15/01/2019 reporterre.net  5min #150794

 « Grand débat national ». « Consultation, piège à... ». Les dés sont pipés.

Le « grand débat » lancé dans un département qui interdit les manifestations de Gilets jaunes

grand débat

Depuis un mois, des arrêtés préfectoraux interdisent tout rassemblement des Gilets jaunes dans de nombreuses communes de l'Eure. C'est pourtant ce département que le président de la République a choisi pour lancer le « grand débat national ». Grand-Bourgtheroulde, la commune où il se rend cet après-midi, est frappée d'un arrêté semblable depuis... hier.

Maître Aïnoha Pascual est avocate au barreau de Paris. Elle participe avec la Ligue des droits de l'homme à l'action en justice contre ces arrêtés préfectoraux. Elle explique à Reporterre en quoi leur contenu est, selon elle, liberticide.

Reporterre Quels sont ces arrêtés pris par le préfet du département de l'Eure depuis un mois ?

Maître Aïnoha Pascual Depuis le 17 décembre 2018, le préfet de l'Eure a pris une cinquantaine d'arrêtés préfectoraux portant interdiction de tout rassemblement et toute manifestation en lien avec les Gilets jaunes dans environ 22 communes. Ce sont des interdictions générales, qui concernent à chaque fois le territoire de toute la commune. Depuis un mois, il n'est donc plus possible pour les Gilets jaunes de faire grand-chose dans ce département.

Ces interdictions totales et absolues sont très déroutantes. On a très rarement vu, sauf sous l'état d'urgence, des arrêtés prohibant totalement les rassemblements et les manifestations. Ils s'étendent sur des périodes qui couvrent parfois jusqu'à 12 jours, et c'est en continu, pas juste les samedis.

Par ailleurs, depuis [hier, lundi 14 janvier], la commune de Grand-Bourgtheroulde, d'où Emmanuel Macron doit lancer le grand débat national ce mardi, est concernée par le même type d'arrêté, avec une interdiction totale de rassemblement et manifestation en lien avec les Gilets jaunes jusqu'au mercredi 16 janvier à 9 h.

Comment de tels arrêtés sont-ils justifiés par la préfecture ?

Tous les arrêtés sont motivés de la même façon, à savoir que [elle lit l'arrêté] : « Depuis le 17 novembre 2018, dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes plusieurs manifestations spontanées se sont déroulées dans plusieurs communes de l'Eure. Que des manifestations et barrages filtrants ont été menés sur des axes de circulation. Que certaines des manifestations n'ont pas fait l'objet de déclarations. Que les entraves à la circulation génèrent par ailleurs des risques en matière de sécurité routière. Que les échanges menés par les forces de l'ordre avec les manifestants n'ont pas permis de libérer la voie publique », etc. Ils en tirent la conséquence que la seule solution est d'interdire les manifestations sur le territoire des communes.

Comment est-ce possible d'interdire des manifestations sur une aussi longue période et un aussi grand territoire ?

Normalement, l'interdiction totale de manifester doit être vraiment le dernier recours et surtout elle doit être proportionnée à l'objectif poursuivi. Là, ce que l'on s'apprête à dénoncer avec la Ligue des droits de l'homme est justement l'absence de proportionnalité entre la mesure qui est prise et l'objectif à atteindre, à savoir la protection de l'ordre public. Il y a une atteinte évidente à la liberté fondamentale de manifester.

Qu'est-ce que cela signifie, symboliquement, selon vous, de lancer le débat national depuis un territoire visé par un tel arrêté ?

En matière de libertés, c'est révélateur. L'Eure est un département où la contestation est absolument muselée depuis un mois, et c'est ce département-là que l'on choisit pour lancer le grand débat national, qui a vocation à renouer avec les citoyens et à répondre au moins en partie aux revendications des Gilets jaunes. Mais cela fait un mois que les Gilets jaunes, sur ce territoire, s'exposent à six mois de prison et 7.500 euros d'amende s'ils organisent une quelconque action !

Quelles actions juridiques avez-vous lancées ?

Nous agissons avec la Ligue des droits de l'homme. Les référés libertés [recours d'urgence si une décision administrative porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale] contre les interdictions de manifester dans le département de l'Eure, dont celle de Grand-Bourgtheroulde, seront jugés ce mardi, à 11 h 30, au tribunal administratif de Rouen. Mais pour autant, nous n'avons pas l'impression que le préfet va cesser de prendre ces arrêtés aujourd'hui ou demain...

Nous allons aussi regarder si des arrêtés du même type, et dans une telle proportion, ont été pris dans d'autres départements. Nous n'avons pas d'information là-dessus pour l'instant.

  • Propos recueillis par Marie Astier

  • Les arrêtés de décembre 2018 sont disponibles  ici.
  • Ceux de janvier 2019 sont  ici.
  • Celui concernant Grand-Bourgtheroulde est ici.

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