17/10/2018 tlaxcala-int.org  26 min #147107

Italie : Le « Décret (in)sécurité » de Salvini ne fait que consolider l'exploitation mafieuse des travailleurs immigrés Interview de Marco Omizzolo, compagnon de route des ouvriers agricoles sikhs

 Emma Barbaro

«Caporalat et exploitation se fissurent quand la communauté comprend que le migrant est porteur d'une culture autre, qui ne doit pas être effacée, mais accueillie ; que ses problèmes sont aussi les nôtres.»

Ainsi parle Marco Omizzolo, sociologue et écrivain, ex président de la  coopérative In Migrazione et de l'association de recherche, formation et publication  Tempi Moderni. Auteur d'essais et d'études nationales et internationales sur les migrations, sur les services sociaux et sur la criminalité organisée, il livre depuis des années une bataille de civilisation aux côtés des journaliers indiens exploités dans les champs des Marais Pontins, dans le Latium, au sud de Rome. En tant qu'auteur de Le système criminel des Indiens du Punjab dans la province de Latina, avec Francesco Carchedi, et de La Quinta Mafia [La cinquième mafia] (Editions Radici Future), il a porté un rude coup au système mafieux et de caporalat* qui afflige la province de Latina.

Il ya 30 000 immigrés sikhs dans les Marais Pontins, dont 8 000 à Sabaudia

Brimades, menaces et intimidations à divers niveaux ne l'ont pas fait plier. Car, dans un pays où le caporalat reste une maladie systémique et transversale, qui ne connaît ni ethnie, ni genre, ni religion ou âge, sa voix est restée une voix libre. Une voix qui a déchiré le voile de l'hypocrisie et de l'omerta qui règlent les rapports de force sur le marché du travail, et qui dénonce les les formes modernes de la corruption qui nous conditionnent tous, Italiens ou non. Dans cette interview tour d'horizon, Marco Omizzolo ne se limite pas à signaler les failles du système, il fournit aussi des éléments utiles pour introduire les germes de la conscience sociale.. De la communauté consciente des devoirs, mais aussi des droits, renaît une espérance, qui parle de liberté.

Marco, le 28 septembre dernier, vous êtes allé à Tunis pour participer aux travaux de l'International Day of Peace, le forum international organisé par le Comité de liaison ONG-UNESCO. Une occasion importante de discuter de droits humains et de la grave exploitation du travail en Europe et en Italie, qui vous a permis de faire connaître hors des frontières nationales la situation des travailleurs sikhs exploités dans les champs des Marais Pontins. Quels échanges avez-vous eus ?

J'ai vécu une expérience très importante qui m'a permis de faire passer, dans le cadre d'une rencontre internationale organisée par l'UNESCO en présence de toutes les ONG mondiales, non seulement mon expérience, mais une série de réflexions, mûries pendant maintenant dix ans, sur le thème de la grave exploitation dans le monde du travail, des agromafias et du caporalat. Notre aire de référence a été (il ne pouvait en être autrement) l'Europe. L'Union Européenne est née comme lieu des droits, des constitutions libérales, de la démocratie participative. Et pourtant, dans cette même Europe, nous suivons constamment des cas avérés de personnes réduites en esclavage, d'un marché du travail qui fonctionne de manière duelle, d'agromafias qui gèrent le recrutement ainsi que la traite des êtres humains, d'ententes entre mafias étrangères et italiennes qui se coordonnent entre elles pour optimiser les profits. L'opposition entre l'Europe des libertés et cette Europe de l'exploitation est évidente. Mon exposé a eu un succès notable et a été non seulement applaudi mais aussi repris dans de nombreuses autres interventions, y compris celle, finale, du directeur de l'UNESCO.

Le 28 septembre dernier, s'est ouverte une importante perspective internationale pour faire sortir le thème du caporalat d'une vision étroitement locale. On a enfin mis en évidence le fait que le caporalat est un phénomène très large, qui répond à un projet politique de société. Cela revient à dire que cette grave exploitation du travail dont on parle tant ne concerne pas seulement la Capitanate [province de Foggia dans les Pouilles], les Marais Pontins [Italie centrale] ou Rosarno [en Calabre]. Elle concerne toutes les régions et, transversalement, tous les secteurs.

