20/08/2018 les-crises.fr  14 min #144757

Trump précipite l'ère de l'après-Oslo. Par Alastair Crooke

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 16-03-2018

Le Premier ministre Netanyahou a reçu un accueil vraiment chaleureux cette semaine à la Maison-Blanche, et l'AIPAC [ou American Israel Public Affairs Committee, lobby créé en 1951 aux États-Unis visant à soutenir Israël, NdT] s'est par la suite extasié sur lui, rapporte le Washington Post. Le président Trump, qui semble avoir établi un lien personnel fort avec Bibi, voudrait apparemment que l'histoire le juge comme « l'accélérateur », celui qui tranche toutes les entraves de la « ligne rouge » (la question de Jérusalem étant, à son avis, l'une d'entre elles), qui ont retenu Israël sur la voie de la normalisation au Moyen-Orient.

La cession de Jérusalem à Israël a été présentée - par M. Trump - comme une gifle du réel qui devrait inciter les parties à agir ; l'élaboration par Trump d'une solution dans laquelle un État palestinien n'est qu'une option possible (si Israël était ainsi disposé), était encore une autre « gifle » ; et l'avertissement aux Palestiniens que s'ils ne « jouent pas », il n'y aurait pas de « rémunération », pourrait être compté comme une troisième.

Et si cette « dose de réalisme » délivrée aux Palestiniens n'était pas suffisante, Ben Caspit, le chroniqueur israélien chevronné, nous dit que Trump monte une opération pour « sauver » Netanyahou (de son inculpation possiblement imminente pour corruption) : une autre gifle. Mais cette fois-ci à un public beaucoup plus large - Netanyahou est aussi peu apprécié dans les capitales européennes que dans les capitales du Moyen-Orient :

« Il y a ceux de l'opposition israélienne qui appellent cela "opération sauver Bibi". Cela repose sur la relation particulièrement étroite entre Netanyahou et Trump, ainsi que sur le gendre de Trump, Jared Kushner, aide vitale fournie par l'ambassadeur des États-Unis en Israël, David Friedman ; et l'influence sans précédent que l'ambassadeur d'Israël à Washington, Ron Dermer, a sur les hauts fonctionnaires de l'administration, dont Kushner... Le principe sous-jacent de cette stratégie est de convaincre le public israélien que le premier ministre exerce une influence énorme sur Trump, et que leur relation spéciale et étroite a été avantageuse pour Israël à bien des égards, au premier rang desquels la décision d'accélérer le déménagement de l'ambassade à Jérusalem. »

Qu'est-ce qui se passe avec Trump ? Oui, il y a, bien sûr, des raisons pragmatiques pour lesquelles ce Président ne devrait pas hésiter à être unilatéral en faveur d'Israël (l'apport de la famille « Javenka », l'important groupe de pression évangélique et l'écoute des bailleurs de fonds tels que l'archi-sioniste Adelson), mais la ferveur avec laquelle Trump poursuit cette question suggère quelque chose de plus viscéral - et donc « quelque chose » de potentiellement plus dangereux.

Un magazine américain, le Federalist, a récemment publié un article de Frank Cannon intitulé  Trump Isn't A Conservative - And That's a Good Thing [Trump n'est pas conservateur - et c'est une bonne chose, NdT]. Il suggère plutôt, que :

« Plutôt que "conservateur", le Président serait plus correctement décrit comme un "anti-progressiste" radical. La différence ? Les conservateurs sont prêts à attaquer les progressistes - jusqu'à un certain point - mais jamais au détriment des institutions qu'ils chérissent et respectent. En jouant selon ces règles, les conservateurs sont condamnés à l'échec : puisque que les progressistes, qui ne partagent pas le même respect pour les institutions, conquièrent et dominent toutes les institutions américaines, avec la ferme intention de les utiliser et d'en abuser.

Mais, comme les progressistes, Trump ne joue pas selon ces règles ridicules destinées à maintenir les conservateurs coincés dans une situation d'échec permanent... Trump cherche plutôt à combattre et à délégitimer toute institution que la gauche a conquise, et à la reconstruire à partir de zéro.

