Source : John Pilger, Consortium News, 19-09-2018
19 septembre 2018
Selon John Pilger, le journalisme grand public est en grande partie descendu au niveau d'une combinaison quasi-sectaire de partialité, de ouï-dire et d'omission. Le subjectivisme, c'est tout ce qui compte ; les slogans et l'indignation sont des preuves suffisantes. Ce qui compte, c'est la « perception ».
La mort de Robert Parry au début de l'année a été ressentie comme un adieu à l'âge du reporter. Parry était « un pionnier du journalisme indépendant », a écrit Seymour Hersh, avec lequel il partageait de nombreuses idées.
Hersh a révélé le massacre de My Lai au Vietnam et le bombardement secret du Cambodge, Parry a dévoilé l'affaire de l'Iran-Contra, une conspiration à base de drogue et d'armement dont la piste est remontée jusqu'à la Maison-Blanche. En 2016, ils ont tous deux apporté de leur côté la preuve évidente que le gouvernement d'Assad, en Syrie, n'avait pas utilisé d'armes chimiques. On ne leur a pas pardonné.
Écarté des médias dominants, Hersh doit publier son travail à l'extérieur des États-Unis. Parry a monté son propre site d'information indépendant, Consortium News, où, dans un dernier article après une attaque cardiaque, il évoquait la vénération du journalisme pour les « opinions approuvées » tandis que « la preuve non approuvée est balayée ou écartée quelque soit sa qualité ».
Bien que le journalisme ait toujours été une extension lâche du pouvoir de l'establishment, quelque chose est survenu ces dernières années. La contestation, tolérée quand j'ai rejoint un journal national en Angleterre dans les années 1960, a été ramenée à une clandestinité métaphorique, tandis que le capitalisme libéral évoluait vers une forme de dictature institutionnelle. Ceci est un changement sismique, avec des journalistes définissant un nouveau « système de pensée », comme Parry le dénomme, diffusant ses mythes et diversions, et poursuivant ses ennemis.
Observez la chasse aux sorcières face aux réfugiés et migrants, l'abandon volontaire par les zélés du mouvement « MeToo » de notre plus ancienne liberté, la présomption d'innocence, le racisme anti-Russie et l'hystérie anti-Brexit, la campagne grandissante anti-Chine et la dissimulation de l'alerte d'une guerre mondiale.
Avec beaucoup si ce n'est la plupart des journalistes indépendants écartés ou éjectés des médias dominants, une partie de l'Internet est devenue une source vitale pour débattre et diffuser des analyses basées sur des preuves : des sites de vrai journalisme comme wikileaks.org, consortiumnews.com, wsws.org, truthdig.com, globalresearch.org, couterpunch.org et informationclearinghouse.com constituent des lectures nécessaires pour donner du sens à un monde dans lequel science et technologie progressent de façon stupéfiante tandis que la vie politique et économique dans les « démocraties » frileuses régresse derrière une façade médiatique basée sur le spectacle narcissique.
Propaganda Blitz
[Propaganda Blitz : How and Why Corporate Media Distort Reality, par D.Edwards et D. Cromwell, NdT]
En Grande-Bretagne, un seul site Web offre une critique médiatique indépendante et constante. C'est le remarquable Media Lens - remarquable en partie parce que ses fondateurs et rédacteurs ainsi que ses seuls auteurs, David Edwards et David Cromwell, ont depuis 2001 concentré leur regard non pas sur les suspects habituels, la presse conservatrice, mais sur les modèles du journalisme libéral réputé : la BBC, The Guardian, Channel 4 News.
Cromwell et Edwards (Fondation Ghandi)
Leur méthode est simple. Méticuleux dans leurs recherches, ils sont respectueux et polis lorsqu'ils demandent pourquoi un ou une journaliste a produit un reportage aussi partial, ou a omis de divulguer des faits essentiels ou a fait la promotion de mythes qui ont été discrédités.