Le caporalat est donc un phénomène transversal et international, pas seulement un problème italien...

Absolument. Personnellement, j'ai mené des recherches en Espagne, en Grèce, en Roumanie, en Inde. En Grande-Bretagne, le problème de l'exploitation dans le monde du travail est très grave. Il suffit de voir que l'ambassade anglaise en Italie organise tous les ans une conférence sur ce sujet parce qu'eux aussi se demandent comment on peut intervenir de façon percutante pour endiguer ce phénomène. Il faut savoir que les diverses réformes approuvées ces vingt dernières années n'ont pas seulement été inspirées par la logique économique d'un abaissement des coûts pour réduire le déficit, mais qu'elles répondent à une logique et un projet très précis. Le marché du travail, aujourd'hui, est un lieu où les uns commandent et les autres subissent. Il y a le patron, et il y a le serviteur, le travailleur subordonné qui vit dans une situation de subordination qui ne pèse pas seulement sur son cadre de travail, mais sur sa vie quotidienne.

La personne réduite en esclavage vit une situation de subordination constante et générale. Et ceci vaut surtout pour le migrant qui a toute une série de contraintes en plus : il doit renouveler son permis de séjour, il vit sur un territoire qui ne répond pas à ses logiques culturelles, il ne sait pas qu'il a des droits. Sur tout cela, pèsent les responsabilités d'un État incapable d'organiser des services avancés. En particulier sur les territoires les plus exposés.

Ce rapport duel, cette situation de subordination, à votre avis, ce sont des processus qui peuvent s'inverser ?

Ce sont des processus qui, avant tout, doivent être mieux analysés. Aujourd'hui, il y a encore trop de superficialité dans la lecture de la phénoménologie du caporalat. Surtout de la part des institutions, dont l'interprétation reste souvent répressive. Dans certains cas, c'est légitime - et je me réfère à l'action des forces de l'ordre. Mais dans d'autres cas, les hommes politiques devraient comprendre que ce problème ne se traite pas seulement à travers l'option répressive. Des réformes de système allant dans la direction contraire à celle suivie jusqu'ici sont nécessaires.

On ne peut pas accepter de voir, d'un côté, patrons et caporaux, et, de l'autre, des bureaux de placement qui ne fonctionnent pas. Nous ne pouvons pas rester désarmés devant des champs pleins, et bien visiblement, d'hommes et de femmes qui y travaillent jusqu'à quatorze heures par jour, et un système de contrôles - je pense à l'inspection du travail - qui est absolument inefficace, inefficient, sinon même complice. Nous savons que de nombreux inspecteurs du travail agissent en accord avec les patrons, les avertissant à l'avance des contrôles. Ces rapports de force, ces liens de corruption et de connivence de nature variée sont parfaitement nets. Surtout quand les caporaux sont liés à des milieux criminels et mafieux.

Si, d'un côté, le système paraît intégralement marqué par cette collusion, de l'autre, même les institutions publiques de protection semblent avoir abdiqué leur fonction primaire, leur raison d'être même. Je pense aux syndicats dont l'action, aujourd'hui plus qu'hier, semble viser à protéger les intérêts catégoriels, plutôt que ceux, plus transversaux, des travailleurs. Dans ce sens, quelle utilité peut avoir l'ouverture de guichets syndicaux sur les lieux sensibles ? Et de quelle façon est-il encore possible d'optimiser l'action syndicale ?

