12/12/2018 les-crises.fr  32 min #149517

Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?, Jacques Ellul

Excellente synthèse de ce livre majeur de Jacques Ellul

Source :  1000 idées de culture générale, Romain Treffel, 10-12-2018

Cette synthèse a été rédigée par Romain Treffel, du site  1000 idées de culture générale.

Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? est une compilation de textes de Jacques Ellul portant sur le thème du travail, un des axes de son œuvre.

Mêlant la sociologie et la théologie, il oppose la contrainte inhérente au travail à la gratuité spirituelle qui caractérise la vocation. L'écart entre les deux se creuse, et l'activité de l'homme perd de son sens à cause du progrès technique. Seule la consommation, la face jouissive du système social, réussit encore à en légitimer la face contraignante, le travail.

Mais leur tension appelle une remise en cause fondamentale : le travail est-il vraiment un impératif anthropologique ?

Le travail, c'est la liberté

Il est logique qu'on valorise le travail : si la paresse est la mère des vices, alors le travail est le père des vertus - en découleraient la vérité, la justice, la fraternité, ou encore la santé (et on peut encore continuer).

« C'est la croyance commune, profonde, indéracinable des hommes de ce temps, écrit Jacques Ellul. Et pourtant c'est un lieu commun difficile à avaler. »

À l'évidence, l'homme n'aime pas travailler : s'il y consent, c'est soit par ambition - pour parvenir à la richesse et la gloire - soit par divertissement (ou, plus rarement, par passion).

« L'homme normal trouve le travail fatiguant, pénible, ennuyeux, et fait tout ce qu'il peut pour s'en dispenser, et il a bien raison. »

Les indices de cette vérité perdue sont pourtant là, sous nos yeux.

À l'origine, le travail désigne le carcan imposé à l'animal pour le castrer ou le ferrer ; et le sens premier du mot est « gêne, peine, souffrance ». Mais surtout, le fait de travailler a été amplement condamné dans diverses cultures : il s'agissait d'une activité inférieure dans l'Antiquité, chez les Arabes, les Hindous ; elle a également été dévalorisée dans le judaïsme et le christianisme.

En connaisseur des idées chrétiennes, Jacques Ellul affirme même que la valorisation du travail en est en réalité absente : il y est toujours assimilé au péché, à la servilité, ou à la matérialité qui occulte le sens spirituel de la vie ; en tant que règle religieuse, il n'y est qu'une expression d'humilité, voire de mortification.

D'où provient donc notre inexplicable amour pour le travail ?

« Le travail n'a commencé à devenir noble qu'au XVIIIe siècle, dans le siècle bourgeois. »

Voué au travail, le bourgeois a transformé une situation de fait en une vertu.

Puis les philosophes des Lumières se sont faits les premiers apôtres de cette nouvelle vertu : « Forcez les hommes au travail, écrit par exemple, Voltaire, vous les rendrez honnêtes gens. [...] Le travail éloigne de nous trois grands maux, l'ennui, le vice et le besoin. »

La bourgeoisie a alors diffusé cette éthique du travail à toute la société, comme le montre la condamnation de l'oisiveté des pauvres par les textes de la Révolution française.

Elle l'a ensuite inoculée, avec l'aide de l'Église, à la classe ouvrière lors de l'industrialisation de la fin du XVIIIe siècle : « Et le pire, c'est que l'ouvrier a fini par y croire, à cette vertu. C'est dans les cercles ouvriers et socialistes que l'on va trouver au XIXe siècle les discours les plus exaltés sur le travail. Et Proudhon comme Louis Blanc s'y laissent posséder. Le grand tour de passe-passe est réussi. La morale bourgeoise est devenue morale ouvrière. »

Même Marx est tombé dans le panneau, au point qu'il a fait du travail un mythe de gauche, désormais indéracinable dans l'esprit du travailleur.

« Il [Marx] est vraiment un penseur bourgeois, écrit Jacques Ellul, lorsqu'il explique toute l'histoire par le travail, qu'il formule toute la relation de l'homme avec le monde par la voie du travail ; et qu'il évalue toute pensée d'après sa relation avec le travail, et qu'il donne le travail comme source créatrice de la valeur. »

Or, le travail du bourgeois n'a rien à voir avec celui du prolétaire !

Pour le bourgeois, le travail, c'est surtout le travail des autres qu'il dirige, tandis que le prolétaire s'enorgueillit de mériter, lui, le noble titre de « travailleur ».

Jacques Ellul considère que la mystification atteint son paroxysme avec l'inscription de la formule Arbeit macht frei (« Le travail rend libre. ») à la porte des camps nazis.