Les réponses qu'ils reçoivent sont souvent défensives, parfois insultantes ; certaines sont hystériques, comme si elles avaient soulevé un voile sur une espèce protégée.
Je dirais que Media Lens a brisé le silence sur le journalisme institutionnel. Comme Noam Chomsky et Edward Herman dans Manufacturing Consent, ils représentent un cinquième pouvoir qui déconstruit et démystifie le pouvoir des médias.
Ce qui est particulièrement intéressant à leur sujet, c'est que ni l'un ni l'autre n'est journaliste. David Edwards est un ancien professeur, David Cromwell est océanographe. Pourtant, leur compréhension de la déontologie journalistique - un terme rarement utilisé, appelons-le la véritable objectivité - est une qualité vivifiante de leurs articles en ligne sur Media Lens.
Je pense que leur travail est héroïque et je placerais un exemplaire de leur livre, Propaganda Blitz, qui vient de paraître, dans chaque école de journalisme qui se met au service de la corporatocratie, comme elles le font toutes.
Prenons le chapitre intitulé Démantèlement du National Health Service [NHS, système de la santé publique au Royaume-Uni, NdT], dans lequel Edwards et Cromwell décrivent le rôle crucial joué par les journalistes dans la crise à laquelle est confronté le système de santé novateur de la Grande-Bretagne.
La crise du NHS est le produit d'une fabrication politique et médiatique connue sous le nom d'« austérité », avec son langage trompeur et malhonnête des « économies d'efficacité » (le terme de la BBC pour la réduction des dépenses publiques) et des « choix difficiles » (la destruction volontaire des fondements de la civilisation britannique moderne).
« L'austérité » est une invention. La Grande-Bretagne est un pays riche dont la dette est celle de ses banques véreuses, pas celle du peuple. Les ressources qui financeraient confortablement le NHS ont été volées au grand jour par quelques-uns qui avaient le droit d'éviter et de faire évader des milliards en taxes.
Utilisant un vocabulaire d'euphémismes d'entreprise, le service de santé public est délibérément dénigré par des fanatiques du marché libre, pour justifier sa privatisation. Le parti travailliste de Jeremy Corbyn peut sembler y être opposé, mais l'est-il ? La réponse est très probablement non. Les médias n'y font guère allusion, et encore moins ne l'expliquent.
Edwards et Cromwell ont disséqué le Health and Social Care Act de 2012, dont le titre inoffensif dément ses conséquences désastreuses. Inconnue de la majorité de la population, la loi met fin à l'obligation légale des gouvernements britanniques de fournir des soins de santé universels gratuits : le fondement sur lequel le NHS a été mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Les entreprises privées peuvent désormais s'insinuer dans le NHS, morceau par morceau.
Où, demandent Edwards et Cromwell, la BBC se trouvait-elle alors que ce projet de loi d'une importance capitale se frayait un chemin jusqu'au Parlement ? La BBC, qui s'est engagée par la loi à « fournir une vue d'ensemble » et à bien informer le public des « questions de politique publique », n'a jamais exposé en détail la menace qui pèse sur l'une des institutions les plus chères au pays. Un gros titre de la BBC disait : « Projet de loi qui donne du pouvoir aux médecins généralistes ». C'était de la pure propagande d'État.
Les médias et l'invasion de l'Irak
Blair : hors la loi (Bureau de Tony Blair)
Il y a une similitude frappante avec la couverture par la BBC de l'invasion illégale de l'Irak par le Premier ministre Tony Blair en 2003, qui a fait un million de morts et beaucoup plus de déshérités. Une étude de l'Université du Pays de Galles, à Cardiff, a révélé que la BBC reflétait « de manière écrasante » la position du gouvernement tout en écartant les rapports sur les souffrances des civils. Une étude de Media Tenor a placé la BBC au dernier rang d'une liste de radiodiffuseurs occidentaux pour le temps d'antenne accordé aux adversaires de l'invasion. Le « principe » d'impartialité tant vanté de l'entreprise n'a jamais été respecté.