C'est vrai, le système est intégralement mafieux, et il est vrai aussi qu'il y a une partie de l'organisation syndicale qui est complice, tout comme les inspecteurs du travail corrompus, du monde patronal et mafieux. C'est de plus en plus évident. Mais il y a aussi une partie du monde syndical qui tente de faire son travail et d'inverser la tendance. Je pense à la FLAI-CGIL qui, dans la province de Latina [dans la région des Marais Pontins] s'est constituée partie civile dans plusieurs procès, ouvrant ainsi de véritables actions, et pas seulement des guichets. Il ne fait pas de doute que c'est la qualité de l'action syndicale qui est à améliorer, il ne suffit pas d'ouvrir un guichet. Il est nécessaire de construire des services d'avant-garde. Le syndicat ne peut se réduire à être le lieu physique auquel accèdent les travailleurs. Il doit se remettre à opérer de façon stable sur les lieux de résidence des travailleurs, migrants ou pas, avec des compétences beaucoup plus élevées et avec un engagement qui ne peut pas se limiter aux horaires de bureau. Il faut changer les modes d'intervention.

C'est un peu ce que fait In Migrazione, la coopérative que vous présidez.

Nous essayons. Et dans bien des cas, je dois dire que nous y réussissons. Il y a quelque temps, nous avions ouvert un bureau avec des services d'avant-garde, il s'appelait Bella Farnia. Nous donnions des cours d'italien et des cours de droit du travail même à huit heures du soir. L'enseignant ne se limitait pas seulement à enseigner la langue au journalier indien. Il lui apprenait à lire sa fiche de paie, à traduire et comprendre son contrat de travail. Nous leur avons appris ce qu'est un journaliste, ce qu'est un carabinier, un caporal et un employeur. Et, dans ce dernier cas, nous leur avons expliqué qu'un employeur ne doit pas être appelé patron. Nous avons clos ce projet, du moins de façon formelle, en septembre 2015. Eh bien, le 18 avril 2016, ce sont quatre mille journaliers indiens qui sont descendus dans la rue pour manifester pour leurs droits. Parce qu'ils étaient conscients d'en avoir.

Que voulez-vous dire par là ?

Simplement que, quand on adopte des modalités d'actions différentes de celles de l'employé de bureau qui tamponne une carte, on crée de la conscience et on obtient des résultats tangibles. Justement en raison de ce travail antérieur, la loi n.199/2016 (Dispositions en matière d'opposition aux phénomènes de travail au noir, de l'exploitation du travail dans l'agriculture et de réalignement des salaires dans l'agriculture, NDLR), a pu s'appliquer, dans la province de Latina, bien plus que dans d'autres régions. On a arrêté les caporaux, on a saisi les exploitations et il y a encore des procès en cours. Moi-même, avec des dizaines de journaliers, j'ai occupé physiquement des exploitations et des entreprises qui, aujourd'hui, ont toutes fini par être jugées. Il y a donc un long parcours à suivre, mais nous devons changer notre regard et notre méthodologie.

Toutefois, la loi contre le caporalat a ses lacunes. Tout d'abord, elle ne concerne pas toute la filière de l'agroalimentaire, mais seulement les étapes finales, risquant de ne frapper que les derniers maillons de la chaîne - qui trop souvent sont aussi les plus faibles. En second lieu, le caporalat n'est pas un phénomène lié seulement au secteur agricole. A partir de ces prémisses, la seule action en justice est-elle suffisante ?

Absolument pas. On doit partir d'une déconstruction et reconstruction de notre regard, de notre analyse du phénomène, avec les travailleurs et journaliers. Jadis, on aurait parlé d'appartenance de classe. Aujourd'hui, nous utilisons une terminologie un peu plus élaborée, mais c'est de là qu'on part pour modifier les rapports de classe. Il faut une action transversale, qui vise par-dessus tout, à créer de la culture. Il faut enseigner qu'il existe des devoirs, mais aussi des droits. Indispensables. Je vais prendre un exemple concret. En 2014, avec la coopérative In Migrazione, nous avons rédigé un dossier éclairant : "Se doper pour travailler comme des esclaves". Nous avons découvert que les journaliers indiens employés dans les champs des Marais Pontins, sont incités à prendre des stupéfiants : métamphétamines, opium et antispasmodiques. Dans cette chaîne de vente, le maillon final, celui qui vend de la drogue aux travilleurs indiens, est habituellement un autre Indien. Qui est ensuite promptement arrêté.

