14/11/2018 les-crises.fr  15 min #148268

Le meurtre de Khashoggi - À l'intersection complexe de trois points d'inflexion. par Alastair Crooke

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 23-10-2018

Les réalistes soulignent que le démembrement vivant et l'assassinat de Khashoggi n'est encore que la mort d'un journaliste ; que de tels événements ne sont pas exceptionnels - et que les États changent rarement de politique au motif d'une mort, aussi atroce soit-elle. Tout cela est vrai. Mais il est également vrai qu'un événement isolé se produire « au bon moment » ; il peut frapper juste au point d'inflexion où il est prêt à basculer ; lorsqu'un seul flocon de neige supplémentaire, indistinct, peut déclencher une énorme coulée dont la masse est entièrement disproportionnée par rapport au grain unique qui la déclenche. Le meurtre de Khashoggi était-il un tel déclencheur ? Oui, c'est tout à fait possible parce qu'il y a plusieurs accumulations instables d'implications politiques dans la région, où même un petit événement pourrait déclencher un glissement important. Ces dynamiques constituent un lien complexe de dynamiques changeantes.

Le corps de Khashoggi littéralement démembré est aussi en quelque sorte une allégorie de la dynamique régionale plus large qui s'effrite. Khashoggi - un des premiers membres des Frères musulmans, et considéré comme leur icône - a été, nous dit-on, littéralement, horriblement démembré. Symboliquement, sa fin sera considérée - du moins dans la région - comme le corps encore vivant des MB (Frères musulmans), étendu sur le bureau, coupé en morceaux par  des apparatchiks saoudiens - rappelant presque fidèlement la campagne du Golfe pour écraser et « éradiquer » la fraternité de cette zone.

Le symbolisme est d'autant plus poignant que Khashoggi symbolisait aussi, d'une manière personnelle, ce tentacule ambigu qui se déploie entre l'Al-Qaïda de Ben Laden et les Frères musulmans - bien que Khashoggi ait par la suite voulu nuancer son estime pour Ben Laden. (Khashoggi a rejoint les Frères musulmans à peu près en même temps que ben Laden ; il a beaucoup voyagé avec le chef d'Al-Qaïda en Afghanistan et a rédigé l'un premiers portraits pour un magazine saoudien en 1988 ( voir The Osama bin Laden I Know de Peter Bergen).

Le principal « point d'inflexion » dont le monde s'est à juste titre emparé, cependant, est la possibilité que le président Trump soit acculé, à contrecœur, par le lent suintement, l'écoulement de la transmission des preuves - à un rééquilibrage des relations américano-saoudiennes, pour la première fois depuis 1948. Et, dans ce contexte, admettre à contrecœur que Mohammed ben Salmane n'est pas la base fiable à partir de laquelle les principaux éléments de la politique étrangère américaine s'articulent tous : Le changement de régime en Iran, la limitation du prix du pétrole alors que l'Iran fait l'objet de nouvelles sanctions, la vente d'armes américaines et la remise à Israël de son « accord du siècle »). Bien sûr, personne ne sait ce qui pourrait se passer en Arabie saoudite si MBS était mis à l'écart en tant qu'héritier présumé. Il y a  des grondements dans la famille al-Saoud qui sont clairement audibles.

Est-ce que Trump va vraiment prendre une telle décision ? Il fera tout pour l'éviter. Cependant, une « surenchère » critique de l'opinion du Congrès américain et de la Beltway [idiome américain utilisé pour caractériser les questions qui sont, ou semblent être, importantes principalement pour les fonctionnaires du gouvernement fédéral américain, NdT] a depuis longtemps terni les relations saoudiennes : progressivement, depuis le 11 septembre et la catastrophe qu'est le Yémen, se sont ajoutées à cette surenchère du mécontentement et du malaise quant au mérite de la relation étroite de MBS avec les États-Unis.

