victoire, Christophe Penaguin, 03-06-2018

Journaliste, auteur de La Guerre des Gauches, co-fondateur de la revue Le Comptoir, Kévin Boucaud-Victoire a récemment publié Orwell, écrivain des gens ordinaires (Éditions Première Partie). Un auteur qui selon lui « offre une pensée sérieuse et attractive, à la fois anticapitaliste, démocratique et anti-totalitaire. » Entretien George Orwell est mort en 1950, dans une Europe hantée par le fascisme et le stalinisme. En quoi peut-il nous aider à comprendre l'époque présente ?

L'époque présente n'a en effet que peu à voir avec celle d'Orwell, malgré la focalisation, parfois hystérique, sur les années 1930. La mondialisation, la société de consommation, les GAFAM, l'emprise technologique, le djihadisme, l'effondrement du marxisme et la victoire du néolibéralisme rendent notre époque unique. De toute manière, l'histoire se caricature parfois - comme l'a remarqué Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte -, mais ne se répète jamais. Alors pourquoi lire Orwell ?

Déjà, il existe des questions universelles, dont les meilleures réponses ont été apportées il y a très longtemps. C'est pour ça qu'il faut encore lire Aristote ou Spinoza. Ensuite, parce que certaines problématiques analysées par Orwell restent d'actualité. Le conformisme de la gauche, sa soumission à la petite bourgeoisie, le danger de l'extrême droite, ou encore l'exploitation des classes populaires par le capitalisme : tous ces problèmes sont encore loin d'être résolus aujourd'hui, pourtant l'écrivain y a apporté des réponses pertinentes et trop méconnues. J'ajouterai que sa critique radicale du progrès technique, essentiellement contenue dans le chapitre XII du Quai de Wigan, est encore plus importante aujourd'hui, en contexte de crise écologique et d'addiction au numérique, qu'il y a 70 ans !

Comment expliquer le regain d'intérêt qu'Orwell suscite depuis quelques années, aussi bien à gauche qu'à droite de l'échiquier politique ?

C'est déjà en grande partie lié à la progression de l'influence de Jean-Claude Michéa depuis 1995 et la parution d'Orwell, anarchiste tory (Climats). Certes, le philosophe socialiste n'a connu que récemment le succès en librairie, mais il a influencé de nombreux journalistes ou intellectuels de gauche comme de droite, d'Éric Zemmour à Natacha Polony, en passant par Aude Lancelin, Alain de Benoist, Patrick Marcolini ou Vincent Cheynet. Il a aussi suscité de nombreuses critiques, qui ont attiré l'attention, pas nécessairement pour de bonnes raisons, et donc poussé à s'intéresser à l'écrivain anglais. Dans une moindre mesure, les éditions Agone, en premier lieu Jean-Jacques Rosat, et Bruce Bégout avec son essai indispensable sur la « common decency », De la décence ordinaire, ont aussi fait leur part. Mais il n'y a pas que cela.

A gauche, l'effondrement du bloc soviétique a laissé un grand vide. Les schémas de pensée traditionnels ont été ébranlés. Orwell offre une pensée sérieuse et attractive, à la fois anticapitaliste, démocratique et anti-totalitaire. Il y a aussi une attention particulière portée aux classes populaires, débarrassée du messianisme prolétarien marxiste, qui a de quoi séduire.

A droite, c'est très différent. D'abord, ils se sont plus rapidement intéressés à Orwell. Prisonnier de La ferme des animaux et 1984, l'écrivain a été rejeté par les communistes dominants à gauche et a été récupéré, malgré lui, par les libéraux et les conservateurs, contents de trouver un critique de gauche de l'URSS. Cette entreprise n'a évidemment été possible qu'en écartant un large pan de sa pensée. Rappelons qu'il expliquait qu'en 1946 : « Tout ce que j'ai écrit de sérieux depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois. ». La redécouverte récente d'Orwella sûrement permis à la droite de redécouvrir les critiques radicales qu'il adressait à la gauche. Ensuite, dans un monde traumatisé par deux grands totalitarismes, nazis et bolcheviques, Orwell bénéficie d'une bonne image. La droite, qui manque souvent de théoriciens importants, a tout à gagner à le récupérer. Enfin, Orwellest aussi un modèle de défense de la liberté d'expression. Une certaine droite qui feint de croire que nous sommes encore dans les années 1990, où la « bien-pensance » étouffait toute parole conservatrice, l'érige en héros. Utiliser Orwell, c'est réclamer ce droit de « dire aux gens ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre. » Il faut quand même avouer que l'Anglais n'était pas sectaire et n'était pas effrayé par la droite.

La « common decency » (décence ordinaire) est une notion clé de la pensée d'Orwell. Les évolutions actuelles du capitalisme mondialisé ne sont-elles pas en train de détruire cette « solidarité spontanée » des catégories populaires ?