En fait, le travail est le point commun des morales bourgeoise, nazie et communiste. La société bourgeoise compte dessus pour redresser les pervertis ; l'Allemagne nazie pour extirper l'individualisme du citoyen ; les régimes communistes pour réprimer les instincts bourgeois et assurer la contribution individuelle (obligatoire) au progrès socialiste1Dans les sociétés socialistes (URSS, Roumanie, Yougoslavie, RDA, Cuba), le lieu commun est généralisé, et même incarné dans des institutions.

Comment s'étonner que l'équation « travail = égalité » soit matraquée au moment même où le premier terme est devenu un destin implacable ?

« Mais bien sûr, c'est exactement dans la mesure même où le bonhomme est encaserné dans les blocs, lié à la machine, enserré dans les règlements administratifs, submergé de papiers officiels, tenu sous l'œil vigilant des polices, percé à jour par la perspicacité des psychologues, trituré par les impalpables tentacules des Mass Media, figé dans le faisceau

lumineux des microscopes sociaux et politiques, dépossédé de lui-même par toute la vie qu'on lui apprête pour son plus grand bonheur, confort, hygiène, santé, longévité, c'est dans la mesure même où le travail est son plus implacable destin, qu'il faut bien (qu'il faut bien sans quoi ce serait intolérable et porterait immédiatement au suicide), qu'il faut bien croire à ce lieu commun, se l'approprier avec rage, l'enfouir au plus profond de son cœur, et credo quia absurdum, le transformer en une raison de vivre. Ce que les gardiens vigilants espéraient précisément. »

De la Bible à l'histoire du non-travail

La dévalorisation du travail est le fil conducteur de l'évolution du concept à travers les siècles et les cultures, jusqu'à l'exception de la modernité.

Jacques Ellul avance qu'il apparaît, dans la grande majorité des occurrences bibliques, comme une contrainte et une peine. Lorsque l'homme a la responsabilité du jardin d'Éden, par exemple, il ne s'agit pas de travail au sens moderne du terme.

C'est après la rupture entre Dieu et l'homme que la pénibilité de l'activité est introduite : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » (Genèse 3:19).

Le travail est donc fondamentalement une nécessité, soit le contraire d'un jeu, d'un acte spontané. Il est une pure et simple condition de la survie de l'homme - impossible de vivre sans travailler - en conséquence de quoi il ne recèle aucune valeur en lui-même.

Jacques Ellul dissipe également deux préjugés théologiques :

  1. la Bible ne dit pas qu'il faut travailler pour obéir à Dieu ;
  2. elle ne fait aucune promesse sur les effets du travail, elle en souligne plutôt l'aléa (il n'est pas automatiquement gratifiant).

La perspective théologique du Moyen Âge revalorisera certes le travail en en faisant une condamnation divine ou une peine acceptée pour la gloire de Dieu ; mais ces interprétations confirment qu'il est dépourvu de valeur intrinsèque dans sa réalité naturelle.

Cette conception biblique est cohérente avec l'histoire du travail.

Contrairement à ce que l'on croit, le labeur était relativement léger dans les âges primitifs et dans les sociétés traditionnelles. Comme les ressources étaient abondantes par rapport à la taille de la population, l'effort nécessaire à la survie était faible. Même l'esclave de l'Antiquité n'était pas surchargé comme l'esclave africain des XVII et XVIIIe siècles - le maître voyait en lui un capital à rentabiliser sur le long terme, et il lui confiait même parfois des responsabilités importantes.

À cet égard, Marx a tout faux (il ne fait que recycler les croyances de son époque).

En outre, la mentalité des sociétés traditionnelles était en accord avec la réalité matérielle : l'idéal de la vie humaine était alors l'absence de travail.

Le citoyen romain, par exemple, évite le negotium (« travail, commerce ») et  recherche l' otium (« loisir, oisiveté »).

Or, il ne faut pas confondre l'otium avec l'inaction : « L'Otium n'est pas le vide, précise Jacques Ellul, mais la relation humaine, la conversation, la discussion sur les problèmes politiques, la participation aux assemblées nombreuses, aux associations et confréries : donc une vie vouée à la relation sociale et à la politique et non pas absorbée par le travail. »

Le fondement de cet idéal est l'évidence de la pénibilité du travail, reconnue dans toutes les sociétés pendant très longtemps.

