07/11/2018 les-crises.fr  13 min #147955

La révolte des rats, 
par Chris Hedges

Source :  Truthdig, Chris Hedges, 17-10-2018

La couverture du nouveau livre de Ralph Nader a été réalisée par M. Fish, collaborateur de Truthdig.

Aucun Américain n'a combattu avec plus de ténacité, de courage et d'intégrité que Ralph Nader pour dénoncer les crimes du pouvoir des entreprises et contrecarrer le coup d'État des entreprises qui a détruit notre démocratie. Pas un seul. Il n'y a pas grand-chose qu'il n'ait pas essayé dans ce sens. Il a écrit des articles d'investigation sur les pratiques dangereuses de l'industrie automobile, publié des best-sellers tels que  Who Runs Congress ? [Qui dirige le Congrès, NdT], fondé des associations de consommateurs et d'actions citoyennes, témoigné devant un grand nombre de commissions parlementaires. Il a rédigé un grand nombre de lois environnementales et sur la sécurité des travailleurs adoptées au Congrès alors sous la direction de l'aile gauche du Parti démocrate, désormais disparue ; et lorsqu'il a été mis à l'écart du processus législatif par les Démocrates liés au monde des affaires, il s'est présenté aux élections présidentielles. Il a même aidé à organiser le premier Jour de la Terre.

Sa dernière offensive est une fable intitulée  How the Rats Re-Formed the Congress. [Comment les Rats ont reformé le Congrès, NdT]. (Et même si parfois sa prose peut être un peu empruntée et les blagues scatologiques à la hauteur de l'humour d'un enfant de 10 ans - les rats sortent des cuvettes des toilettes en rampant pendant que les dirigeants du Congrès font leurs besoins - Nader est on ne peut plus sérieux en ce qui concerne la révolte que les rats engendrent.)

Selon Nader, la clé pour que les citoyens reprennent le contrôle du Congrès et du gouvernement est la tenue de manifestations et de rassemblements de masse à l'échelle nationale. Ces manifestations, comme toutes les manifestations efficaces, sont organisées par du personnel à plein temps et sont de plus en plus nombreuses et dynamiques. Les manifestations sont financées par trois milliardaires éclairés. Je ne partage pas la foi de Nader - également exprimée dans son autre incursion dans la fiction, Only the Super-Rich Can Save Us - dans une aile renégate de l'oligarchie qui finance le renversement de l'État corporatif, mais il a raison de dire que les mouvements réussis doivent être soutenus, croître en taille et en pouvoir, avoir des organisateurs dédiés et amasser des ressources financières et autres pour ne pas s'effriter.

Nader écrit dans son livre :

« La plupart du temps, les protestations s'élèvent et retombent dans le vide. En général, elles ne se propagent pas au-delà du groupe central de personnes concernées qui en sont à l'origine. Les experts sur les foules attribuent cela au peu de planification, aux budgets minuscules, au manque de leadership et au manque d'objectifs précis qui induisent une lassitude de l'action au sein du noyau avant qu'elles n'aient un impact. Le noyau ne répond jamais de façon convaincante aux questions : "Jusqu'où la majorité de nos concitoyens veulent-ils aller exactement et comment comptent-ils y arriver ?". »

« Une autre explication de l'atonie des mouvements de protestation dans ce pays est que les politiciens américains, au cours des vingt-cinq dernières années, ont appris à ignorer en toute tranquillité les grands rassemblements, manifestations et même "occupations" temporaires, car ils n'aboutissent à rien. Les législateurs n'en tiennent jamais compte lorsqu'ils prennent des décisions. Souvenez-vous aussi qu'à Washington, les grands rassemblements, comme ceux contre la guerre en Irak, pour l'environnement ou pour une politique de l'emploi, se tenaient traditionnellement les fins de semaine, lorsque ni les membres du Congrès ni les journalistes n'étaient présents. Ces foules ont de la chance d'avoir une photo dans les journaux du dimanche. Le manque de publicité réduit l'impact qu'elles auraient pu avoir. Les rassemblements plus petits, même ceux des  Anciens Combattants pour la paix , sont complètement évincés, avec au mieux quelques lignes dans les dernières pages des journaux. »

Les manifestations pour la restauration de notre démocratie ont lieu dans des villes de tout le pays. On voit aussi des citoyens furieux déferler sur Washington pour encercler et occuper le Capitole et les quartiers généraux d'autres agences et institutions gouvernementales afin d'exiger le retour à un régime démocratique. Les élites dirigeantes ont peur.

En effet, ce n'est que lorsque les élites auront peur de nous qu'il y aura un espoir de détruire la corporatocratie. La politique, comme la comprend Nader, est un jeu basé sur la peur.