Quand je suis allé à la prison de Latina, pour donner des cours d'éducation à la légalité, je leur disais : faites bien attention, le contrat provincial de travail prévoit, pour des personnes présentes en Italie depuis vingt ans, une rétribution de 9 euros nets de l'heure pour un travail d'une durée globale de six heures trente minutes par jour. Ils n'en avaient pas conscience. Ils trouvaient normal de gagner 2.50 euros de l'heure pour travailler 10 ou 12 heures par jour pendant tout le mois. Nous, nous sommes en mesure de reconnaîre l'exploitation parce que nous avons une certaine connaissance du phénomène, et certaines compétences. Mais celui qui est exploité, souvent, ne sait pas qu'il l'est - sauf dans les cas les plus graves, où s'ajoute, à ces dynamiques, une violence physique et verbale évidente. Toute la narration du travail, aujourd'hui, est confiée au patron et à l'exploiteur, qui la gèrent de façon monopoliste, agissant sur le psychisme et sur la conscience du travailleur. C'est là-dessus que nous devons intervenir.

Cette intervention présuppose compétences et professionnalisme.

Certes. On devrait exiger de ceux qui enseignent l'italien un professionnalisme très élevé, une exprérience qui soit, même du point de vue méthodologique, élaborée.

Il faut connaître non seulement la langue, mais aussi la culture du migrant avec lequel on est en interface, sa façon de s'exprimer verbale et non verbale, son histoire. Cela sert à adapter l'enseignement sur les bases des exigences quotidiennes de cette personne. Au-delà de la langue, on enseigne à cette personne à être autonome dans ses relations sociales. Ici, dans les Marais Pontins, nous avons constaté des cas de travailleurs exploités qui ont payé jusqu'à 800 euros simplement pour renouveler leur carte d'identité parce qu'ils pensaient que la seule possibilité à leur disposition était de s'adresser au caporal qui, à son tour, était en rapport avec un employé municipal corrompu. Une véritable extorsion, aux dépens de travailleurs qui, bien souvent, ne disposent pas de l'argent nécessaire pour débourser de telles sommes. Notre misssion est de former le travailleur à 360 degrés, pour qu'il sache qu'il peut s'adresser directement au guichet de la mairie compétent, et pas seulement au caporal ; et que, pour donner un exemple, le renouvellement de la carte d'identité coûte 10 euros et non 800. C'est l'objectif de base que la coopérative In Migrazione se propose.

Mais comment est-il possible de créer une base vertueuse en l'absence de programmation, de mesures spécifiques et de financement ? Peut-on laisser cette mission au bon cœur de quelques personnes qui agissent, sur le terrain, dans une optique de simple bénévolat ? Certes, pour collaborer à des projets comme celui-ci, il faut des compétences. Mais il est certain aussi que le professionnalisme, d'une certaine façon, se paie. Comment, dans cette optique, fait-on passer l'expérience de In Migrazione dans d'autres régions italiennes ?

Sortir de la logique du bénévolat est absolument nécessaire, c'est évident. La coopérative In Migrazione promeut en effet de vrais contrats de travail ; mais, pour cela, il faut avant tout établir un dialogue permanent avec toutes les organisations qui s'occupent de formation, pour diffuser les bonnes pratiques et les résultatsjusqu'ici obtenus. Ensuite, il est nécessaire, comme vous le soulignez, que les organismes officiels fassent un pas en avant. Nous ne pouvons pas continuer à agir en l'absence de mesures et de projets, en particulier sur les territoires sensibles. Il faut sortir de la logique du simple volontariat, et professionnaliser au maximum. L'Etat doit investir à tous les niveaux, aussi bien national que local. Et, dans cette optique, on ne peut approuver des projets qui ne portent que sur six ou huit mois au maximum. Si on veut réformer le système, il faut des actions pluriannuelles, pour la raison aussi que la vie des journaliers exploités se poursuit jour après jour, sans respecter la durée des financements.

