02/11/2018 les-crises.fr  10 min #147761

Des fuites de documents révèlent que Google prévoit de lancer un moteur de recherche censuré en Chine

Démission d'un des principaux scientifiques de Google pour cause de « renoncement à nos valeurs » en Chine. Par Ryan Gallagher

Source :  The Intercept, Ryan Gallagher, 13-09-2018

Ryan Gallagher

Le 13 septembre 2018

Crédit photo : Jack Poulson.

Un des plus importants scientifiques de Google a quitté l'entreprise pour protester contre son projet de lancement en Chine d'une version censurée de son moteur de recherche.

Jack Poulson a travaillé pour le département « Recherche et Intelligence Artificielle » de Google, où il était à la pointe sur l'amélioration de la précision des moteurs de recherche de l'entreprise.

Début août, M. Poulson a fait part à sa hiérarchie chez Google de ses inquiétudes après que The Intercept  eut révélé que le géant de l'Internet développait en secret un moteur de recherche pour appareils Android à destination de la Chine. Ce système de recherche, baptisé Dragonfly (Libellule), a été conçu pour faire disparaître les contenus que le gouvernement autoritaire de la Chine considère comme sensibles, tels que les informations sur les dissidents politiques, la liberté d'expression, la démocratie, les droits humains et les manifestations pacifiques.

Après avoir entamé des discussions avec ses patrons, M. Poulson a décidé à la mi-août qu'il ne pouvait plus travailler pour Google. Il a remis sa démission qui a pris effet le 31 août.

Il a déclaré à The Intercept, dans une interview, qu'il pensait être l'un des cinq employés de la société à démissionner à cause de Dragonfly. Il a estimé que c'était sa « responsabilité morale que de démissionner pour dénoncer la violation de nos engagements publics en matière de droits humains », a-t-il déclaré.

M. Poulson, qui était auparavant professeur adjoint au département de mathématiques de l'Université Stanford, a déclaré qu'il pensait que ce projet chinois avait violé les principes de l'intelligence artificielle de Google, selon lesquels l'entreprise ne conçoit ni ne déploie des technologies « dont le but est contraire aux principes largement acceptés du droit international et des droits humains ».

Il s'est dit préoccupé non seulement par la censure elle-même, mais aussi par les ramifications de l'hébergement des données des clients en Chine continentale, où elles seraient accessibles aux agences de renseignement chinoises qui sont connues pour cibler les militants politiques et les journalistes.

Dans  sa lettre de démission, Poulson a dit à ses patrons : « Parce que je suis convaincu que la contestation est essentielle au bon fonctionnement des démocraties, je suis contraint à la démission pour ne pas contribuer au recul de la protection des dissidents, et pour ne pas en tirer profit. »

« Je considère notre intention de capituler devant la censure et les demandes de surveillance, en contrepartie de l'accès au marché chinois, comme un renoncement à nos valeurs et à nos positions de principe en matière de négociation avec les gouvernements » a-t-il écrit, ajoutant : « Le risque n'est que trop concret de voir d'autres pays tenter de tirer parti de nos agissements en Chine pour exiger que nous nous plions à leurs exigences en matière de sécurité. »

« Je suis contraint à la démission pour ne pas contribuer au recul de la protection des dissidents, et pour ne pas en tirer profit. »

Au cours des six semaines qui se sont écoulées depuis les révélations sur Dragonfly, Google n'a toujours pas répondu publiquement aux inquiétudes suscitées par le projet, malgré de vives réactions hostiles en interne comme en externe. Plus tôt ce mois-ci, Sundar Pichai, PDG de Google, a refusé de comparaître à une audience de la commission sénatoriale du renseignement, où on lui aurait posé des questions sur la censure en Chine. L'entreprise a ignoré des dizaines de  questions posées par des journalistes au sujet du projet et a fait obstruction à des groupes de défense des droits de l'homme qui  affirment que le moteur de recherche censuré pourrait faire que l'entreprise « contribue directement aux violations des droits humains ou [devienne] complice de ces violations ». (Google n'a pas non plus répondu à une demande de renseignements concernant cet article.)

