Par M.K. Bhadrakumar
Paru sur Indian Punchline et Newsclick sous le titre Why Mattis' exit is a defining moment in US foreign policy
En l'espace d'une semaine, l'annonce soudaine par le président Trump d'un retrait « total » des troupes de Syrie a divisé le système politique américain et révélé au grand jour ses lignes de fracture. La décision de Trump est intrinsèquement juste. Il n'est pas à l'origine du conflit syrien, et il a déclaré à maintes reprises que les États-Unis n'avaient pas à intervenir militairement dans ce conflit. Mais son mandat de président et de commandant en chef ne lui a pas donné grande latitude pour en faire plus. Nous avons tous eu la surprise de voir le Pentagone défier le président, qui est aussi le commandant en chef des armées.
Nous savons aujourd'hui que James Mattis, le secrétaire à la Défense de Trump, a défini lui-même l'ampleur et la portée de l'intervention américaine en Syrie. Ce qui devait être une intervention limitée a été transformé par Mattis en occupation militaire illimitée. Cela, malgré le fait que les États-Unis n'ont aucun mandat de l'ONU pour envoyer des forces en Syrie. Les protestations répétées de Damas, y compris à l'ONU, ont été ignorées.
En effet, la mission militaire initialement destinée à combattre Daech s'est transformée en mission géopolitique pour contrer la présence de l'Iran (et de la Russie) en Syrie. Surtout, l'armée américaine a pratiquement occupé un tiers du territoire syrien, déclaré que même les forces gouvernementales syriennes n'avaient pas le droit d'y pénétrer et imposé une « zone d'exclusion aérienne ». Tout cela, en violation flagrante du droit international et de la Charte des Nations-Unies.
Non seulement Mattis a démissionné en signe de protestation, mais il a pris soin d'en faire un scandale politique de premier ordre. Cela a aiguillonné Trump. Si Mattis avait espéré garder son poste jusqu'à la fin février [comme prévu par la procédure de démission, NdT] avec l'intention de continuer à saper la politique étrangère du président, Trump a révélé d'autres projets en annonçant la nomination d'un secrétaire à la Défense par intérim à partir du 1er janvier, ce qui ôte du jour au lendemain tout moyen d'action à Mattis. Trump s'assure ainsi que sa décision sur le retrait des troupes de Syrie sera mise en œuvre sur le terrain.
Ce qui est vraiment étonnant, c'est que la majeure partie de la classe politique américaine, les think tanks et les médias se sont ralliés pour soutenir Mattis, dans une incroyable démonstration de défiance et de rancœur envers leur président élu. Il y a eu une véritable insurrection contre le programme de politique étrangère de Trump, et Mattis en était une figure-clé.
En essence, le système politique américain établi - ce que Trump appelle le « Marécage » - refuse de céder sa place au président élu, malgré son mandat du peuple pour l'application de son programme politique de campagne. N'est-il pas honteux que les États-Unis prétendent avoir un gouvernement « du peuple, par le peuple, pour le peuple » ?
De toute évidence, la Syrie n'est que la pointe de l'iceberg. Rétrospectivement, Mattis a joui d'une liberté quasi totale, au cours des deux dernières années, pour saper le programme de politique étrangère de Trump de toutes les façons possibles. Mattis a eu le grand avantage de travailler au siège de l'OTAN en tant que Commandant suprême allié Transformation (SACT). Son président, quant à lui, était un novice en matière de politiques de l'alliance de l'Atlantique Nord. Mattis savait précisément comment les consensus se forgent à Bruxelles autour des décisions prises à Washington, comment ces décisions sont formellement adoptées par les partenaires de l'alliance et comment les projets de Washington sont invariablement mis en œuvre. Ainsi, le rôle de Trump s'est progressivement réduit à des vociférations sur le budget de l'OTAN. Mais Trump ne parle plus de l'OTAN comme d'une organisation « obsolète ».