L'un des chapitres les plus révélateurs de Propaganda Blitz décrit les campagnes de diffamation menées par les journalistes contre les dissidents, les anticonformistes politiques et les dénonciateurs d'abus. La campagne du Guardian contre le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, est la plus inquiétante. Les révélations sensationnelles d'Assange de WikiLeaks ont apporté la gloire, des prix de journalisme et des récompenses au Guardian, mais il a été abandonné quand il n'a plus été utile. Il a ensuite été soumis à une campagne injurieuse - et lâche - d'une violence que j'ai rarement connue.
Sans qu'un seul sou ne soit versé à WikiLeaks, un livre très médiatisé du Guardian a débouché sur un film hollywoodien à grand succès. Dans leur livre, Luke Harding et David Leigh, ont décrit de façon gratuite Assange comme une « personnalité abîmée » et « insensible ». Ils ont également divulgué le mot de passe secret pour protéger un fichier numérique contenant les câbles de l'ambassade des États-Unis, qu'il avait donné à titre confidentiel.
Alors qu'Assange est piégé à à l'intérieur de l'ambassade de l'Équateur, Harding, qui se tenait au milieu des forces de police à l'extérieur, s'est réjoui sur son blog que « Scotland Yard aura peut-être le dernier mot ».
La chroniqueuse du Guardian, Suzanne Moore, a écrit : « Je parie qu'Assange se farcit des cobayes écrasés. C'est vraiment une grosse merde ».
Moore, qui se décrit elle-même comme une féministe, s'est plainte plus tard que, après avoir attaqué Assange, elle avait subi des « insultes infâmes ». Edwards et Cromwell lui ont écrit : « C'est vraiment dommage, désolé d'entendre ça. Mais comment décririez-vous le fait d'appeler quelqu'un "une grosse merde" ? Insulte infâme ? »
Moore a répondu que non, elle ne le ferait pas, ajoutant : « Je vous conseille d'arrêter d'être si condescendant ». Son ancien collègue du Guardian, James Ball, a écrit : « Il est difficile d'imaginer l'odeur dans l'ambassade de l'Équateur à Londres plus de cinq ans et demi après l'arrivée de Julian Assange. »
Une méchanceté aussi grossière est apparue dans un journal décrit par sa rédactrice en chef, Katharine Viner, comme « réfléchie et progressiste ». Quelle est la racine de cette vindicte ? Est-ce la jalousie, une reconnaissance perverse qu'Assange a réalisé plus de premières journalistiques que ses tireurs d'élite ne peuvent en revendiquer en une vie ? Est-ce parce qu'il refuse d'être « l'un des nôtres » et qu'il fait honte à ceux qui ont longtemps trahi l'indépendance du journalisme ?
Les étudiants en journalisme devraient étudier cela pour comprendre que la source de « fausses nouvelles » n'est pas seulement le trollisme, ou leurs homologues de Fox News, ou Donald Trump, mais un journalisme qui se réclame d'une fausse respectabilité, un journalisme de gauche qui prétend combattre le pouvoir d'un État corrompu mais, en réalité, le courtise, le protège et est de connivence avec lui. L'amoralité des années de Tony Blair, que le Guardian n'a pas réussi à réhabiliter, nous le rappelle.
« [C'est] une époque où les gens aspirent à de nouvelles idées et à de nouvelles alternatives », écrit Katharine Viner. Son rédacteur politique Jonathan Freedland a rejeté les aspirations des jeunes qui soutenaient les politiques modestes du dirigeant travailliste Jeremy Corbyn comme « une forme de narcissisme ».
« Et d'abord comment cet homme est-il... », a brait Zoé Williams du Guardian, « arrivé jusqu'aux élections ? » Un chœur de brillants beaux parleurs du journal s'est joint à lui, faisant la queue pour se sacrifier avec leurs épées émoussées quand Corbyn a failli gagner l'élection générale de 2017, malgré les médias.