Le projet Bella Farnia, dont j'ai parlé plus haut, a eu une durée de neuf mois. Personnellement, j'ai continué à le développer gratuitement jusqu'à aujourd'hui, avec la collaboration d'avocats et de médiateurs ; nous sommes entrés dans les maisons des journaliers, dans les commerces, dans les lieux de rencontre, dans les exploitations. Parce qu'il n'était pas possible, selon nous, d'annuler un parcours vertueux déjà mis en route, et de décevoir les attentes de ces personnes. Et c'est une des raisons qui font que j'ai subi toutes sortes d'avanies : actes de vandalisme, intimidations à divers niveaux, menaces.

Lors du dernier incident, le coffre et les vitres de votre voiture ont été défoncés, et les pneus crevés. Et il est clair que c'était une tentative pour museler une information, la vôtre, capable de briser les chaînes de ce rapport duel entre exploité et exploiteur. Quand on éveille la conscience de ses droits chez un homme, il devient plus difficile de l'obliger à travailler 12 ou 14 heures par jour. Mais, face à ces menaces, vous sentez-vous protégé ?

Non, je ne me sens pas protégé. Il est vrai qu'il y a des personnes qui me protègent au sein de ma coopérative, dans le monde des associations, de la FLAI-CGIL, de la Fédération Nationale de la presse italienne et dans la communauté indienne. Mais il reste le fait que l'agression que j'ai subie a une origine ; et on ne s'est pas encore attaqué à cette origine. Je vais prendre un autre exemple. Ce n'est pas un hasard si, là où il y a un phénomène de grave exploitation de la main d'œuvre agricole, il y a toujours un grand marché de fruits et légumes. Dans le cas de la province de Latina, il s'agit du marché de Fondi. Là, la présence mafieuse est une réalité depuis des dizaines d'années, confirmée par des sentences judiciaires. Mais le monde politique n'a encore rien fait pour réformer de façon radicale ce genre de marché. Simplement, ils n'ont pas bougé.

Par contre, réglementer de façon stricte, au moyen d'une série de normes et de contrôles, ce genre de marché permettrait de soustraire à la criminalité un pourcentage important de son business illégal. Beaucoup de ces individus iraient en prison. Et cela permettrait d'endiguer au moins une partie de ces violences que nous subissons, dans une province où le journaliste qui s'occupe de faits de mafia ou de caporalat est constamment attaqué : physiquement, au moyen de dénonciations abusives, ou encore au moyen de l'intimidation politique. Il y a des journalistes qui ont reçu plus de 50 plaintes de la part des politiciens locaux. Et, comme par hasard, quelque temps après, ces mêmes politiciens ont fini en prison pour des délits pénaux de nature diverse.

Dépôts de plaintes abusives, violences physiques ou verbales, intimidations de diverses sortes : est-il possible que, pour faire son travail dans un système qui semble corrompu jusqu'à la moelle, on doive obligatoirement porter la palme du martyr ou, pire, du héros ? Nous nous passerions volontiers de devenir les martyrs d'une juste cause.

Mais la vérité, c'est que l'intimidation pratiquée contre une personne touche en réalité la communauté tout entière. Elle ne frappe pas seulement la personne directement impliquée, mais aussi ceux qui lui sont proches -afin qu'on sache que quiconque s'occupera de ce sujet précis, à n'importe quel niveau, en subira des conséquences. Et ceci génère solitude, séparation et, dans quelques cas, marginalisation. Le héros solitaire est très souvent perdant. Dans mon cas, il y a des difficultés économiques, parce que, pour le dire clairement, il devient très difficile de travailler, on vit mal dans son territoire que, très souvent, on est contraint d'abandonner, on vit mal sa vie privée. Ainsi, pour la communauté, le héros devient quelqu'un qu'on applaudit, mais qu'on n'imite pas. Et c'est exactement ce que veut le système. Ils nous veulent seuls parce que, plus on est seul, plus on devient faible et vulnérable. Par contre, si la communauté de référence fait sien votre combat, alors, les résultats arrivent. Le 9 septembre dernier, nous avons, avec la coopérative In Migrazione, la CGIL et la FLAI-CGIL, organisé une manifestation à Borgo Hermada : pour la première fois, parmi les plus de mille participants, il n'y avait pas seulement des journaliers indiens ; il y avait des associations, des anonymes, des habitants du lieu. Il s'est créé une passerelle entre les communautés indienne et italienne sur le thème de l'opposition à l'exploitation dans le travail. Il y a eu là un moment très important, qui a servi à envoyer un message précis à la criminalité : nous ne sommes pas seuls.

