irréductibles
Depuis novembre, la mobilisation des Gilets jaunes au rond-point de l'A51 à Manosque est l'une des plus actives du Sud-Est. Mêmes s'ils subissent la répression dans ce territoire où le ministre de l'Intérieur est élu, ils promettent de maintenir leur « village d'irréductibles Gaulois » : un point de rencontre où se tisse la convivialité et la suite du mouvement.
- Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), reportage
« Ici, c'est le maquis des temps modernes », affirme un Gilet jaune manosquin. Ils sont quelques dizaines ce samedi 12 janvier au matin à investir le rond-point jouxtant l'échangeur de l'A51. Dans le dos de leur vêtement que l'on ne présente plus, certains portent des références à 1789 ou à Mai 68. Non loin de Manosque, dans les Alpes-de-Haute-Provence, voici un des bastions de la mobilisation depuis le 17 novembre, situé au milieu des champs en bordure de la Durance.
Comme souvent en cette saison, dans la Provence de l'écrivain Jean Giono, le temps est froid et sec. Mais il en faut plus pour entamer l'énergie des Gilets jaunes. Ils se tiennent en chaîne humaine sur la chaussée et échangent quelques mots avec les automobilistes qui ouvrent leur vitre. Quelques-uns sifflotent Le Chant des partisans, un air connu comme l'hymne de la résistance française.
À Manosque, samedi 12 janvier 2019.
« On est toujours déterminés ! » nous dit Pierrick. Rebaptisé « Pierrix », comme habitant d'un village « d'irréductibles Gaulois », qui répond par l'humour au mépris d'Emmanuel Macron et de sa considération pour « les Gaulois réfractaires ». Des milliers d'habitants se sont relayés pour occuper ce « village ». Mais le 7 janvier, à 7 h 30 du matin, les gendarmes sont venus l'expulser. La cinquantaine de Gilets jaunes présents ont alors incendié leurs cabanes avant d'aller manifester bruyamment dans le centre-ville de la ville de 22.000 habitants.
Au pays de Christophe Castaner, qui redeviendrait député de la circonscription s'il n'était plus ministre de l'Intérieur, les Gilets jaunes restent mobilisés. N'en déplaise au ministre, qui voudrait l'évacuation des ronds-points et qui tente par tous les moyens de siffler la fin de la partie, y compris en laissant libre cours aux violences policières. Depuis un nouveau QG installé sur un terrain privé, à moins de 200 m du rond-point, Franck, le « maire » du « village », promet de rebâtir. Des Gilets jaunes sont à pied d'œuvre avec du bois de palette.
Le quartier général des Gilets jaunes, à quelques mètres du rond-point d'accès à l'autoroute de Manosque.
Francky : « Ce qu'il faut, c'est une vérité de la presse, où l'on montre les violences de la police »
« Vous n'êtes pas BFM, ou plutôt BF Merde ? » nous demande-t-on à notre arrivée au rond-point. Ils vomissent le traitement du mouvement par la chaîne d'info en continu et sa minimisation du mouvement. La défiance envers les journalistes est grande. Mais quand nous expliquons le travail et la démarche d'écoute de Reporterre, nous sommes accueillis avec le sourire. Beaucoup veulent se confier. « Ce qu'il faut, c'est une vérité de la presse, pas une info à deux vitesses où l'on ne montre pas les violences de la police », nous dit Francky, 57 ans. Cet habitant de Saint-Tulle, un village proche, est un « entrepreneur en invalidité. J'ai 25 ans de service comme chauffeur routier, trois ans d'armée et je touche 800 euros », raconte le grand homme aux joues creusées.
Pour compléter sa maigre pension d'invalidité, il garde des animaux domestiques. « On est vraiment pris pour des moins que rien. Ce soi-disant philosophe, Luc Ferry, qui appelle les policiers à se servir de leur arme, c'est une incitation au meurtre. Cette personne n'a pas de cerveau. Marlène Schiappa qui dit n'importe quoi, c'est pareil. Ils vivent sur une autre planète ! » dit-il. À propos des violences policières, « les petits blancs découvrent se qui se passe depuis 30 ans dans les banlieues », observe pour sa part Cédric, un ancien infirmier au RSA (revenu de solidarité active).
Pierrix : « On était des bons moutons, chacun dans notre coin, sans rien dire »
Francky n'avait jamais manifesté de sa vie. Tout comme Pierrix, 57 ans lui aussi : « On était des bons moutons. On faisait des efforts chacun dans notre coin, sans rien dire », dit-il. La donne change sur le rond-point : « Les gens se rencontrent. On discute et on se rend compte qu'il y a plus malheureux que nous. On devient solidaire », dit cet ouvrier faïencier qui travaille à Moustiers-Sainte-Marie, village touristique du Verdon. « Depuis le passage à l'euro, on a perdu 30 % de pouvoir d'achat. Avant, pour un pichet vendu à Moustiers le prix était de 100 francs. Puis le prix est passé 20 euros pour éviter de rendre la monnaie. Sauf que nos salaires n'ont pas changé. » À la suite d'un accident de voiture, sa femme ne peut plus travailler : « Elle touche 400 euros par mois d'invalidité. Alors pour payer les études de médecine de notre fille, on a été obligé de faire un crédit à la consommation. »
Josiane : « Les femmes Gilet jaunes sont capables de marcher à côté des hommes »
Josiane, 73 ans, retraitée active.