La société technicienne semble faire exception, qui enferme l'individu moderne dans le cercle vicieux du travail : « [...] plus nous travaillons, plus nous épuisons les richesses spontanées de la nature, plus nous voulons aussi consommer des biens toujours davantage complexes et glorifiants. Et plus ceci exige alors de nouvelles forces de travail engagées dans de nouveaux processus de production. »

L'excès de travail entraîne un excès de consommation, dont découle une pénurie soluble... par un surcroît de travail !

Les sociétés humaines d'autrefois, et celles des peuples extérieurs, reposent, elles, sur une organisation de la vie minutieuse, qui accouche d'un équilibre économique admirable entre la consommation et la reproduction, avec la plus grande économie possible d'efforts.

L'idéologie du travail et l'industrie ont détruit cela : « L'histoire des hommes était faite d'une modération, parfois d'une défiance, envers le Travail. Nous avons tout changé. Nous sommes devenus les adorateurs du Travail et de nos œuvres... »

Le travail dans l'Ecclésiaste

Jacques Ellul analyse plus en profondeur la conception biblique du travail en se concentrant sur le quatrième des livres poétiques de l'Ancien Testament.

Ce texte particulier établit clairement que la vanité du monde matérielle implique celle du travail : « [...] le travail n'a aucun sens et aucune valeur par lui-même. Il n'est pas une valeur. Il n'est pas une justification pour vivre. »

Le travail ne change rien à l'essence des choses, il n'a d'incidence que sur les apparences. N'en déplaise au bourgeois, il n'a aucun effet moralisateur.

L'âme de l'homme ne peut pas être comblée par le travail, qui est une activité limitée, sans transcendance. Le seul moyen de lui donner un sens est de l'accomplir pour autrui, c'est-à-dire d'en céder gratuitement les fruits.

« C'est une perversion grave lorsque toute une société prétend combler l'âme par le travail ! Ceci ne peut produire qu'un grand vide, une absence terrible, dans laquelle vont s'engouffrer toutes les autres passions. »

La quête du mérite n'est pas moins vaine, précise l'Ecclésiaste, dans la mesure où le résultat est indépendant de l'effort.

Le sens de l'opportunité de l'éthique capitaliste est en réalité inutile : « Avec la meilleure organisation du travail et de l'économie, vous n'empêcherez de toute façon pas le temps mauvais, l'heure inexpiable de tomber sur l'homme. Vous n'empêcherez ni la « chance », ni le « hasard »... et maintenant, en plus, nous savons que dans la plus stricte organisation vous n'empêchez pas non plus le « piston ». »

Les seuls résultats certains d'une vie recouverte par le travail sont la frustration et la haine.

À l'échelle collective, les relations humaines sont corrompues par le travail, la société progressivement dissoute : « Le travail concurrence, élimination des autres, victoire du plus fort, provocation à la jalousie quand il y a réussite ! Voilà le travail ! ».

L'Ecclésiaste préconise donc de travailler le moins possible et d'accepter de consommer moins : « Mieux vaut du repos plein le creux de la main que de pleines poignées [de richesse] de travail - et de poursuite de vent » (IV, 6).

Le paradoxe est que l'homme moderne veut consommer beaucoup en travaillant peu, alors que sa consommation n'est rendue possible que par l'excès de travail.

Les deux modestes bénéfices du travail reconnus par le texte biblique sont que le travail bien fait garantit un bon sommeil et qu'on peut y mettre une certaine sagesse.

Cela étant, il faut garder la même attitude générale à son égard : prendre conscience de sa petitesse, de sa vanité fondamentale, et le considérer avec distance, sans passion - puisque ses conséquences ne nous appartiennent pas - mais le faire quand même.

Pour Jacques Ellul, la vanité du travail annule aussi le progrès technique : « Et vos satellites et vos sondes spatiales, et vos centrales atomiques et vos milliards de volts et vos millions de voitures et de télés, poursuite du vent. Il n'en restera rien. Rien. Absolument rien. Dans le séjour des morts où tout va. »

L'idéologie du travail

C'est au XVIIe siècle, en Angleterre, en Hollande, et en France, que le travail devient une valeur.

Ce phénomène s'explique par 4 évolutions cruciales :

  1. le passage de l'artisanat à l'industrie a rendu le travail plus dur et plus inhumain ;
  2. les valeurs traditionnelles ont été abandonnées tant par les classes dirigeantes déchristianisées que par les ouvriers déracinés ;
  3. l'économie (la production de richesse) est devenue le moteur de la civilisation ;
  4. le système productif s'est organisé autour de l'opposition radicale de l'exploiteur et de l'exploité.