Peu de gens à Washington estiment que l'affirmation de Trump selon laquelle les ventes d'armes représentent un potentiel de 110 milliards de dollars n'est rien d'autre qu'une fanfaronnade : un camouflage des ventes existantes, déjà en préparation depuis l'époque d'Obama, a fait l'objet de quelques lettres d'intention (non contraignantes). Et les États-Unis ne dépendent plus aujourd'hui d'un approvisionnement sûr en pétrole saoudien. Inévitablement, le côté négatif de la relation devient alors de plus en plus marqué (et plus sombre). Et avec le public clairement plus conscient des horreurs qui constituent le djihadisme brutal wahhabite (c'est-à-dire en Syrie), ainsi que la lente prise de conscience que la « réforme » en Arabie saoudite ne corresponde pas à ce que le terme signifie ailleurs. Le meurtre de Khashoggi est-il donc le dernier grain qui déclenchera la chute soudaine ? Si le sénateur Lindsay Graham peut être considéré comme le « canari dans le puits de mine », alors oui : « Ce type [MBS], doit partir »,  insiste Graham.

Et ici, l'autre symbolisme résultant de l'assassinat de Khashoggi pointe vers un « point d'inflexion » différent : Son démembrement a eu lieu en Turquie, au moment où il était sur le point de se rallier à l'Institution de l'AKP (l'oncle de sa fiancée était un fondateur de l'AKP). Khashoggi était également un ami du président Erdogan. Cet événement épouvantable a permis à Erdogan d'optimiser la position de la Turquie de manière incommensurable (surtout lorsqu'il s'est produit parallèlement à la libération du pasteur américain Brunson par le tribunal turc). Trump, saluant Brunson à la Maison-Blanche, a fait son propre chemin de Damas : il considère maintenant la Turquie très favorablement, a affirmé le Président. Erdogan  tirera pleinement parti de cet avantage pour soustraire les États-Unis aux Kurdes de l'est de la Syrie et pour renforcer son influence en jouant Washington contre Moscou.

Erdogan a de toute évidence des ambitions plus élevées. Il utilise ce levier de Khashoggi maintenant  pour promouvoir son leadership dans le monde islamique, dans l'espoir de l'arracher à l'Arabie saoudite. Après la défaite des Wahhabites en Syrie, Erdogan sent que l'islam sunnite est sur le point de l'emporter : il utilise effrontément le langage et l'imagerie ottomans pour affirmer cette revendication passée ; les articles de la presse turque ajoutent à cela  la demande que l'Arabie saoudite abandonne son hégémonie « wahhabite » sur les lieux saints de la Mecque et de Médine.

Il s'agit là d'un autre point de basculement potentiel important : La position de l'Arabie saoudite s'effondre : Il a toujours été un État marginal sur le plan politique, mais le royaume a compensé cette situation par une politique du chéquier et par son accréditation en tant que gardien des lieux saints.

Mais avec les excès de l'EI qui ont aliéné Américains et Européens, les États du Golfe se sont tournés vers un récit d'« appel à la modération » et d'approbation de la « guerre contre la théocratie », plutôt que de risquer une condamnation directe de la violence djihadiste : Une position inacceptable pour leurs propres clercs 'puritains'. (Le fait est que si la « guerre contre la théocratie » pouvait être comprise comme un engagement explicite à combattre l'EI, elle servait plus commodément, de façon rhétorique, à assimiler l'Iran, le Hezbollah et les Frères musulmans à l'EI, en les considérant comme impossibles à distinguer de ce dernier). C'est le récit fortement artificiel auquel Trump a souscrit sans réserve.

La même « modération » a cependant contraint à une tentative concertée, quoique confuse, pour éloigner les monarchies du Golfe de l'« État islamique ». Mais,  comme l'a fait remarquer Ahmad Dailami, le nationalisme monarchique que MBS a utilisé pour éloigner le royaume de son propre puritanisme islamique n'a pas été remplacé par un autre credo, ni par une véritable laïcité.

Khashoggi est salué en Occident comme un libéral, favorable à la réforme démocratique, mais en fait, il était un fervent partisan du système monarchique (dont MBS est le chef effectif). Il soutenait cependant que toutes ces monarchies  étaient « réformables ». Seules les républiques laïques (comme l'Irak, la Syrie et la Libye) ne sont pas réformables et doivent être renversées, selon lui. Le sujet de désaccord avec MBS concernait le virage vers la laïcité ou un « libéralisme » à l'occidentale car il favorisait une islamisation réformatrice de la politique arabe sur le modèle des Frères musulmans - tout comme Erdogan, en fait.