Au fur et à mesure de la matinée, les Gilets jaunes sont de plus en plus nombreux à arriver, jusqu'à approcher la centaine. « On va reprendre le péage ! » lancent une partie d'entre eux. Fin 2018, le lieu avait été tenu quasiment sans discontinuité, offrant la gratuité de l'autoroute. Le groupe s'y installe. Le soleil finit par réchauffer les corps. Une sono joue une playlist incroyablement fournie de chansons produites par des Gilets jaunes qui sont souvent des reprises d'air connues ou encore On lâche rien, d' HK et les Saltimbanks, fréquemment entendue dans les mouvements sociaux et que les occupants reprennent à tue-tête. Les automobilistes klaxonnent avec de grands sourires, des pouces dressés ou des poings levés.
L'ambiance est bon enfant au péage de Manosque.
« Avant, j'avais horreur de porter du jaune. Maintenant, je ne pourrais plus m'en passer, se marre Josiane, 73 ans. Je suis une retraitée en activité. Je fais des chambres et des tables d'hôte et je sers en Gilet jaune ! » se présente celle qui a fait « toutes les misères comme travail ». Elle est une des initiatrices du mouvement à Rians, un village du Haut-Var, situé à 35 km de Manosque. Sur sa poitrine, elle porte un insigne de « Femmes Gilets jaunes » bricolé dans un morceau de tissu. « J'ai organisé une journée champêtre pour les femmes. C'était un moyen de mobiliser plus. Les femmes sont capables de marcher à côté des hommes. Ce sont des mères et des citoyennes. Elles ne sont pas obligées de rester dans le canapé à faire du tricot ou à nourrir les enfants », dit l'énergique grand-mère.
Christine : « Les citadins nous regardent de loin avec un air dédaigneux »
Les femmes Gilets jaunes.
Les femmes de Rians se sont liées d'amitié avec Christine, une Manosquine adhérente de la France insoumise. Avec les Gilets jaunes, elle tient à exprimer le mépris et l'abandon venus des métropoles. « Ici, c'est une réserve d'Indiens. C'est un camp de vacances de citadins. Ils nous regardent de loin avec un air dédaigneux. L'humain n'existe pas, il n'y a que le fric qui compte et on n'est pas considérés », dit-elle. Martine, qui vient de Saint-Paul-Lez-Durance, de l'autre côté de la Durance, dans les Bouches-du-Rhône, alerte pour sa part sur l'abandon des services publics : « On a manifesté il y deux ans et on a réussi à empêcher le départ de la Poste. Maintenant, c'est la perception du coin qui pourrait fermer. On serait alors obligé d'aller à Aix-en-Provence pour les impôts, à 45 km. » Sur le rond-point, Martine vit une « amitié sincère. Tous les jours des gens s'arrêtent pour nous donner à manger. Aujourd'hui, une dame nous a cuisiné une daube au sanglier. Les gens sont très motivés. Vous voyez le monsieur là-bas ? Avec son drapeau, il est là du matin au soir ».
Patrick : « Il faut une meilleure répartition des richesses »
Patrick, le militaire retraité.
Le monsieur en question, avec son étendard tricolore, s'appelle Patrick. Ce militaire à la retraite est l'un des deux « porte-drapeaux » du « village ». L'ancien soldat qualifie sa retraite de « décente ». « Je viens pour les personnes qui ont des petites retraites et qui ont du mal à finir les mois. Il faut une meilleure répartition des richesses. Est-ce que c'est acceptable que des ministres et des hauts fonctionnaires comme Chantal Jouanno gagnent 14.000 euros par mois » interroge-t-il. Sur les liens qui unissent les Gilets jaunes, Patrick observe : « Si je ne m'étais pas mobilisé, je n'aurais pas connu mes voisins », s'émeut-il en désignant un de ses camarades : « Nous n'abordons pas les sujets politiques, même si on fait de la politique ! Ici, il y a des personnes qui votent Marine, d'autres Mélenchon. On ne parle pas de partis politiques et on maintient la convivialité. »
Pourtant, entre un Pierre, ingénieur à la retraite, obsessionnel de ce qu'il appelle « l'immigration, invasion sauvage et clandestine » et une Christine qui s'inquiète « de l'appel italien aux Gilets jaunes venu du gouvernement du M5S et de la Ligue du Nord et des risques de récupération de l'extrême droite », il y a un abîme sous-jacent.
Cédric : « On est des milliers et on est prêt à aller jusqu'au bout ! »
Pour éviter la répression, le mouvement se cherche d'autres méthodes de mobilisation. Les rendez-vous ne s'affichent plus au grand jour sur les réseaux sociaux. Une coordination de tout le val de la Durance et la rédaction de cahiers de doléances sont en train de se mettre en place. Francis, le porte-parole des Gilets jaunes du sud du Luberon, venus converger à Manosque ce 12 janvier, propose de constituer des listes pour les municipales. « Pour peser dans le système, il faut y entrer. Et des groupes organisés par des assemblées citoyennes seront une mesure d'équilibre par rapport à l'Assemblée nationale », détaille-t-il.
Mais pour l'instant, comme on évite les réseaux sociaux pour ne pas donner d'indices aux autorités, les informations peinent à circuler. « Oh, t'es de Marseille ? Tu sais ce qu'il s'y passe aujourd'hui ? Parce qu'on pensait y descendre », nous interpelle un occupant du rond-point. Finalement, aujourd'hui, les Gilets jaunes du coin se sont mobilisés un peu partout, jusqu'à l'extrémité de l'A51 non loin de Gap (Hautes-Alpes), ou dans les rues de Marseille et d'Apt (Vaucluse). « Il faut qu'ils se rendent compte qu'on est des milliers et qu'on est prêt à aller jusqu'au bout ! » s'exclame Cédric.
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