Par Nasser Kandil
Beaucoup ne réalisent pas que la géopolitique, tout comme la physique, a des lois et des équations qui génèrent ses forces, comme le rejet du vide (qu'il faut combler), la force gravitationnelle, la relation de causalité entre l'action et la réaction, le contrepoids qui préserve les équilibres et permet leur compréhension, tout petit changement quelque part est l'expression de transformations majeures ailleurs … Ils tombent dans la superficialité lorsqu'ils se cantonnent à une lecture unidimensionnelle, certes réelle mais insuffisante, qui est la relativité des sources du pouvoir apparent entre les parties opposées dans les arènes de la lutte politique ou militaire où, théoriquement le plus fort est défait devant le présumé plus faible. La confusion s'empare alors des esprits et l'analyse est faussée dans la recherche de conspirations ou de points cachés ou de transactions secrètes, car il leur est difficile d'admettre une chose simple : c'est qu'une défaite a eu lieu et des équations imposées.
Il y a beaucoup de ça dans la perspective du retrait américain de Syrie. Beaucoup s'attendaient à une progression turque rapide pour combler le vide lors de l'opération militaire annoncée et ont estimé qu'une entente turco-américaine avait motivé la décision du retrait. Ils vont être surpris par l'annonce du président turc du report de l'opération militaire « pour des mois », durant lesquels bien des choses de nature à modifier le paysage pourront arriver et peut-être, ou probablement, annuleront l'opération. Et beaucoup considéraient le retrait comme la proclamation d'un vide qui inciterait les acteurs à s'entretuer pour le remplir, et le point de départ d'une dynamique de chaos politique et sécuritaire. C'est le contraire qui semble se produire, avec la prospection d'un dialogue politique avec l'Etat syrien et qui a déjà commencé, dès la signification de la décision de Washington aux alliés avant son annonce, par la visite du président soudanais et qui sera suivie par la visite planifiée du président irakien et celle de l'Emir du Qatar. En Tunisie, on parle ouvertement et publiquement d'inviter le président syrien au sommet arabe qui se tiendra avant les 100 jours prévus pour la fin du retrait américain.
La question n'est pas la victoire de la Syrie sur les Etats-Unis. Ce sont le projet syrien et le projet américain qui se sont confrontés pendant des années. A différents moments de la guerre contre la Syrie et à plusieurs reprises, le président syrien a évoqué le projet syrien qui repose sur trois piliers :
- Le premier pilier est que la Syrie unifiée, avec sa légitimité constitutionnelle et sa puissante armée, est un impératif international et régional qui dépasse de près et de loin l'importance de l'évaluation traditionnelle des intérêts et des politiques adoptées par l'État syrien. Tout acte ne tenant pas compte de cette réalité et pouvant conduire à violer l'unité de la Syrie, sa légitimité constitutionnelle et la force de son armée, entraînera des pertes plus importantes que celles résultant de l'antagonisme politique avec l'État syrien, pour ses adversaires, et plus importantes que les profits escomptés de quiconque de ses alliés, en comparaison des bénéfices illusoires de la mainmise sur des parties du pays au détriment de cette équation pour une Syrie unifiée avec sa légitimité constitutionnelle et sa puissante armée.
- Le deuxième pilier du projet syrien est l'appel lancé à l'origine par le président syrien pour la mise en œuvre d'un concept régional qu'il a appelé « Organisation des nations riveraines des cinq mers », à savoir le consensus des acteurs influents riverains des mers Caspienne, Rouge, Méditerranée, Noire et Golfe Persique, sur la coordination économique et sécuritaire afin d'assurer les droits et intérêts légitimes de tous, y compris les USA, comme les flux énergétiques et la lutte contre le terrorisme, et pour combler le vide stratégique engendré par l'affaiblissement de la puissance américaine après les guerres d'Irak et d'Afghanistan. Toute alternative à ce système ne pourra que déclencher le chaos, le terrorisme et l'instabilité, mais ne servira les intérêts de personne. Le trio régional, auquel le président syrien s'était adressé, était la Russie, la Turquie et l'Iran, d'une part, et le trio arabe était l'Arabie saoudite, l'Égypte et l'Irak, d'autre part. Toutes les guerres et leurs atrocités pour nier ce fait et le contourner ne feront que rappeler la nécessité et le besoin de ce système régional. Que ferait la Turquie après sa participation à la guerre contre la Syrie si ce n'était de consacrer cette vérité à travers sa participation au processus d'Astana ? D'autres feront de même.
- Le troisième pilier du projet syrien est que le terrorisme n'est pas admissible à l'endiguement ni à l'emploi et le combattre est une affaire nationale, humanitaire et morale, mais aussi d'un intérêt commun. Tout investissement dans le terrorisme avec l'intention de nuire aux adversaires se transforme rapidement en suicide collectif, affectant les manipulateurs du concept du terrorisme et la guerre contre lui et avec lui. Quoi qu'en dise de la décision du retrait américain de Syrie ou de l'inquiétude de l'Europe face à l'afflux de terroristes retournant dans les espaces de sa sécurité, c'est en fin de compte l'expression de la découverte tardive de la justesse de cette équation qu'un fonctionnaire sécuritaire français de haut rang décrit en ces termes : « nous avons faussement imaginé que la présence de 5.000 extrémistes en France signifiait arithmétiquement que leur acheminement vers la Syrie voulait dire s'en débarrasser et en gérer certains, mais nous avons découvert que la seule mobilisation pour les expédier a fait que leur nombre a atteint cinquante mille, répandus dans le tissu de la société française, et plus le feu de la guerre en Syrie s'attisait, plus leur nombre en France augmentait. Nous avons joué avec le Diable et libéré les démons qu'il est difficile de remettre dans la boîte de Pandore ».
A l'opposé du projet syrien, le projet américain est fondé sur la résolution de briser l'État syrien et sa légitimité et de détruire son armée, parce qu'elle est dans une position politique différente. Pour ce faire, il a ouvert la porte au chaos, à la division et aux guerres civiles, a investi dans le développement de l'extrémisme et du terrorisme, a attiré des centaines de milliers de terroristes, a ouvert les frontières de la Syrie aux jeux régionaux, et a imaginé des équations factices pour un système régional s'adossant à un seul pilier appelé le néo-ottomanisme, dont le support est le pouvoir des Frères musulmans et dont le siège est Ankara ; et puis un système régional dont l'axe est le duo israélo-saoudien et dont l'intitulé est le deal du siècle et l'hostilité à l'Iran. Tous ces projets ne reproduisent pas les réalités géopolitiques de la région et le résultat a été les pertes successives des paris américains dans tous les aspects de ce projet et, aujourd'hui, la course vers Damas et le retrait américain, comme le discours sur la levée des veto sur la reconstruction et les conditions au processus politique mené par l'Etat syrien, sont les expressions de la victoire du projet syrien, là où la Syrie unifiée, avec sa légitimité constitutionnelle, sa puissante armée et sa guerre contre le terrorisme, est le point d'équilibre du nouvel Orient. Elle épargne à ses adversaires dans le monde le mal et les préjudices et fait réaliser des profits à ses alliés dans la région et dans le monde.
Article en arabe :
traduit par Rania Tahar