Il faut souligner, cependant, que... Trump s'attaque à la conquête par les progressistes de ces institutions et à la déformation de leurs véritables objectifs [plutôt que les institutions de base de notre nation elles-mêmes]. »

Est-ce que c'est 'ça' ? La cause palestinienne a toujours (mais souvent, faussement) été qualifiée de « cause progressiste » et les sionistes « d'anti-gauche ». De plus, la base alt-droite de Trump se voit comme des souverainistes culturels - comme beaucoup d'Israéliens - jusqu'au point que le leader de l'alt-droite Richard Spencer se décrit lui-même comme un « sioniste blanc », disant qu'il veut une patrie sûre pour « mon peuple » comme les Juifs en Israël. (Cela ne signifie pas que l'alt-droite américaine est pro-juive, mais plutôt que l'alt-droite déteste le mantra libéral, multiculturel et multi identitaire).

Alors, Cannon a-t-il raison ? « L'anti-progressisme » est-il en train de s'enraciner : « Depuis des décennies, les progressistes cherchent à s'emparer des institutions américaines, à marginaliser les conservateurs et à faire taire leurs idées. Avant Trump, ils réussissaient en grande partie à le faire. Maintenant, ils font face à une menace existentielle pour l'avenir de leur mouvement - un président républicain qui est prêt à se salir les mains, à enfreindre quelques règles... et à faire tout ce qu'il faut pour gagner... Les progressistes comprennent intuitivement cela, c'est pourquoi ils se sentent si obligés de 'résister' ».

Cannon tient peut-être quelque chose ici. Trump - c'est sûr - a enfreint les règles d'Oslo. Il est manifestement prêt à « se salir les mains » par un soutien sans réserve à Bibi et MBS. Et reconstruire la politique à partir d'un positionnement résolument pro-israélien et décomplexé. Et ça ne lui nuit pas dans le pays. Plus les musulmans crient et menacent, plus il consolide la vision de sa base, qui consiste à préserver la sphère culturelle blanche de l'Amérique du radicalisme islamique.

Eh bien, la « lueur d'espoir », au moins, c'est que les « gifles du réel » de Trump ont mis à nu le soi-disant « processus de paix ». L'Empereur était nu depuis de nombreuses années, mais maintenant la nudité est évidente pour tous.

La grande question est de savoir jusqu'où va aller Trump par rapport au bellicisme de Netanyahu et de MBS à l'égard de l'Iran, du Liban et de la Syrie. Où l'accélération de la « réalité » de Trump mènera-t-elle vraiment ?

Eh bien, tout d'abord, il a « accéléré » la notion du « carpe diem » chez la droite israélienne. Ou « allons-y, profitons-en », tant que Trump et Kushner sont à la Maison-Blanche et que leur soutien est sans pareil. Les sondages montrent qu'en Israël, le sentiment est fortement en faveur du Likoud.

Naftali Bennett, champion des colons israéliens et rival potentiel à la droite de Netanyahou, par exemple, insiste sur le fait que ni les colonies ni le contrôle de grandes parties de la Cisjordanie ne seront abandonnés. « Ce n'est jamais agréable », a dit Bennett, selon un témoignage, montrant comment l'Occident ne remet plus en question l'occupation du plateau du Golan par Israël, « [et] après deux mois, elle [cette remise en question, NdT] s'estompe, et 20 ans plus tard et 40 ans plus tard, il est toujours à nous. Pour toujours. »

Bref, est-ce la droite israélienne qui définira la prochaine ère post-Oslo ? La presse israélienne est pleine d'histoires d'assassinats « héroïques » du Mossad (avec quelques allusions assez évidentes au secrétaire général, Seyyed Nassrallah). Les menaces contre le Liban sont émises quotidiennement par Israël et MBS, ainsi que des menaces au sujet de toute « présence » iranienne en Syrie.

La droite de la coalition (israélienne) doit être tentée (ils sont déjà en train de changer les « faits sur le terrain » à Jérusalem - assurant son indivisibilité) : ils ont la Maison-Blanche de leur côté ; ils ont Mohammed ben Salmane, et Mohammed ben Zayed déjà en train de normaliser frénétiquement les relations avec Israël - et pour Israël, l'assujettissement des Palestiniens est considéré comme « gérable » et sans danger réel. Nous avons aussi un Premier ministre israélien - dont les aboiements ont été souvent pires que ses morsures assez prudentes ; mais qui se bat maintenant pour sa survie politique : un homme aux abois, en d'autres termes.