La manifestation de Borgo Hermada a donc été un préalable pour amorcer une sorte de révolution culturelle qui a mis au centre le thème du travail et des droits valides pour tous, sans distinction d'ethnie, de genre ou d'âge.

Il en est exactement ainsi. Aujourd'hui, le caporalat, par une simplification erronée, est perçu comme un phénomène qui concerne seulement le secteur agricole ou qui frappe uniquement des catégories déterminées de travailleurs, et pas les autres. On ne saurait faire d'erreur plus grossière. Nous sommes en fait en présence d'une pathologie transversale. Le phénomène d'une grave exploitation dans le travail existe dans les travaux publics, dans le secteur des marchés publics, dans celui des professions libérales, dans le commerce, dans le journalisme, dans le secteur de l'aide à domicile, et même dans les administrations publiques. Il concerne le marché du travail en général, il est inhérent à notre organisation sociale. Et il nous touche tous, que les victimes en soient conscientes ou non. Quand je défends les droits du journalier indien, je défends mes droits, les vôtres, ceux de ma petite-fille ou ceux d'un quelconque employé italien. Si on admet l'idée qu'on peut exploiter une personne dans les champs pendant 14 heures par jour, pour une rétribution de 2 euros de l'heure, alors, on peut admettre n'importe quelle autre idée : celle du journaliste qui travaille gratis ou, pour donner un autre exemple, l'idée selon laquelle les stages, à quelque niveau que ce soit, ne doivent pas être rétribués et qu'on doit travailler, là aussi pendant plus de 10 heures, sous les ordres d'un membre prospère des professions libérales. On peut admettre l'idée que les chercheurs universitaires aient une rétribution de 600 euros par an avec des bourses d'études ridicules. On peut admettre n'importe quoi. Après tout, il y aura toujours quelque chose de plus grave arrivé à un autre avant vous. C'est extrêmement dangereux, parce que cela modifie irrémédiablement les rapports de force sur le marché du travail et nous place tous dans une position de subordination.

C'est de ces prémisses que naît la campagne de financement participatif récemment lancée par la coopérative In Migrazione ?

Exactement. Nous ne voulons pas laisser les journaliers seuls, malgré le vide que les institutions ont créé autour de nous. Après la grève du 9 septembre dernier, on n'a plus lancé de projets d'études dans la province de Latina. Notre réponse a été de nous retrousser les manches et de dire : d'accord, il n'y a pas de mesures légales, mais nous, nous ne nous arrêtons pas. Notre intention est de construire une communauté consciente, et nos revendications ne se limitent pas à une contribution économique : c'est l'idée d'une participation active. Et il est vrai que, en tant que coopérative, nous ne pouvons intervenir, à travers un projet de services, que sur un nombre limité de cas. Mais si notre méthodologie est adoptée et intégrée par toute une communauté qui, au-delà de la contribution économique, décide de nous accompagner dans notre parcours et dans nos combats sociaux et civiques, les choses peuvent changer. Si beaucoup de gens adhèrent à notre projet et participent aux initiatives territoriales, c'est un mouvement beaucoup plus large que ce que nous pouvons mettre en place à nous seuls qui commence à s'enraciner. Caporalat et exploitation se fissurent quand la communauté comprend que le migrant indien est porteur d'une culture autre, qui ne doit pas être effacée, mais accueillie, et que ses problèmes sont aussi les nôtres.

