07/01/2019 les-crises.fr  15 min #150481

[Russeurope-en-Exil] Cambodge : génocide et non auto-génocide. Texte présenté par Jacques Sapir

Ce texte écrit par Lana Chhor, dont j'ai rendu compte du remarquable ouvrage Génération Peau de Banane sorti récemment dans RussEurope-en-Exil, renouvelle et précise sa position sur le génocide qui a eu lieu au Cambodge. C'est un texte important car il explicite certains éléments de son livre. Lana Chhor me l'a envoyé car nous commémorons, ce 7 janvier 2019, la date symbolique de la fin du régime des Khmers rouges.

Cambodge: génocide et non auto-génocide 40 ans après le crime, le bel âge. Lana Chhor

17 avril 1975 : les Khmers rouges rentrent dans la capitale et installent les règles de l'Angkar dictées sous Pol Pot.

7 janvier 1979 : entrée de l'armée vietnamienne pour renverser le régime en place.

Ces 2 dates sont marquées à jamais au fer rouge dans le cœur de tous les cambodgiens.

40 ans après les terribles événements au Cambodge, il est temps de décrier le silence, de fracasser son mur par des éclats de mots, un jet d'écriture, un flot de paroles, pour hurler la Liberté.

40 ans cette année pour moi aussi. Alors, dans Génération Peau de banane ou la Vie après les Khmers rouges, je fais ma crise...mes crises. Tout y passe, même quand ça casse. Crise identitaire, crise familiale, quête de vérité. Le couteau est dans la plaie et les deux pieds, bien dans le plat.

Pour que 2019 soit l'année de tous les espoirs, si certaines reprises controversées et très préjudiciables comme le terme d'autogénocide pouvait ne plus être relayé, cela serait une grande victoire pour le peuple cambodgien. Par la même occasion, je tiens à saluer le travail des journalistes et les supports qui permettent l'équilibre des propos.

Avant de décortiquer l'autogénocide, revoyons déjà la notion de génocide qui a longtemps fait polémique. Le 16 novembre 2018, presque 40 ans après le crime, le tribunal international parrainé par l'Onu vient seulement de reconnaitre le génocide au Cambodge notamment envers les vietnamiens et les chams.

Rappelons la définition officielle de l'Onu dans la convention de 1948 (Article II) :

"... le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

- meurtres des membres du groupe;
- atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe;
- soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;
- mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;
- transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe
."

Comme en grammaire, en orthographe et autres domaines, nous pouvons compter sur l'exception française, puisque le code pénal français de 1992 élargit son champ d'interprétation en rajoutant la notion de critère arbitraire pour déterminer le groupe visé par le génocide. «...destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire. » L'appartenance à un groupe culturel, politique ou à une certaine catégorie socio-professionnelle pourrait donc être inclue dans cette définition française.

Dans un cas, stricto sensu et selon l'Onu, les victimes khmères ne rentrent pas dans la définition du génocide car elles n'ont pas été éliminées en raison de leur appartenance nationale, ethnique ou raciale. Dans l'autre cas, selon le cadre du code pénal français, le génocide pourrait s'appliquer pour les victimes khmères, puisqu'un groupe particulièrement de cambodgiens étaient visés du fait de leur appartenance politique ou socio-culturelle. Par contre, dans les deux cas, autant dans l'un que dans l'autre, vous pouvez constater que le préfixe d'autogénocide ne peut être validé.

Puisque l'occasion est trop rare, je vous invite à une expérience inédite et vous propose le temps de ces quelques lignes d'ouvrir grand vos yeux... car je vais vous prêter les miens. Bien que bridés et parce qu'ils le sont, ils vous permettront peut-être, de relire l'Histoire du Cambodge à travers un autre regard.

Comme toute mauvaise invention, le terme d'autogénocide aurait mieux fait de ne pas naître. Même si je reconnais à M. Jean Lacouture d'avoir soutenu dans les années 1970 l'accueil des réfugiés cambodgiens en France, je ne peux qu'intensément déplorer le désastre induit par cette idée au sein de la communauté cambodgienne. Ce vocabulaire cannibale suppose que les Khmers rouges auraient agi dans un but suicidaire en choisissant d'éliminer leur propre peuple. Hors, les victimes khmères n'étaient pas exécutées parce qu'elles étaient khmères, mais du fait de leur appartenance politique ou sociale. Enfin, les Khmers rouges prônaient une race de khmère pure. Alors éliminer ce qui constituait une matière première à l'état brut pour leur projet, cela ne tient plus du tout debout. L'auteur de cette malheureuse expression s'est d'ailleurs repris en 2001 dans l'ouvrage Voyage dans le dernier siècle- Entretiens croisées avec André Versaille, page 398 :

« André Versaille: Si je ne me trompe, c'est vous même qui avait inventé ce terme?

Jean Lacouture: Je crois, en effet, l'avoir utilisé en premier cette formule. En fait, le mot n'est pas très juste, il s'agit plutôt d'un " classocide ", d'un "culturocide"; le but recherché est l'extermination de la bourgeoisie khmère en tant que classe et de la culture occidentale et de l'étranger, vietnamien surtout. »

Il est important pour moi de mettre les bons mots face aux souffrances. Identifier le crime, c'est permettre un meilleur diagnostic et donc traitement des symptômes. Identifier le crime, c'est donner du sens à la mémoire collective. Richard Rechtman 1(qui porte décidément bien son nom), directeur d'études à l'EHESS, psychiatre et anthropologue, le rappelle à juste titre dans les colonnes du Monde en 1998:

« L'effet de cet amalgame qui accorde une spécificité à l'appartenance commune des bourreaux et de leurs victimes à la même nation, à la même ethnie, est dévastateur pour les survivants »,

A cause de ce terrible malentendu, aujourd'hui encore, un certain nombre de Cambodgiens continuent d'avoir honte de leur identité, parce qu'ils ont le sentiment d'avoir été massacrés par leurs semblables. A défaut de pouvoir crier haut et fort, je signe en gros et en gras. L'AUTOGENOCIDE EST UN FAKE.

Les cambodgiens n'ont pas été des cibles parce qu'ils étaient cambodgiens, mais parce qu'à l'époque, certains d'entre eux représentaient un danger pour le régime en place du fait de leur métier, (commerçants, enseignants, journalistes, notables, artistes,...) ou de leur appartenance politique. Et de ce point de vue, nous pouvons être fiers de ce que nous sommes. Au-delà de notre identité physique et de notre faciès, j'en appelle à tous les Cambodgiens d'ici ou d'ailleurs d'être fiers de ce qu'ils sont et du chemin parcouru. Fiers d'être des « survivors » -comme dans le refrain de Beyoncé et de Gloria Gaynor-, fiers d'être des battants, des êtres de pensées, qui véhiculent des valeurs artistiques, créatrices, culturelles et intellectuelles.

1 « recht » signifie, droit, juste, en allemand

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