Mais n'avons-nous pas déjà connu cela ? Fin 2010, comme le rapporte le journaliste d'investigation israélien Ronen Bergman, le ministre de la Défense Ehud Barak et le Premier ministre Netanyahou, avaient décidé que la fenêtre d'une attaque sur les sites nucléaires de l'Iran se refermait, et « ordonné aux Forces de défense israéliennes et aux services de renseignement de se préparer à une vaste opération : une attaque aérienne au cœur de l'Iran. Quelque 2 milliards de dollars ont été dépensés pour les préparatifs de l'attaque et pour ce à quoi les Israéliens s'attendaient le lendemain - une contre-attaque soit par des avions de guerre et des missiles iraniens, soit par son mandataire au Liban, le Hezbollah ».

Mais le chef du Mossad de l'époque, Meir Dagan, parmi d'autres responsables de la sécurité, « pensait que le plan était insensé ». [Dagan] voyait cela comme un geste cynique de la part de deux politiciens qui voulaient exploiter le large soutien public que l'attaque leur apporterait lors des prochaines élections, et non comme une décision réfléchie fondée sur l'intérêt national... « J'ai connu beaucoup de premiers ministres », a dit Dagan, « aucun d'entre eux n'était un saint, croyez-moi, mais ils avaient tous une chose en commun : Lorsqu'ils en sont arrivés au point où l'intérêt personnel s'est heurté à l'intérêt national, c'est l'intérêt national qui l'a toujours emporté. Cela n'a absolument jamais fait aucun doute. Seulement à propos de ces deux-là, je ne peux pas dire ça - Bibi et Ehud ».

Alors que la classe politique israélienne de droite se félicite pour avoir atteint la tranquillité interne dans la sphère palestinienne (la situation palestinienne est « maîtrisée », et non une menace - selon ce récit), et célèbrent la particularité du moment où Trump est à la Mainson-Blanche - il n'y a maintenant aucun Meir Dagan, cet officier militaire formidable et expérimenté, que je connaissais et respectais, pour conseiller la prudence. Ronen Bergman encore une fois :

Lorsqu'en septembre 2010, Netanyahou a illégalement ordonné la préparation d'une attaque... Dagan a été stupéfait par cette imprudence : « L'utilisation de la violence [militaire] aurait des conséquences intolérables... Même le simple fait de mettre les forces israéliennes en état d'alerte pourrait conduire à un glissement inexorable vers la guerre », a fait valoir Dagan, « parce que les Syriens et les Iraniens constateraient la mobilisation et pourraient prendre des mesures préventives. »

La critique de Dagan à l'égard de Netanyahou était tranchante et personnelle, mais elle découlait aussi d'un profond changement d'attitude que Dagan a subi dans ses dernières années en tant que directeur du Mossad, un changement qui était beaucoup plus important que sa lutte féroce avec le premier ministre au sujet du projet nucléaire iranien.

Dagan, ainsi que Sharon et la plupart de leurs collègues de l'establishment de la défense d'Israël et de la communauté du renseignement, ont cru pendant de nombreuses années que la force pouvait tout résoudre, que la bonne façon de faire face au conflit israélo-arabe était de « séparer l'Arabe de sa tête ». Mais c'était une illusion, et dangereusement répandue en plus.

Tout au long de leurs histoires successives, le Mossad, l'AMAN et le Shin Bet - sans doute la meilleure communauté du renseignement au monde - ont fourni aux dirigeants israéliens des réponses opérationnelles à tous les problèmes spécifiques qu'on leur a demandé de résoudre. Mais le succès même de la communauté du renseignement a nourri l'illusion chez la plupart des dirigeants de la nation que les opérations secrètes pourraient être un outil stratégique et non seulement tactique - qu'elles pourraient être utilisées à la place d'une véritable diplomatie pour mettre fin aux conflits géographiques, ethniques, religieux et nationaux dans lesquels Israël est embourbé. En raison du succès phénoménal des opérations secrètes d'Israël, à ce stade de son histoire, la majorité de ses dirigeants ont élevé et sanctifié la méthode tactique de lutte contre le terrorisme et les menaces existentielles aux dépens d'une véritable vision, de la diplomatie et du désir sincère de parvenir à une solution politique nécessaire pour parvenir à la paix.