L'idéologie du travail « joue, écrit Jacques Ellul, le rôle de toutes les idéologies : d'une part voiler la situation réelle en la transposant dans un domaine idéal, en attirant toute l'attention sur l'idéal, l'ennobli, le vertueux, d'autre part, justifier cette même situation en la colorant des couleurs du bien et du sens. »

Sa thèse centrale est que l'homme est fait pour le travail, qui lui confère sa supériorité (par rapport à l'animal) et son indépendance (par rapport au nomade ou au mendiant, eux dépendants des circonstances).

« Je me rappelle telle pierre tombale avec pour seule inscription, sous le nom du défunt : « Le travail fut sa vie ». Il n'y avait rien d'autre à dire sur toute une vie d'homme. »

Le culte collectif du travail commence à l'école : « Et à l'école, on apprend d'abord et avant tout à l'enfant la valeur sacrée du travail. C'est la base (avec la Patrie) de l'enseignement primaire de 1860 à 1940 environ. Cette idéologie va pénétrer totalement des générations. »

Ses implications débordent d'ailleurs très largement le champ économique : en découle notamment la prétendue supériorité de l'Occident, dans la mesure où il aurait la mission de mettre les autres civilisations au travail ; ou encore la supériorité de l'homme sur la femme (parce qu'elle ne travaille pas).

Sur le plan social, toutes les classes (y compris rentiers, nobles, et hommes de religion) doivent être mises au travail, sinon à être mises au ban (comme les chômeurs et les retraités).

Or, la bourgeoisie n'a pas imposé l'idéologie du travail pour tromper l'ouvrier, mais pour se justifier elle-même.

Elle a été si sincère qu'elle a fait croire à Marx que l'homme réalise son essence humaine et sociale dans le travail, qu'il crée le monde par son travail (Manuscrits de 1844). C'est le capitalisme, d'après le philosophe, qui a avili le travail.

Avec leur foi dans cette analyse, les socialistes et les syndicats ont répandu et fortifié l'idéologie du travail à la fin du XIXe siècle en sacralisant le mot « travailleur ».

Gérante de l'opium du peuple,  l'Église a alors légitimé la nouvelle religion ex post. Une nouvelle interprétation a été donnée au quatrième commandement2« Tu travailleras six jours, faisant tout ton ouvrage. », transformant ainsi un été de fait en un impératif ; puis le travail est devenu la voie du salut.

« On commence à utiliser comme preuve de l'excellence du travail le fait que Jésus était un travailleur. Qui plus est un travailleur manuel. Bien entendu les Évangiles n'en disent rien du tout. La seule allusion étant « le fils du charpentier ». Mais n'était-ce pas évident que, fils de son père, il en exerçait le métier, il était lui-même charpentier. Que de discours sur cette simple déduction que rien ne vient garantir. Enfin, cela allait de soi, dans le contexte de cette idéologie, Jésus ne pouvait pas avoir été un vagabond, un mendiant, un méditatif. Il fallait qu'il ait travaillé dans l'atelier paternel. Et que de discours sur l'origine prolétarienne. »

Le maquillage du travail en vocation a été, pour Jacques Ellul, « l'une des grandes trahisons de l'Église », parce que l'opération a grandement facilité l'exploitation de l'ouvrier, son emprisonnement dans le destin du travail, déclaré volonté divine.

En dépit de l'avertissement biblique sur le risque d'idolâtrie afférent au travail, l'Église est allée dans le sens de la nouvelle idéologie au moment même où elle produisait les plus grandes oeuvres de l'humanité. Elle a même rejoint Voltaire le pourfendeur de la fainéantise, un des créateurs de l'idéologie du travail, en prônant la pauvreté méritante.

Les possibilités techniques et le travail

La valeur travail est derrière la transformation des modes de production enclenchée depuis 1945 : l'automatisation, l'informatisation et la pénétration des techniques dans tous les secteurs ont pour but de décupler l'efficience du travail.

Cette recherche de la productivité par le progrès technique a accouché d'une nouvelle société, nécessairement ouverte et flexible pour intégrer toute information susceptible de se traduire par un surcroît d'efficience. La place qui incombe à l'homme dans ce processus de production est très éprouvante nerveusement.

Or, l'accroissement de la productivité devrait logiquement provoquer la baisse du temps de travail : « Il y a accroissement de productivité et inévitablement économie de travail, puisque à la limite il peut ne plus y avoir aucune intervention de l'homme dans le processus de production. Cela exige une réduction massive du temps de travail. »

Puisque ce n'est plus le travail, mais la technique qui produit de la valeur, Jacques Ellul propose une réduction drastique du temps de travail : « Ce n'est pas du tout « utopique » ou imaginaire de réclamer les deux heures de travail par jour, du moins dans les secteurs susceptibles de l'automatisation-informatisation. D'ailleurs, compte tenu du fait que l'usure nerveuse est beaucoup plus grave et moins réparable que la fatigue musculaire, il est devenu indispensable dans ces métiers d'abréger les séquences de travail continu et de réduire déjà sérieusement la durée de la journée de travail. »

Mais on ne change pas d'idéologie comme de chemise.