A propos de l'effacement programmatique de l'identité culturelle d'autrui : dans un moment historique où le système d'accueil tout entier semble détraqué depuis ses fondements, est-il plus exact de parler d'intégration ou d'inclusion ?

Intégration est un mot qui ne me plaît pas. Je préfère parler d'inclusion, parce que son présupposé obligatoire, c'est l'accueil au sens le plus noble du terme. Un exemple : beaucoup des journaliers indiens portent le turban et une longue barbe, caractéristiques de leur identité,y compris religieuse. Certains patrons les obligent à ôter leur turban et à se raser la barbe ; leur but est de les réduire à n'être plus que des bras, en effaçant leur identité. Créer de la conscience dans la communauté signifie au contraire expliquer ce qu'est le sikhisme, en rappelant que les sikhs ont combattu dans notre pays le nazifascisme, dans les rangs de l'armée britannique, et qu'ils sont morts sur notre territoire bien avant que le caporalat se mette à les tuer. Les tombes des Sikhs se trouvent à Nettuno, au Mont Cassin, et dans bien d'autres cimetières italiens. Ainsi donc, changer la perspective sert à éviter que l'autre, juste parce qu'il est différent, soit perçu comme un envahisseur. Mais ce parcours ne peut se faire qu'en lançant une réflexion collective. Le crowdfunding sert aussi à cela : à obtenir de l'argent pour financer des projets allant dans la direction opposée à celle de l'exploitation et de la marginalisation. On triomphe de l'isolement avant tout en construisant une communauté consciente d'Italiens et d'Indiens. Et c'est là notre objectif.

Dans quelle mesure le nouveau système d'accueil dessiné par le récent décret Sécurité de Salvini aide-t-il à atteindre ce objectif ?

Écoutez, je crois que, pour réformer le système d'accueil en Italie, il faut sortir de la logique systémique de l'urgence. Nous sommes dans un pays qui, depuis vingt ans, raisonne selon des logiques d'urgence et non de programmation. C'est une des raisons qui font que les préfectures ouvrent dans l'urgence des Centres d'accueil extraordinaires (CAS) dans des zones déjà infestées par les caporaux, en rase campagne, sans les contrôles nécessaires et le professionnalisme convenable. C'est ce qui arrive dans les Marais Pontins, dans la Capitanate, dans la Calabre ionique, en Sicile ou dans le Nord si civilisé. Ce n'est pas acceptable. L'accueil doit mener à l'inclusion, non à l'intégration. Il doit porter des opportunités transversales, laissant les personnes libres de choisir leur parcours de vie sans en effacer les identités. Et il doit être le plus professionnel possible, il ne peut être abandonné à l'à peu près. Il faut un système de contrôles et de surveillance élevé et il faut des institutions qui prennent des mesures et qui contrôlent les subventions et les coopératives qui y ont droit. Des mesures, soyons clairs, qui ne soient pas comme celles qui ont conduit au CARA de Mineo ou au CARA de Crotone, Isola Capo Rizzuto ou autres. Ce n'est pas par hasard que les mafias ont eu ainsi la partie aussi belle. Le système d'accueil devrait être la carte d'identité du pays. Mais aujourd'hui, le premier accueil est pour le moins scandaleux. Et, pour répondre à votre question, le décret Salvini, à mon avis, n'apporte absolument rien.

Justement : comment fait-on pour sortir, comme vous le dites, de la logique systémique de l'urgence, en maîtrisant un sujet aussi complexe et controversé que celui de l'accueil, à travers un décret-loi dont les présupposés de base sont, rappelons-le, justement ceux de la nécessité et de l'urgence ?

