13/09/2018 entelekheia.fr  5 min #145650

Le vrai choc des civilisations



Même s'il est politiquement orienté, cet article a le mérite de poser des fondamentaux : la santé d'une société se mesure à une seule aune, la façon dont elle traite ses membres les plus faibles, les enfants, et les droits et protections qu'elle leur accorde. Au delà de la problématique des enfants de migrants - qui se pose également en France, dans d'autres termes qu'aux USA - c'est tout le rapport de l'Occident à l'enfance qui est en question. Entre l'enfant-roi et l'enfant-trophée (paradoxalement des mal-aimés), l'enfant-objet victime d'abus et/ou instrumentalisé au profit d'adultes, ou l'enfant oublié des zones de guerre bombardées, saurons-nous trouver la bonne réponse, à savoir un socle inébranlable de respect de ses droits et besoins ?

Par Deena Stryker
Paru sur  New Eastern Outlook sous le titre The Real Clash of Civilizations

Le vrai choc des civilisations... tient à la façon dont les cultures traitent leurs enfants. Les discussions de droite à gauche ont tendance à se concentrer sur la façon dont les travailleurs et leur travail sont traités par ceux qui les gouvernent, et dans quelle mesure les gouvernements assurent la sécurité et le bien-être des familles. Cependant, le poids relatif accordé au traitement des enfants par la société dans son ensemble est rarement mentionné, alors qu'il s'agit en fait d'une préoccupation socialiste - mais non capitaliste - fondamentale. Les socialistes considèrent les enfants comme la responsabilité de la société dans son ensemble (et pas seulement celle des parents), non pas parce que les socialistes veulent les endoctriner, mais parce que leurs convictions politiques sont fondées sur une éthique humaniste.

Dans les années 60, en débarquant à Rome avec un enfant né à Cuba, j'avais été stupéfaite de m'entendre dire que je devais aller à l'arrière de la queue, derrière la ligne de sécurité ; l'année dernière, lors d'une visite en Russie, j'ai remarqué que les parents de jeunes enfants vont automatiquement à l'avant de toute queue d'embarquement, même avec des landaus (bien que la Russie ne soit pas officiellement un pays socialiste, le président Poutine partage la même ancienne vision démocratique et socialiste que les pays d'Europe. Aujourd'hui, la Russie regorge d'écoles spéciales pour les enfants à besoins particuliers, et pendant que le président Poutine tient des discussions télévisées avec des élèves, la Maison-Blanche convoque manu militari des tout-petits immigrants dans des salles d'audience pour les livrer à des juges.

La saga qui a résulté de la politique de tolérance zéro de Trump en matière d'immigration illégale est inconcevable dans un pays socialiste : ces derniers mois, lorsque des mères latino-américaines qui fuyaient la violence et/ou la pauvreté dans leur pays d'origine avec leurs tout-petits, ont tenté de demander l'asile aux États-Unis, elles ont été séparées de leurs enfants et détenues - sans qu'aucun registre ne soit tenu sur qui appartenait à qui, et sans que l'on sache où les enfants étaient envoyés pour être pris en charge - souvent vers d'autres États ! Le zèle punisseur était tel qu'aucun des centaines ou des milliers d'employés du gouvernement impliqués dans ces enlèvements n'avait reçu l'ordre de tenir des registres ! Et aujourd'hui, des semaines après l'échéance du délai accordé au président par les tribunaux fédéraux pour les réunir, de nombreux parents ont dû retourner dans leur pays d'origine sans savoir où se trouvent leurs enfants, ou quand ils les retrouveront - s'ils les retrouvent jamais. Le zèle légaliste et bureaucratique des États-Unis a fait en sorte que des centaines de ces parents sont aujourd'hui déclarés « inadmissibles » à la réunification avec leurs enfants. Les Américains sont tellement habitués au jargon bureaucratique/juridique que les médias n'exigent aucune explication. (l'ironie est que la mise en œuvre d'une politique globale destinée à préserver une Amérique blanche débouche sur la naturalisation de milliers d'enfants latinos par le gouvernement !

Au moment où j'écris ces lignes, le dernier numéro de Harpers' Magazine publie un essai sur les effets durables de la peur subie au cours de l'enfance, tiré du dernier livre de la célèbre écrivaine Martha Nussbaum, The Monarchy of Fear (La Monarchie de la peur). Intitulé 'Nu et effrayé' (Naked and Afraid), sa phrase d'ouverture est « Vous êtes allongé sur le dos dans l'obscurité. Vous voyez, vous entendez, vous sentez, mais vous ne pouvez pas agir. Vous êtes complètement, simplement, impuissants.....la plupart d'entre nous connaissent cet état à travers des cauchemars, mais cette histoire d'horreur est la condition normale de tout bébé humain. »

Après des références à la condition de dépendance totale de l'enfant dans la littérature classique, Nussbaum se tourne vers la théorie psychologique moderne, citant David Winnicott, un psychanalyste éminent qui a dit que pour apprendre à se préoccuper des autres, les enfants ont besoin d'un « environnement favorable » fondé sur « un socle de stabilité aimante, exempte de sadisme et de violence envers les enfants ». Et Nussbaum ajoute : « L'enfant doit être à l'abri de toute violence et chaos, de la peur de persécutions et de terreur ; il doit y avoir assez à manger et sa santé doit être prise en charge. » Plus tard, elle signale ce qui semble être une attitude non conventionnelle : « Winnicott pensait que l'une des principales missions du gouvernement était de soutenir les familles. »

Hélas, la morale américaine est tellement éloignée de celle de sociétés plus avancées et démocratiques, que les bureaucrates mènent sans réfléchir des politiques dont les effets négatifs sur le développement de milliers de futurs citoyens américains sont garantis.

Traduction et note d'introduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia

 entelekheia.fr

 Commenter