Comme le souligne M. Nader, les représentants élus ont renoncé à leur pouvoir constitutionnel pour obéir aux ordres des sociétés en échange de l'argent des sociétés. C'est un système de corruption légalisée. L'assentiment des gouvernés est devenu une véritable plaisanterie. Les politiciens des deux partis au pouvoir sont les agents de l'exploitation et de l'oppression des entreprises, les ennemis de la démocratie. Ils ne tiennent plus d'audiences publiques au niveau des comités. Ils gouvernent en grande partie en secret. Ils adoptent des projets de loi, la plupart rédigés par des lobbyistes d'entreprise, et nomment des juges pour protéger les entreprises contre les poursuites judiciaires intentées par ceux que ces entreprises ont lésés, blessés ou escroqués. Ils nient notre droit de saisir les tribunaux. Ils détournent de l'argent de l'infrastructure et des services sociaux en ruine du pays pour soutenir une machine de guerre qui consomme la moitié de toutes les dépenses discrétionnaires. Ils accumulent des déficits massifs pour accorder des réductions d'impôts aux oligarques au pouvoir et orchestrent le plus important transfert de richesse de l'histoire américaine. Ils suppriment le salaire minimum, brisent les syndicats et légalisent la servitude pour dette que les entreprises utilisent pour exiger un tribut punitif de la part des citoyens, y compris des jeunes hommes et femmes forcés d'assumer une dette de 1500 milliards de dollars pour faire des études supérieures. Ils révoquent les lois, les contrôles et les règlements qui freinent les pires abus de Wall Street. Ils abolissent nos libertés civiles les plus chères, y compris le droit à la vie privée et à une procédure régulière. Leurs procédures publiques, comme l'a montré le procès du nouveau juge de la Cour suprême Brett Kavanaugh, sont un théâtre politique sans vergogne qui se moque du processus démocratique.

« Le Congrès lui-même est un danger clair et présent pour notre pays », écrit Nader. « Il se repaît du pouvoir brut des entreprises mondiales et ignore les diverses dégradations fatales de la vie sur la planète ». Il appelle le Congrès « une tyrannie concentrée d'auto-privilège, de secret, de règles et de pratiques d'exclusion. »

Nader prévient que tout soulèvement doit être rapide pour empêcher les élites dirigeantes de s'organiser pour l'écraser. Il doit capter l'imagination du public. Et il doit avoir le sens de l'humour. Il écrit sur le soulèvement fictif dans How the Rats Re-Formed the Congress :

« Un contingent de New York et de la Nouvelle-Angleterre, dirigé par des infirmières et des étudiants, a livré une cargaison de "Wall Street Rats" avec l'enseigne expliquant qu'ils seraient évidemment bien accueillis par le Congrès qui avait refusé d'adopter une taxe sur la spéculation de Wall Street. Une telle taxe sur les transactions aurait fourni 300 milliards de dollars par an qui auraient pu être utilisés pour fournir les soins médicaux et réduire le fardeau des prêts étudiants. Des millions de cartes postales ont été envoyées montrant un rat noir géant sur le dôme du Capitole avec une pancarte disant : "Vous ne les avez pas écoutés - les gens - mais maintenant vous allez nous écouter". Ce n'était là qu'une partie de l'anthropomorphisme critique corrosif attribué aux rats et à leur programme politique imaginaire. Ils étaient devenus la voix du public ! De petites statuettes de Blamer, Melosay et Clearwater, portant des couronnes sur lesquelles chantait un rat pompeux, se vendaient comme des petits pains. L'art de l'affiche a atteint de nouveaux sommets grâce à des représentations imaginatives, symboliques et réelles de ce que l'on appelait de plus en plus les perfides les "Withering Heights" de Washington, DC ["Withering Heights" (les hauteurs en train de fâner) est un jeu de mot sur le célèbre roman "Wuthering Heights" (Les Hauts de Hurlevent) d'Emily Brontë, NdT]. »

« Le calendrier était rempli d'actions de rue non-stop : rassemblements, discours sur des tribunes improvisées, marches et sit-ins dans les zoos où les manifestants affirmaient que les rats devraient recevoir des cages de luxe en récompense de leur prise de pouvoir héroïque. Les médias n'en avaient jamais assez. Les audiences ont grimpé en flèche et les journaux, la radio et la télévision consacraient de plus en plus de temps à ce qui faisait une très forte impression partout. Les manifestations - dans tout le pays, État rouge, État bleu, Nord, Sud, Est et Ouest - se sont transformées en étapes de mobilisation avec des demandes spécifiques de justice, d'équité et de participation en tant que citoyens, remplaçant le contrôle de la richesse comme la condition sine qua non du fonctionnement gouvernemental. Et, le signe le plus inquiétant de tous pour les personnes en place : des candidats, ayant les mêmes convictions que les manifestants, commençaient à émerger et se préparaient à défier les parlementaires lors des prochaines primaires. »