Vers la fin de sa vie, Dagan, comme Sharon, a compris cela. Il est arrivé à la conclusion que seule une solution politique avec les Palestiniens - la solution à deux États - pourrait mettre fin à 150 ans de conflit, et que le résultat des politiques de Netanyahou serait un État binational avec une parité entre Arabes et Juifs et un danger concomitant de répression constante et de conflits internes, remplaçant le rêve sioniste d'un État juif démocratique avec une large majorité juive. Il craignait que les appels au boycott économique et culturel d'Israël à cause de l'occupation ne deviennent une réalité amère, « tout comme le boycott imposé à l'Afrique du Sud »", et il était encore plus inquiet de la division interne en Israël et de la menace pour la démocratie et les droits civils.

Lors d'un rassemblement dans le centre de Tel-Aviv avant les élections de mars 2015, appelant à ne pas voter pour Netanyahou, il s'est adressé au Premier ministre : « Comment pouvez-vous être responsable de notre sort si vous avez si peur d'en assumer la responsabilité ? »

Il y a eu une époque où les paroles des généraux étaient considérées comme sacrées par la plupart des Israéliens. Mais leurs campagnes contre Netanyahou n'ont jusqu'à présent pas réussi à le renverser, et certains disent qu'ils l'ont même soutenu. Israël a subi des changements radicaux au cours des dernières décennies : la force des anciennes élites, y compris les généraux et leur influence sur les priorités publiques, a diminué. Les nouvelles élites - les juifs des pays arabes, les orthodoxes, l'aile droite - sont en ascension. « Je pensais que je serais capable de faire la différence, de persuader », m'a dit Dagan avec tristesse lors de la dernière conversation téléphonique que nous avons eue, quelques semaines avant sa mort, à la mi-mars 2016. « J'ai été surpris et déçu ».

Je suis sûr que Dagan aurait compris que le Moyen-Orient change fondamentalement : le pouvoir est en train de migrer, alors que l'ère américaine touche à sa fin - et il se serait méfié de ce néolibéralisme rétro, tardif, de style américain en Arabie Saoudite - précisément au moment où le néolibéralisme est désavoué, dans toute la région.

Si Dagan - qui n'était pas une fleur fanée - considérait une attaque sur le « northern tier » [terme de la Guerre froide désignant de 1955 à 1979 les quatre membres moyen-orientaux du Pacte de Bagdad aussi connu comme le Traité d'organisation du Moyen-Orient : la Turquie, l'Irak, l'Iran et le Pakistan, NdT] comme imprudente alors, dans quelle mesure cela le serait-il encore plus aujourd'hui ? A l'époque, la Russie était absente du Moyen-Orient. Aujourd'hui, la Russie contrôle une grande partie de son espace aérien septentrional. A l'époque, la Turquie était un allié des États-Unis. Maintenant, ce n'est pas le cas. Il aurait vu aussi qu'ouvrir la porte de Jérusalem - pour la mettre au premier plan - c'est finalement rendre le monde extérieur plus dangereux pour Israël que le monde intérieur, puisqu'un tel coup « porté au visage », touche, irrite et unit tous les musulmans et les chrétiens (à l'exception de certains évangéliques chrétiens américains).

Tous ces récits d'assassinats « audacieux » et de menaces de guerres antérieures menacées émergeant soudainement d'une pure coïncidence israélienne ? Ou bien ils nous avertissent indirectement que la situation en Israël ressemble à celle de 2010 - sauf qu'il n'y a pas de Dagan à Herzaliya, et qu'il y a à la Maison-Blanche un président qui « ne joue pas selon ces règles ridicules destinées à maintenir les conservateurs coincés dans une situation d'échec permanent. [Mais] cherche plutôt à combattre et à délégitimer toute [situation] que la gauche a acquise [c'est-à-dire Oslo], et à la reconstruire à partir de zéro ».

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 16-03-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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