Que deviendra la vie sans le travail ? Que fera l'homme de tout ce temps « libre » ? Il sera chômeur six heures par jour ?!

La réforme économique n'est pas anodine, reconnaît Jacques Ellul ; elle implique une réorientation totale de la société, une révolution politique. Or, les sociétés industrielles ne s'estiment pas mûres pour tenter une telle expérience.

Seulement, l'issue est inéluctable : le système économique de Marx s'effondre, les tensions vont s'accroissant.

« Que celui-ci s'exprime par le chômage direct, ou par l'allongement des études pour les jeunes entrant plus tard sur le marché du travail (tendance socialiste) ou par l'avancement de l'âge de la retraite : cela revient au même, la population des non-producteurs de marchandises va augmenter. Il ne faut pas s'affoler, car sur le plan économique, dans la mesure où la productivité, industrielle, agricole, tertiaire augmente, il ne va pas y avoir baisse de production, au contraire. Mais il y a une population vacante qui ne cessera de grandir au fur et à mesure de l'automatisation. »

Cette progressive disparition du travail rendra nécessaire de réviser les salaires, de trouver des débouchées à une probable surproduction, et elle effacera la différence entre les nations industrialisées et les non industrialisées.

Avant Jacques Ellul, l'économiste anglais Robert Theobald a entrevu que le progrès technique capitaliste débouchera sur un problème de partage de la richesse que le marché ne pourra plus résoudre (étant donné l'impossibilité d'évaluer rigoureusement le mérite individuel) - d'où la succession des crises et la nécessité de reprendre la réflexion communiste. Il a par exemple imaginé de diviser la richesse produite par la société en 3 parts (sans forcément nationaliser la production) : 1° la part attribuée à chacun ; 2° celle qui rétribue le supplément de travail ; et 3° celle qui rétribue le risque.

Cependant, la question la plus ardue est celle de la transition d'un système à l'autre.

Comme l'explique le philosophe tchèque Radovan Richta, la révolution économique de la réduction drastique du temps de travail est impossible sans une révolution culturelle en raison de la « peur du vide ».

« Que va devenir l'homme ne travaillant plus à produire une valeur économique correspondant à sa survie ! Est-ce la « civilisation des loisirs » ? Ce serait une catastrophe. D'une part l'homme moderne habité par l'idéologie du travail a perdu toute créativité spontanée, n'est plus du tout capable de se donner des loisirs intelligents. D'autre part, nous sommes assaillis par l'industrie des loisirs qui fausse complètement la liberté possible. En réalité, l'idée de loisir entraîne toujours, chez les gens raisonnables, la peur d'une incohérence, d'une « liberté » absurde. L'homme va s'abrutir à la télé. Ou bien on lui organisera des loisirs. »

D'après Richta, le temps économisé par les machines doit être investi, à l'échelle collective, dans l'élaboration d'une nouvelle organisation sociale adaptée ; et, à l'échelle individuelle, dans le développement des capacités créatrices de l'homme.

Une fois atteint un niveau technique élevé, il devient en effet plus rentable d'investir dans l'homme3Le rendement marginal de l'investissement dans le progrès technique a baissé, tandis que celui de l'investissement dans l'homme reste important, voire croissant., d'où la nécessité d'une culture générale pour encadrer le progrès technique : « Pour que la technique soit utilisée correctement et qu'il y ait une vraie révolution scientifique et industrielle, il faut que la « culture » (au sens large) qui était en marge depuis deux cents ans, et considérée comme un luxe inutile devienne le centre et le critère du développement. »

Travail et vocation

Jacques Ellul définit la vocation comme une action gratuite, mais menée avec le même soin que le travail, qui a un impact social. Lui s'est par exemple engagé dans un club de prévention de la délinquance4 Il l'a fait parce qu'il pense que les mutations nécessaires à la libération de l'homme passent d'abord par la reconstitution du tissu social de base..

Si la vocation a l'avantage de reconnecter l'homme à sa tâche, il reste cependant à la trouver, voire à l'inventer.