« Des pétitions circulaient sur Internet pour exiger que les représentants retournent au travail, peu importe l'infestation de rats : des millions de travailleurs se présentent chaque jour dans des emplois beaucoup plus dangereux. Ils ne battent pas en retraite à cause de la peur. S'ils le faisaient, ils se verraient réduire leur salaire ou seraient congédiés par leurs patrons. La pétition soulignait que les membres du Congrès étaient payés pendant qu'ils restaient au lit à la maison. Scandaleux ! Ces pétitions contenaient des revendications communes de gauche et de droite, le genre qui effraie vraiment les politiciens. »

Aucune révolution ne réussira sans une vision. Nader énonce les principes de base - un salaire de subsistance garanti, une assurance-maladie entièrement financée par le gouvernement, une éducation gratuite, y compris au niveau universitaire, la poursuite des criminels d'entreprise, la réduction du budget militaire pléthorique, la fin de l'empire, la réforme du droit pénal, le transfert des pouvoirs des élites aux citoyens en offrant aux consommateurs, travailleurs et communautés des espaces publics de rencontres et d'organisation, démanteler les grandes banques et créer un système bancaire public, protéger et encourager les syndicats, soustraire l'argent de la politique, retirer les médias aux entreprises et les rendre au public et mettre fin aux subventions à l'industrie des combustibles fossiles tout en maintenant les combustibles fossiles dans le sol pour reconfigurer radicalement notre relation avec les écosystèmes.

Il écrit sur la convergence populaire sur les centres du pouvoir :

« Pendant ce temps, en voiture, en bus, en train, en avion et même à bicyclette et à pied, des gens de tous âges, de tous milieux et de tous lieux ont continué à affluer à Washington. Ils ont rempli les restaurants et les motels. Ils devaient généralement trouver une chambre dans une ville où il y avait peu d'appartements abordables, mais beaucoup de grandes maisons sous-occupées dont les propriétaires de longue date voulaient gagner de l'argent pour payer leurs taxes foncières et leurs réparations. Ils louaient donc aux nouveaux arrivants. »

« La façon dont ces visiteurs ont fait entendre leur voix était très imaginative. Il y avait une cavalcade de cavaliers en procession le long de l'avenue de la Constitution, resplendissante de signes, "Passez cette loi.." ou "Passez celle-là..." qui se terminaient toujours par le sinistre "ou sinon". Un cavalier utilisait sa trompette pour élever le niveau émotionnel de la manifestation, qui a été entièrement couvert dans la presse. D'autres se sont joints au rassemblement quotidien "démissionnez... ou alors" qui se déroulait à l'arrière du Capitole tandis que les mini-manifestations devenaient des événements quotidiens devant la Maison-Blanche et dans d'autres grands édifices gouvernementaux abritant des ministères et organismes. Même les administrations situées en périphérie, comme le Pentagone, la CIA, l'Office des brevets ou la Food and Drug Administration, où les employés pensaient être hors de portée, n'ont pas échappé à la mobilisation. »

C'est une vision merveilleuse. J'espère que cela se produira. Mais même si ce n'est pas le cas, nous devrions essayer. Faire appel aux élites au pouvoir et aux deux partis politiques du monde des affaires, ainsi que tenter de faire entendre notre voix et de faire entendre nos préoccupations par les médias du monde des affaires, qui ont mis Nader sur liste noire, est une perte de temps. La corporatocratie sera renversée par une révolte citoyenne ou bien nous continuerons à nous enfoncer dans un cauchemar politique et écologique. Nader ose rêver. Nous devrions en faire autant.

* Le titre anglais « The Rats Revolt » fait référence à « Rat race » (la course des rats), expression désignant une course sans fin, auto-destructrice ou inutile. Elle est basée sur l'image d'un rat de laboratoire essayant de s'échapper en parcourant un labyrinthe ou une roue, NdT

Chris Hedges est un chroniqueur de Truthdig, un journaliste lauréat du prix Pulitzer, un auteur à succès du New York Times, un professeur du programme universitaire offert aux prisonniers de l'État du New Jersey par la Rutgers University et un pasteur presbytérien ordonné. Il a écrit 12 livres, dont le best-seller du New York Times "Days of Destruction, Days of Revolt" (2012), qu'il a co-écrit avec le dessinateur Joe Sacco. Hedges a passé près de deux décennies en tant que correspondant étranger en Amérique centrale, au Moyen-Orient, en Afrique et dans les Balkans. Il a fait des reportages dans plus de 50 pays dans le cadre de son travail pour The Christian Science Monitor, National Public Radio, The Dallas Morning News et The New York Times, pour lesquels il a été correspondant étranger pendant 15 ans.

Source :  Truthdig, Chris Hedges, 17-10-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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