Voici donc le deuxième point de basculement potentiel : L'exploitation, jusqu'à présent, de l'assassinat de Khashoggi par Erdogan parviendra-t-elle à entraîner dans son sillage  une bascule du soutien américain, qui s'éloigne du Golfe pour revenir au modèle des Frères musulmans turcs ? Au fil des ans, les États-Unis ont oscillé (souvent assez violemment) entre soutenir les Frères musulmans, en tant que catalyseurs du changement au sein du MO [Moyen-Orient, NdT], pour ensuite revenir à la compétence des services secrets saoudiens de faire de ces djihadistes « d'enfer » la meilleure recette pour les changements rapides de régime.

Trump a fait allusion à un tel changement possible avec ses commentaires favorables sur la Turquie lorsqu'il a reçu le pasteur Brunson : « C'est une étape splendide pour avoir une relation importante et spéciale avec la Turquie. Nos pensées sur la Turquie aujourd'hui sont très différentes de celles d'hier. Je suppose que nous avons une chance d'être beaucoup plus proches de la Turquie, d'avoir des relations beaucoup, beaucoup plus proches. Établir de bons liens avec le Président Erdogan prend de l'importance. »

Et qu'est-ce qui constitue la possibilité latente d'un troisième point d'inflexion ? Israël, bien sûr. L'ancien ambassadeur des États-Unis en Israël,  Dan Shapiro, écrit :

« L'assassinat de Khashoggi a des implications qui vont bien au-delà du fait qu'il révèle que le prince héritier saoudien est brutal et imprudent. À Jérusalem et à Washington, D.C., ils font le deuil de tout leur concept stratégique pour le Moyen-Orient - notamment pour contrer l'Iran... La brutalité choquante de l'enlèvement et du meurtre de Jamal Khashoggi par les forces de sécurité saoudiennes ne peut être camouflée, quelle que soit la version incroyable qu'on fabrique, comme une erreur lors d'un interrogatoire ou le travail de voyous.

Mais ses implications vont plus loin que la tragédie qui a frappé la famille et la fiancée de Khashoggi. Cela soulève des questions fondamentales pour les États-Unis et Israël au sujet de leur concept stratégique au Moyen-Orient... L'assassinat de Khashoggi, au-delà de l'effacement des lignes rouges de l'immoralité, souligne également le manque de fiabilité fondamental de  l'Arabie saoudite sous MBS en tant que partenaire stratégique. Ce qui s'est passé au consulat saoudien d'Istanbul fait écho aux mots utilisés autrefois pour décrire l'élimination d'un adversaire par Napoléon : "C'est pire qu'un crime. C'est une erreur". On pourrait ajouter qu'il s'agit d'une erreur stratégique. »

En fait, elle ouvre un potentiel point d'inflexion d'une grande importance. Israël a peut-être perdu sa supériorité aérienne sur la Syrie et l'arc septentrional du Moyen-Orient, ou du moins cette supériorité aérienne a été largement circonscrite. Israël comptait sur cette supériorité aérienne. Mais à la suite de la perte d'un Iliouchine Il-20 et de ses 15 aviateurs au-dessus de la Syrie le 17 septembre, la Russie a installé un formidable parapluie de défense aérienne et électronique sur une grande partie de la zone Nord du Moyen-Orient.

Par conséquent, l'équilibre stratégique au Moyen-Orient oscille de façon instable. Le balancier du pouvoir a basculé vers le nord : « Il ne sera pas facile pour Israël de naviguer dans ces eaux, alors que l'establishment de la politique étrangère de Washington s'est rapidement scindé en camps anti-iraniens et anti-saoudiens... Pour les Israéliens, [il se peut que] le plus grand coup porté par les retombées du meurtre de Khashoggi [soit que] MBS, dans sa tentative de réduire au silence ses critiques, a sapé en réalité la volonté de bâtir un consensus international pour faire pression sur l'Iran »,  a conclu M. Shapiro. Israël a maintenant un certain nombre d'alternatives : presser Trump d'intervenir auprès de Poutine afin qu'il « revienne » sur le déploiement des S-300 SAM [Missile Sol Air, NdT] en Syrie ; défier directement les défenses aériennes russes, ou accepter un nouvel équilibre stratégique régional.

La manière dont Trump décidera finalement de gérer l'assassinat de Khashoggi - pour l'esquiver ou non - pourrait bien déterminer laquelle de ces options Israël - et la région dans son ensemble - choisira finalement de suivre.

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 23-10-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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