Poulson, âgé de 32 ans, qui a commencé à travailler pour Google en mai 2016, a déclaré à The Intercept que le mutisme de l'entreprise avait nourri son sentiment de frustration. « Il y a de sérieuses répercussions à l'échelle mondiale », a-t-il dit. « Quelles sont les lignes rouges, au plan éthique, de Google ? Nous en avons déjà affiché quelques-unes, mais maintenant nous semblons les franchir. J'aimerais vraiment voir ce qu'est le bilan des engagements de Google. »

Google a lancé un moteur de recherche censuré en Chine en 2006, mais a cessé d'exploiter le service dans le pays en 2010, en invoquant les initiatives du gouvernement chinois pour entraver la libre expression, bloquer les sites Web et pirater les comptes Gmail des gens. À l'époque, Sergey Brin, cofondateur de Google, avait clairement fait savoir qu'il était fermement opposé à la censure. Brin avait passé une partie de son enfance en Union soviétique et  se disait « particulièrement sensible aux atteintes aux libertés individuelles » en raison du vécu de sa famille là-bas. En 2010, après que l'entreprise a retiré son moteur de recherche de Chine, Brin  a déclaré au Wall Street Journal qu'« en ce qui concerne la censure et la surveillance des opposants », il avait vu « les manifestations du totalitarisme [en Chine], et je trouve cela personnellement très troublant ».

Poulson a dit qu'il était « tout à fait d'accord avec le dossier que Sergey a présenté en 2010. C'est la compagnie que j'ai rejointe, celle qui faisait cette déclaration ». Si la position de principe en matière de lutte contre la censure est en train de changer, a-t-il dit, alors il ne peut plus « être complice en tant qu'actionnaire et citoyen de l'entreprise ».

Seuls quelques centaines des 88 000 employés de Google connaissaient Dragonfly avant qu'il ne soit rendu public. Poulson faisait partie de la majorité de ceux qui étaient tenus dans l'ignorance. Mais parce qu'il se concentrait sur l'amélioration des moteurs de recherche de l'entreprise - en particulier dans un domaine appelé « analyse internationale des requêtes » - il est possible que son travail ait pu être intégré dans le moteur de recherche chinois censuré sans son consentement et sans qu'il le sache.

Une fois que la nouvelle de Dragonfly s'est répandue chez Google, il y a eu des contestations au sein de l'entreprise. Plus de 1 400 employés du géant de l'Internet  ont signé une lettre demandant la nomination d'un médiateur pour évaluer les « questions morales et éthiques urgentes » qui, selon eux, sont soulevées par le programme de censure. La lettre condamnait le mystère entourant Dragonfly et déclarait : « Nous avons besoin de toute urgence de plus de transparence, d'un siège à la table des négociations et d'un engagement en faveur de processus clairs et transparents : les employés de Google doivent savoir ce que nous construisons. »

Les patrons de Google  ont essayé de contenir la colère en bloquant l'accès des employés aux documents sur le moteur de recherche chinois. Suite à des fuites lors d'une assemblée générale du personnel le mois dernier, l'entreprise a resserré les règles de sorte que les employés en télétravail ne peuvent participer à des visioconférences sur leurs propres ordinateurs - ils ne peuvent y avoir accès que depuis un bureau dédié dans une salle Google et sous la supervision d'un responsable.

M. Poulson a dit qu'il envisageait de rester salarié de Google et d'essayer de faire valoir ses protestations de l'intérieur. Certains de ses collègues ont argué que la décision de lancer le moteur de recherche chinois pouvait encore être annulée, et l'ont encouragé à attendre avant de démissionner. « Mais alors, je n'ai aucune chance de faire revenir sur cette décision », dit-il, « alors que si je démissionne avant, ça aura peut-être un certain impact. »

Entre mai 2016 et juillet 2017, M. Poulson a travaillé au siège social de Google à Mountain View, avant de déménager dans les locaux de l'entreprise à Toronto. Il a dit qu'il considérait ses anciens collègues de Google comme des personnes parmi les plus intelligentes et les plus travailleuses qu'il ait jamais rencontrées. Mais il est surpris qu'un plus grand nombre d'employés de l'entreprise n'aient pas démissionné pour Dragonfly.

« C'est incroyable le peu de solidarité qu'il y a sur ce sujet », a-t-il dit. « Si j'ai bien compris, en cas de désaccord éthique grave sur une question, vous n'avez pas d'autre choix que de démissionner. »

Photo du haut : Jack Poulson.

Source :  The Intercept, Ryan Gallagher, 13-09-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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