Sur l'île, le mouvement des Gilets jaunes a été intense les deux premières semaines. Les difficultés quotidiennes des Réunionnais sont aggravées par deux décennies d'aménagements faisant la part belle à la voiture, au mépris de la géographie insulaire et au détriment des transports collectifs.
À La Réunion, le mouvement des Gilets jaunes a connu un démarrage fulgurant. Pendant les deux dernières semaines de novembre 2018, une quarantaine de barrages ont paralysé les routes de l'île de l'océan Indien. Une spécificité en outre-mer, car La Réunion a été le seul département où les manifestations ont rejoint un tel niveau. Dès le 3 décembre, la situation s'est normalisée après la visite de trois jours de la ministre des Outre-Mer, Annick Girardin. Cette dernière a quitté l'île avec un « livre jaune » compilant une liste de revendications (vie chère, emploi, logement, pouvoir d'achat...) dans laquelle le manque de transparence de la vie politique, la corruption des élus, et bien sûr le prix des carburants étaient en bonne place.
« À La Réunion, rappelle Jean-Pierre Marchau, secrétaire régional d'Europe Écologie-Les Verts, la fiscalité sur les carburants relève de la compétence du conseil régional. » Depuis 2012, les Réunionnais reversent une partie des taxes qu'ils payent sur les carburants aux professionnels des transports : 11,33 centimes par litre de gazole aux transporteurs routiers et 26,33 centimes par litre aux taxis, ambulances et auto-écoles. « De plus, en décembre dernier, le président de la région, Didier Robert (Les Républicains), a fait voter une délibération pour augmenter les taxes et aligner les prix des carburants sur ceux de la métropole », poursuit le représentant écolo.
Cette double injustice explique en grande partie la virulence de la colère des Gilets jaunes réunionnais. Le conseil régional a certes fait un geste, en promettant un chèque carburant de 100 euros par an aux cent mille familles les plus modestes. Autant dire rien, car les Réunionnais les plus pauvres sont souvent ceux qui n'ont pas de voiture.
La nécessité de trouver une alternative à l'ancienne route du littoral
Si tous les Réunionnais payent cher leurs trajets quotidiens, c'est faute de transports collectifs adaptés aux conditions de circulation insulaire. Michel Dubromel connaît bien la problématique des transports sur l'île. Le président de France Nature Environnement (FNE) est de ceux qui en 2007, lors du Grenelle de l'environnement, avaient soutenu avec acharnement le projet de tram-train de Paul Vergès, le leader de la gauche réunionnaise et président de la région de 1998 à 2010. Ce tram-train aurait permis de relier dans un premier temps le nord et le nord-est de l'île, avec une déviation vers Le Port, puis vers toute la côte occidentale. Mais ce dernier n'a jamais vu le jour, au profit d'une politique d'aménagement routier.
Étant donné les conditions de circulation sur l'île (840.000 habitants possèdent 450.000 véhicules sur un territoire de 2.500 km2), la politique du « tout bagnole » y est tout particulièrement un non-sens. Pourtant, elle a été renforcée par le choix de la droite réunionnaise, arrivée à la tête de la région en 2010, de construire la « nouvelle route du littoral » (NRL). Depuis, FNE suit avec désespoir l'avancée des travaux. « C'est à la fois un immense gâchis environnemental et un choix financier désastreux », déplore le président de l'ONG.
Chantier de la « nouvelle route du littoral » à Grande-Chaloupe, en novembre 2016.
Reporterre a suivi dès le départ la construction de cette route à deux fois trois voies construite pour moitié en mer sur pilotis et pour moitié sur une gigantesque digue adossée à la côte [1]. Personne ne sait combien coûteront les fameux 12,5 kilomètres qui relieront Saint-Denis à La Possession, près de Le Port. La première moitié du projet le viaduc sur pilotis devrait être achevée d'ici 8 à 9 mois pour une entrée en service dans deux ou trois ans, mais des difficultés techniques subsistent pour la construction de la digue et donc du reste de la route, ce qui explique les incertitudes sur son coût.
La succession de mauvais choix effectués depuis plus de vingt ans en faveur de l'automobile est un lourd handicap
Selon les experts, le chantier devrait coûter finalement 2,8 à 3 milliards d'euros alors que les estimations tournaient autour 2 milliards d'euros au départ. Or, les accords de Matignon à l'origine du projet stipulent que les dépassements budgétaires seront à la charge des Réunionnais. Pour calmer les Gilets jaunes, Didier Robert a annoncé qu'il abandonnait l'augmentation des taxes sur les carburants destinées à aligner leurs coûts sur ceux de la métropole. « Dans ces conditions, où trouver l'argent pour construire des transports en commun dignes de ce nom », s'interroge Jean-Pierre Marchau.
Image de synthèse du téléphérique à la station du Moufia.
Pour l'élu vert, également chargé des transports de la Cinor, la communauté d'agglomération de Saint-Denis, Sainte-Marie et Sainte-Suzanne (les trois villes du nord de l'île), il y a énormément à faire. Le morcellement du territoire nécessite d'améliorer considérablement l'interopérabilité des réseaux de bus. Il faut également régénérer et moderniser le parc en investissant dans des bus de nouvelle génération et leur aménager des voies réservées pour fluidifier leurs mouvements. La Cinor est précurseur en ce qui concerne le téléphérique urbain, avec une ligne de 2,7 kilomètres de longueur qui desservira le centre de Saint-Denis depuis les hauteurs qui entourent la ville. La ligne est financée et devrait être inaugurée au premier semestre 2020. « Mais l'argent manque pour déployer ailleurs sur l'île cette solution ingénieuse et économique, particulièrement bien adaptée à la topographie montagneuse », regrette-t-il.
Les projets de transports collectifs seront difficiles à financer. « Il est scandaleux que seulement 3 % de la taxe sur les carburants soient affectés au développement ou à l'amélioration des transports en commun, alors qu'il faudrait en affecter au moins un tiers », considère Jean-Pierre Marchau. Mais la succession de mauvais choix effectués depuis plus de vingt ans en faveur de l'automobile est un lourd handicap. « Les Réunionnais payent très cher leurs déplacements au quotidien à cause du manque criant de transports collectifs. Il faut que les Gilets jaunes en prennent conscience », insiste Michel Dubromel.