En revanche, son image inverse, le travail « alimentaire », n'empêche pas l'investissement dans une vocation ; bien au contraire, la contrainte et l'insignifiance de ce travail poussent l'individu à s'exprimer dans une tâche transcendante. Le travail et la vocation sont donc liés par un mouvement dialectique, ils s'enrichissent mutuellement.

Plutôt que d'entrer par vocation dans un ordre établi par Dieu, il faut entrer dans l'ordre de la nécessité et dans le désordre du monde afin de les mettre en question en cherchant à y exprimer sa vocation.

Jacques Ellul précise qu'il ne faut pas confondre le « non-travail » avec le chômage, à propos duquel il a 3 certitudes :

  1. sa cause principale est l'automatisation ;
  2. il ne correspond pas à un choix chrétien ;
  3. il doit être résolu en même temps que la question du travail.

La solution cohérente est que l'homme moderne choisisse volontairement un travail à productivité faible, mais à forte consommation de main d'œuvre.

Vers la fin du prolétariat ?

Pour Jacques Ellul, le problème du travail est enchaîné au destin du prolétariat.

À cet égard, les socialismes non totalitaires apparaissent en réalité « réactionnaires » :

« Ils sont « vieux » parce qu'ils n'ont pratiquement rien renouvelé de leur doctrine, de leur pensée, de leurs objectifs, de leur tactique. Ils conservent l'idée simpliste qu'ils sont mandataires de la classe ouvrière, et que l'important est d'abord de prendre le pouvoir. Ils n'ont aucune idée des problèmes posés dans le monde moderne, et analysent la société actuelle comme si rien n'avait changé. Même un phénomène aussi énorme que les multinationales n'entraîne chez eux aucune invention pour les maîtriser ou pour les détruire. [...] Il est évident que ce socialisme ne peut en rien répondre aux problèmes actuels de notre monde. »

Pour autant, l'objectif du socialisme - libérer l'homme - reste le bon ; c'est le diagnostic qui pêche. Il passe à côté du fait que l'aliénation moderne n'est plus le fait du capitalisme, mais de l'État et de la technique : « La libération humaine aujourd'hui ne peut se jouer que par rapport à l'État, qui doit être supprimé, et par rapport à la technique, qui doit être maîtrisée. »

La technique n'est pas mauvaise en elle-même, elle est ambivalente - c'est selon ce qu'on en fait. Seulement, il ne faut pas croire naïvement que l'informatisation et l'automatisation vont libérer les hommes - le capitalisme n'a que faire de la technique libératrice, comme les technologies de l'information qui rendent possible la démocratie directe ou l'autogestion socialiste.

L'espoir de la coïncidence du socialisme et de la technique se heurte à 2 obstacles principaux :

  1. la technique contaminera probablement le socialisme dans un sens incompatible avec son idéal originel ;
  2. elle est elle-même l'expression du régime politique antérieur (« La technique n'est pas neutre. »), de telle sorte qu'elle contribuera à faire prévaloir la continuité sur la révolution5 C'est le même problème qu'avec l'État qui phagocyte la révolution. - la survivance des moyens entraînera la survivance des idées.

Pour Jacques Ellul, le socialisme actuel (il écrit au début des années 1980) n'est pas en mesure de contenir la technique ; il favorise tout au contraire l'émergence d'un techno-socialisme à partir de toutes les structures aliénantes antérieures (l'État, la bureaucratie, la structure économique).

Si l'informatique est certes une force décentralisatrice, les réseaux nécessaires à son déploiement requièrent en revanche une centralisation dont le pouvoir accaparera inévitablement les moyens. Elle offrira par conséquent in fine de puissants outils de contrôle aux administrations centrales.

La technique impose donc sa logique intrinsèque : le perpétuel accroissement de sa propre puissance indépendamment de toute finalité politique.

Cette logique a donné naissance à la société de consommation : « La technique nous oriente nécessairement vers une société de consommation, mais ceci veut dire en même temps société de gaspillage. Car il faut inévitablement épuiser le trop-plein des produits (et ce n'est encore une fois pas la faute du capitalisme si, dans bien des domaines, il y a trop de choses) et on ne peut y arriver qu'en brisant, jetant, renouvelant... »