En termes simples, Mattis a brillamment relancé l'OTAN. Il l'a fait en sachant pertinemment qu'une alliance transatlantique prête à l'action ne peut pas se passer d'un « ennemi ». Et Mattis savait aussi que cet « ennemi » devait être la Russie. Ainsi, le redémarrage de l'OTAN et l'exacerbation des tensions avec la Russie sont devenus un cercle vicieux. Le résultat est évident : L'OTAN s'est rapprochée des frontières de la Russie comme jamais auparavant et y installe des infrastructures militaires menaçantes. Moscou se trouve dans un dilemme parce qu'elle sait bien que l'OTAN est un projet du Pentagone et que Trump lui-même n'a probablement pas grand-chose à y voir.
Moscou continue de penser qu'un sommet russo-américain aiderait à progresser, mais les plans de Trump pour rencontrer Vladimir Poutine rencontrent de forts vents contraires dès que l'idée refait surface, ce qui est périodique. L'enquête sur la « collusion avec la Russie » [le « Russiagate », NdT] maintient Trump en état de déséquilibre (bien que Robert Mueller n'ait jusqu'à présent pas réussi à produire la moindre preuve que Moscou ait soutenu la candidature de Trump aux élections de 2016). En d'autres termes, pour le « Marécage », l'enquête de Robert Mueller revêt une importance cruciale précisément parce qu'elle handicape Trump dans toutes ses tentatives d'améliorer les relations entre les États-Unis et la Russie.
La Syrie et l'Afghanistan ne sont que des illustrations de la façon dont le Pentagone a intérêt à des guerres sans fin. Dans les deux cas, la victoire militaire n'est pas considérée comme possible ; c'est le programme géopolitique caché qui compte pour le Pentagone. De plus, l'escalade des tensions avec la Russie ou les guerres à durée indéterminée se traduisent par des allocations budgétaires plus importantes pour le Pentagone, qui, bien sûr, servent en grande partie les profits du complexe militaro-industriel. On peut parier que ce n'est qu'une question de temps avant que Mattis lui-même soit réembauché dans le conseil d'administration d'une grande entreprise d'armement. La passion avec laquelle il a défendu la cause de l'Arabie Saoudite en aval de l'affaire Jamal Khashoggi en dit long sur les liens sordides qui existe entre les cheikhs, le Pentagone et les fabricants d'armes - et les législateurs américains.
Ce genre de lien a donné naissance à une puissante coalition d'intérêts qui s'opposent viscéralement à une « démilitarisation » de la politique étrangère américaine, qui est au cœur du programme de Trump. Leur candidate préférée aux élections de 2016 était Hillary Clinton [qui s'élève en ce moment contre le retrait des troupes américaines de Syrie, NdT]. Aujourd'hui, ils se concentrent sur l'affaiblissement de la présidence Trump, par tous les moyens possibles, et s'efforcent de l'empêcher de remporter un deuxième mandat.
Dans cette opération de hold-up, Mattis a joué un rôle central en sapant systématiquement le programme de Trump. Mattis est un opérateur compétent de la bureaucratie militaire et son départ laissera un vide pour le Marécage. Mais sa démission ne sera pas la fin de la lutte acharnée en cours dans les coulisses de la politique américaine. Le point positif est que Trump semble comprendre qu'il a une pente descendante devant lui s'il n'adopte pas une position de fermeté, dès maintenant, pour affirmer ses prérogatives constitutionnelles en tant que président, et faire progresser son programme de démilitarisation de la politique étrangère des USA. Le fait est que ce programme est également celui de la plate-forme électorale de Trump, et que la campagne électorale de 2020 a débuté.
M.K. Bhadrakumar a travaillé au sein du corps diplomatique indien pendant 29 ans. Il a été ambassadeur de l'Inde en Ouzbékistan (1995-1998) et en Turquie (1998-2001). Il tient le blog Indian Punchline et contribue régulièrement aux colonnes d'Asia Times, du Hindu et du Deccan Herald. Il est basé à New Delhi.
Traduction Entelekheia