Rappelons déjà ce qu'est cette notion clé d'Orwell, qu'il ne prend jamais le temps d'expliquer. Pour Bruce Bégout, elle est « la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal ». Il ajoute qu'elle correspond à « un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l'injuste ». Il s'agit d'un ensemble de comportements permettant la vie en société, ou le « vivre-ensemble », comme nous dirions aujourd'hui, qui se développe au contact d'autrui. Elle provient de la pratique ordinaire de l'entraide, de la confiance mutuelle, des liens sociaux minimaux mais fondamentaux et de la banalité de la vie.

De son côté, Jean-Claude Michéa rattache la « common decency » aux travaux de Marcel Mauss et ses successeurs de La Revue du MAUSS, en premier lieu Alain Caillé et Jacques Godbout. Selon lui, elle correspond à la « réappropriation moderne de l'esprit du don, sous la forme de règles intériorisées par la "conscience morale" individuelle ». Rappelons que Marcel Mauss voit dans le don - contre don et dans le triptyque donner-recevoir-rendre le fondement de toute vie en communauté. En conclusion, pour Michéa, la « common decency » est un « sens commun qui nous avertit qu'il y a des choses qui ne se font pas », alors qu'elle est pour Bruce Bégout « politiquement an-archiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué au profit d'un accomplissement sans médiation du sens du juste et de l'injuste. ».

Pour résumer, la « common decency » se cache dans chaque geste qui échappe à la logique de l'homo oeconomicus, de l'égoïsme et du calcul froid et rationnel : dans le prêt - sans intérêt -, dans les cadeaux ou la civilité. La politesse constitue le début de la « common decency ».

Une fois le concept expliqué, je ne peux que conclure que vous avez raison. L'extension du domaine de la marchandisation - notons que pour Guy Debord, la société du spectacle, dans laquelle nous vivons, se définit comme « l'accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande » -, le narcissisme, l'urbanisme des grandes métropoles contribuent effectivement à faire reculer la « common decency ». Jusqu'où ? Nul ne le sait, mais il apparaît évident qu'aucune société ne peut se passer d'un minimum de lien social, qui ne peut être remplacé par l'échange marchand et rationnel.

L'absence de système théorique structuré est un des éléments qui rendent la pensée d'Orwell si attractive. N'est-ce pas toutefois en même temps une faiblesse ?

Le problème de la pensée en système, c'est que paradoxalement elle manque toujours de complexité. Tout système est nécessairement une simplification. Ensuite, aucune théorie ne peut être valable en tout lieu et en tout temps. Ce qui marche pour la Russie « arriérée » en langage marxiste de 1917 - si nous admettons, ce qui est loin d'être évident, que quelque chose ait réellement marché - ne fonctionne pas forcément pour la France de la même époque. Orwell permet à la fois de penser le monde, mais aussi d'adapter à des contextes différents. Même sans avoir élaboré de système, sa pensée politique est d'une très grande richesse. Après, si ce que vous souhaitez me dire, c'est que la pensée de l'Anglais ne s'auto-suffit pas, je vous rejoins. Mais tant mieux ! Le péché originel du marxisme était de considérer que Karl Marx - dont la pensée était d'une profondeur difficilement égalable - avait raison sur tout et devait être pris comme le Messie.

Vous êtes co-fondateur de la revue socialiste Le Comptoir. A votre avis, comment pourrait-on résoudre cette quadrature du cercle du socialisme : une révolution sans chef est une émeute, une révolution dirigée aboutie au remplacement d'une élite oligarchique par une nouvelle élite oligarchique ?

Déjà, je ne crois pas qu'une révolution sans chef soit nécessairement une émeute : qui était le chef de la Commune de Paris de 1871 ? Selon Karl Marx, c'est d'ailleurs parce qu'il manquait Auguste Blanqui, le leader dont avaient besoin les révolutionnaires, qu'elle a échoué. Mais c'est une autre question. Ensuite, une émeute peut avoir un chef.

Je vois néanmoins où vous voulez en venir. « Cette sorte de révolution (une révolution violente menée comme une conspiration par des gens qui n'ont pas conscience d'être affamés de pouvoir) ne peut conduire qu'à un changement de maître. [...] La morale, selon moi, est que les révolutions n'engendrent une amélioration radicale que si les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait leur boulot », écrivait Orwell à propos de La ferme des animaux et de la révolution bolchevique.

Je n'ai pas de réponse définitive, sûrement parce que la recette miracle n'existe pas. Mais je vais vous donner une piste. La révolution a probablement besoin de leaders et d'incarnation. Mais ceux-ci ne doivent pas être des dirigeants ou des vedettes, mais plutôt des porte-paroles. Ce qui compte, c'est de mettre en place des mécanismes de contrôle et de rotation des tâches. C'est selon moi l'intérêt du « mandat impératif ». Il faut cependant faire très attention aux révolutionnaires professionnels, comme l'était Lénine. Orwell disait que « neuf fois sur dix, un révolutionnaire n'est qu'un arriviste avec une bombe dans sa poche. » Les faits, qui sont souvent têtus, semblent lui donner raison.

Source :  Un Bruit Blanc, Kévin Boucaud-Victoire, Christophe Penaguin, 03-06-2018

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