C'est bien simple : on ne peut pas.Avec le décret Salvini, on attaque le deuxième accueil, celui des SPRAR, et on laisse la voie libre à l'accueil massif, un accueil dépourvu de compétence, où les centres deviennent des lieux de détention voire de recrutement de main d'œuvre à employer dans les campagnes. La conscience civique et sociale devrait devenir conscience politique. Mais ce décret est un couperet préannoncé ; une tentative de destruction d'une forêt pour construire un pré. On essaie d'effacer tous les efforts faits au cours du temps. On passe par-dessus la tête de la démocratie au nom de la nécessité et de l'urgence, alors même qu'il n'y a pas urgence. C'est aussi, disons-le, qu'un décret est immédiatement opérationnel et pousse le Parlement à l'approbation. Et ce n'est pas vrai qu'on pourra le modifier. Car même s'il y avait des amendements, ils ne pourront pas modifier la nature et la logique de ce décret. Aussi nous retrouverons-nous avec un système d'accueil où l'on donnera aux patrons et exploiteurs l'occasion de s'enrichir sur le dos des migrants. De plus, et c'est un aspect que beaucoup sous-estiment, on perdra des dizaines de postes de travail. Jusqu'ici, non seulement les SPRAR [Service de Protection pour Demandeurs d'asile et Réfugiés] ont amorcé des parcours de bon accueil, mais ils ont généré de nombreux postes de travail pour les Italiens - pour utiliser un lexique cher au Ministre de l'Intérieur. Qu'on pense au rôle des médiateurs culturels, des professeurs de langue, des avocats et autres professionnels engagés dans ce secteur. Et voilà qu'avec un décret on efface des postes de travail pour satisfaire une fureur idéologique que je considère comme très, très dangereuse.

Le décret Sécurité intervient pour éliminer la disproportion entre le nombre de reconnaissances des formes de protection internationale déjà organisées au niveau international et européen, comme le statut de réfugié et la protection subsidiaire, et le nombre de permis de séjour accordés pour motifs humanitaires. On élimine la marge laissée à l'appréciation personnelle dans l'attribution de la protection humanitaire en introduisant une caractérisation rigide des cas avec l'indication de conditions spécifiques pour les demandeurs. Mais il y a plus. On réglemente même la formule de l'assistance judiciaire. Mais, ce faisant, n'ouvre-t-on pas la voie à la spéculation ? En conclusion : cette mesure génère-t-elle de la sécurité ou une insécurité diffuse ?

La réponse est déjà connue : c'est un décret insécurité, et pas le contraire. Et il est vrai qu'on alimente la spéculation des professions libérales aux dépens des migrants. Pensons aux avocats, aux experts-comptables, aux notaires. Les patrons ne pourraient jamais agir librement sans le soutien des professionnels qui leur facilitent les choses. Le mal-accueil génère la criminalité. Il alimente un système criminel dans lequel un petit nombre profite des besoins d' un grand nombre de pauvres. Personnellement, j'ai eu l'occasion de connaître des professionnels, même des avocats du travail, qui ont profité de façon louche de personnes qui avaient tout à leur disposition, sauf l'argent pour les payer. L'opacité qu'entraîne le décret Salvini génère un système dans lequel barbotent ce genre de requins. Sans compter que la dangereuse rhétorique employée de façon diffuse conre les migrants, et devenue aujourd'hui la marque d'identité du nouveau gouvernement italien, risque d'agir sur les bénéficiaires du système mafieux, finissant par le légitimer. Les agro-mafias ne tireront que des bénéfices des flèches lancées contre les immigrés, et des coupes économiques visant à appauvrir le système de l'accueil sans l'améliorer. Certains centres deviendront, encore plus que par le passé, de véritables hubs pour le recrutement de bras à exploiter pour notre pire agriculture. En dépit de la sécurité tant vantée.

NdE

*Caporalat : (ital. caporalato) phénomène mafieux d'exploitation illégale de la main d'œuvre, généralement immigrée et en partie sans papiers, principalement dans le bâtiment et l'agriculture et dans le sud de l'Italie.

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Source:  terredifrontiera.info
Publication date of original article: 08/10/2018

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