Jacques Ellul déplore l'utopie des loisirs qui y est permise par l'économie de travail6« Or, quel est l'usage aujourd'hui du temps libre ? La bagnole abrutissante, la TV abrutissante, la sottise des jeux télévisés, le grégarisme des loisirs... aucune invention, aucune initiative, et il y a parfaite conjugaison entre la paresse et la sottise naturelles et les moyens techniques de masse. » et réfute le préjugé selon lequel la démocratisation des technologies favorise la créativité7« Il ne faut pas faire confiance à la multiplicité des engins mis à la disposition de l'individu : chacun peut faire du cinéma avec les caméras micro, chacun peut faire de la musique, chacun peut créer de la télé grâce à la vidéo. Mais si vous mettez un appareil entre les mains d'un imbécile, il ne deviendra pas intelligent pour cela, et si vous fournissez une caméra à quelqu'un qui n'a aucun sens esthétique, il fabriquera indéfiniment des navets. Il n'est que de voir les diapos et les films de vacances de l'« amateur moyen » ! ». L'homme ne s'élèvera pas spontanément, même si on risque de substituer le conformisme auquel aboutit la pédagogie à l'abrutissement de l'individu laissé à lui-même.

À ses yeux, la seule orientation souhaitable est la conjonction d'un socialisme de liberté qui se consacre à tous les prolétariats (fonction des diverses formes d'aliénation), d'une part, et de la nouvelle technique, d'autre part : « Pour qu'il y ait liberté, il faut la destruction radicale de l'État bureaucratique et centralisateur, le refus de toute technique de puissance, refus de la croissance économique, refus de l'expansion, refus de l'instrumentalité généralisée. »

C'est d'une véritable révolution, au caractère nécessairement terrible, dont il s'agit.

En voici les 5 actions clés :

  1. aider gratuitement le Tiers-monde (en particulier pour empêcher son explosion démographique) ;
  2. choisir délibérément la non-puissance, ce qui implique de supprimer totalement l'État bureaucratique ;
  3. décentraliser et diversifier tous les domaines de la société ;
  4. réduire le temps de travail à 2 heures quotidiennes ;
  5. organiser l'économie en 2 secteurs : un secteur ultra productif, d'une part, pour les biens de base où chacun devra d'abord travailler 8 heures par jour pendant quelques années ; et un secteur agricole et artisanal, d'autre part, où chacun fera ses 2 heures quotidiennes pendant le reste de sa vie8L'incertitude demeure néanmoins quant au problème du temps libéré : « Le temps libéré, cette énorme quantité de temps libre, pourra bien sûr être utilisé de façon débile ou désolante. Il y aura ceux qui vivront collés à leur écran de TV, ceux qui passeront leur vie au bistrot. Ceux qui s'éterniseront à la pétanque... oui. Mais je suis pourtant convaincu que la majorité ne se satisfera pas de cela. [...] je suis convaincu qu'il n'est pas nécessaire de fabriquer des loisirs organisés, contrôlés ni de « former » les gens à utiliser sainement leurs loisirs. L'homme a besoin de s'intéresser à quelque chose et c'est de manque d'intérêt que nous crevons aujourd'hui. L'homme a besoin de fabriquer une œuvre qui soit la sienne (comme les soldats de 14-18 fabriquant des vases de fleurs dans des douilles d'obus, comme les marins de la marine en bois fabriquant les fameux voiliers en bouteille...) et s'il a du temps libre, à lui, avec des possibilités d'expression multiples, je sais que cet homme « en général » trouvera sa forme d'expression et la concrétisation de ses désirs. Ce ne sera peut-être pas beau, ce ne sera peut-être pas élevé ni efficace ; ce sera Lui. Ce que nous avons perdu. [...] si on ne fait pas ce pari, alors ce que je sais avec certitude et ce que j'ai décrit dans toute une partie de mon œuvre, c'est la fin de ce que jusqu'ici on a essayé de réaliser en étant homme, en sombrant dans le prolétariat universel. ».

Le problème est que les moyens et la volonté ne sont plus alignés. Si une gestion socialiste globale est désormais possible grâce à la décentralisation informatique, l'esprit révolutionnaire n'est plus là.

Les prolétaires modernes ne sont plus animés par le projet de réorienter radicalement la société ; ils ne sont pas prêts à faire vaciller les évidences que la société de consommation propose à leur existence ; ils préfèrent que les privilégiés leur cèdent des avantages concrets de court terme qui les enfoncent dans leur aliénation, plutôt que de prendre le risque d'imaginer une nouvelle organisation pour la collectivité.

Or, l'inconnu de la révolution est l'espace de la liberté : « [...] une révolution n'est pas un programme de cinéma. Elle ne marche pas sur des rails de chemin de fer. Elle est forcément une aventure débouchant dans un certain inconnu. Une révolution ne se déroule pas comme un raisonnement mathématique. Il n'y a pas un chemin tout fait atteignant un lieu tout organisé d'avance. Elle ouvre un chemin, qu'elle effectue au fur et à mesure, et en même temps elle construit le but, le telos du chemin en question. C'est en pratiquant l'action révolutionnaire que l'objectif se construit au fur et à mesure. Et tel est l'exercice de la liberté. »

Jacques Ellul fait l'hypothèse que l'informatique représente l'opportunité inédite de contrôler le système technicien. Il a le sentiment que la civilisation est à un point de bascule : « Nous sommes donc à mes yeux et pour une période probablement brève à ce point de croisée possible entre un socialisme de liberté et une cybernétisation de la société. »

En pratique, il imagine l'installation du socialisme de la liberté en 4 étapes :

  1. la suppression de l'État central parallèlement à l'accélération de l'automatisation et de l'informatisation ;
  2. la suppression des postes devenus inutiles et la réduction du temps de travail (rendues possible par la redistribution du revenu national) ;
  3. la mise en place de l'autogestion (telle que décrite par Cornelius Castoriadis) ;
  4. la libération gratuite des pays du Tiers-monde.

Bien sûr, il ne faut pas s'attendre à ce que les multinationales, la technostructure et la classe politique jouent le jeu.

C'est pourquoi cette révolution politique présuppose, encore une fois, une révolution culturelle, un nouveau « chemin intellectuel et moral ». La mutation idéologique nécessaire repose notamment sur un nouveau rapport au temps, qui se concrétisera par exemple dans l'étalement de la formation tout au long de la vie.

Plus fondamentalement, le chemin dessiné par Jacques Ellul vise à la récusation de l'efficacité comme critère dernier de toute activité : « Pour accéder au socialisme « libre » ou « à visage humain », sans régression technique, pour libérer l'individu qui continuerait spontanément à travailler, à opérer dans le monde technique, pour obéir à une autre valeur que celle de l'efficacité tout en conservant la technique comme instrument matériel, pour user de la technique tout en cessant d'obéir à la logique de la technique, il faut une mutation de l'homme. Une mutation psychologique, idéologique, morale, une transformation des finalités de la vie. Et ceci devrait s'effectuer en chacun. »

Malheureusement, la science et la technique ont été sacralisées.

Les révolutionnaires doivent donc leur opposer les valeurs chrétiennes et prendre Dieu pour point d'appui. Au bout de sa réflexion, Jacques Ellul retrouve la parole de Jésus-Christ.

Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?

Jacques Ellul réfléchit à la finalité du travail à partir de l'Apocalypse.

Le fait que les marchands et les grands de la terre tirent leur puissance du travail signifie que la joie du travail, celle des artistes, artisans, des ouvriers, est perdue.

Plus généralement, le texte biblique condamne le travail ainsi que l'œuvre qui en sort des mains de l'homme : « S'il y a une civilisation où le produit de l'œuvre de nos mains est porté au niveau religieux, c'est exactement la nôtre. Or, à cette divinisation de la technique/ objets produits, qui s'exprime bien entendu par une sorte de divinisation du travail, correspond exactement comme contrepartie, je dirais « obligée », la dévaluation de l'homme, l'apparition du statut d'homme subordonné au travail, et qui n'a pas d'autre valeur que de travailler. »

Le dénouement du récit prophétique est original : Dieu assume finalement les œuvres humaines, la grandeur de leurs techniques et la beauté de leurs arts, mais il les dépouille de toutes leurs scories.

« [...] nous apportons à Dieu nos pauvres inventions, parfois maléfiques, nos techniques exprimant le mal de notre esprit de puissance, notre misérable travail sans signification métro-boulot-dodo, nos peines productrices de richesses injustes, notre fatigue et le sentiment de notre inutilité, ou nos réussites insolentes et nos œuvres grandioses, la perfection de l'art, avec aussi la perfection de l'art de la guerre et de celui de la torture, nous apportons tout, et tout cela Dieu le reprend pour en faire ce qui sera en même temps sa gloire et notre gloire, au travers de notre histoire de sang, de révolte, d'angoisse, d'orgueil, de fatigue, de misère et d'injustice. Tout étant assumé par lui pour être transfiguré au travers de la mort et du jugement (comme la condition humaine entière a été assumée par Jésus-Christ dans l'incarnation pour être transfigurée). Pourquoi, pour qui travaillons-nous ? Pour fournir à Dieu les éléments, les pierres, les idées, les matériaux de la Jérusalem céleste, où tout prendra sa place et son sens. Telle est la promesse qui est devant nous, et sans laquelle rien ne signifie rien. »

Romain Treffel

Source :  1000 idées de culture générale, Romain Treffel, 10-12-2018

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