Les affaires complexes sont ramenées à une combinaison quasi-sectaire de partialité, de ouï-dire et d'omission : Brexit, Venezuela, Russie, Syrie. En ce qui concerne la Syrie, seules les enquêtes d'un groupe de journalistes indépendants ont permis d'y faire échec, révélant le réseau de soutien anglo-américain des djihadistes en Syrie, notamment ceux liés à l'EI.
Leni Riefenstahl (à droite) (Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images)
Soutenu par une campagne « psyops » financée par le ministère britannique des affaires étrangères et l'Agence des États-Unis pour le développement international [L'Agence des États-Unis pour le développement international est l'agence indépendante du gouvernement des États-Unis chargée du développement économique et de l'assistance humanitaire dans le monde, NdT], le but est de tromper le public occidental et d'accélérer le renversement du gouvernement à Damas, indépendamment de l'alternative moyenâgeuse et du risque de guerre avec la Russie.
La Syria Campaign [organisation humanitaire soutenant au départ les protestations anti-Assad, NdT], mise sur pied par une agence de relations publiques de New York appelée Purpose, finance un groupe connu sous le nom de Casques blancs, qui prétendent faussement être la « Défense civile syrienne » et sont vus de manière peu critique dans les journaux télévisés et les médias sociaux, sauvant apparemment des victimes d'attentats, qu'ils filment et montent eux-mêmes, bien que les spectateurs ne soient guère susceptibles de le savoir. George Clooney est un fan.
Les casques blancs sont des appendices des djihadistes avec lesquels ils partagent des adresses. Leurs uniformes et leurs équipements hyper-sophistiqués sont fournis par leurs financeurs occidentaux. Le fait que leurs exploits ne soient pas remis en question par les grandes agences de presse montre à quel point l'influence des relations publiques soutenues par l'État dans les médias est maintenant profonde. Comme Robert Fisk l'a fait remarquer récemment, aucun journaliste « grand public » ne couvre la Syrie.
Dans ce qu'on appelle une entreprise de démolissage, une journaliste du Guardian basée à San Francisco, Olivia Solon, qui n'a jamais visité la Syrie, a été autorisée à discréditer l'enquête étayée des journalistes Vanessa Beeley et Eva Bartlett sur les casques blancs comme une propagande « propagée sur le Net par un réseau de militants anti-impérialistes, théoriciens du complot et trolls avec le soutien du Gouvernement russe ».
Ces injures ont été publié sans permettre une seule correction, et encore moins un droit de réponse. La page de commentaires du Guardian a été bloquée, comme le document d'Edwards et Cromwell. J'ai vu la liste de questions que Solon a envoyée à Beeley, qui se lit comme une feuille d'accusation maccarthyste : « Avez-vous déjà été invitée en Corée du Nord ? »
Une si grande partie du courant dominant est descendue à ce niveau. Le subjectivisme, c'est tout ce qui compte ; les slogans et l'indignation en sont la preuve. Ce qui compte, c'est la « perception ».
Alors qu'il était commandant des forces américaines en Afghanistan, le général David Petraeus a annoncé ce qu'il a appelé « une guerre de la perception... menée sans relâche par le biais des médias ». Ce qui importait vraiment, ce n'étaient pas les faits, mais la façon dont l'histoire était racontée aux États-Unis. L'ennemi non déclaré était, comme toujours, un public informé et critique au pays.
Rien n'a changé. Dans les années 1970, j'ai rencontré Leni Riefenstahl, le cinéaste d'Hitler, dont la propagande a hypnotisé le public allemand.
Elle m'a dit que les « messages » de ses films ne reposaient pas sur des « ordres d'en haut », mais sur le « néant soumis » d'un public non informé.
« Y compris la bourgeoisie libérale et cultivée ? » ai-je demandé.
« Tout le monde », a-t-elle répondu. « La propagande gagne toujours, si vous la laissez faire. »
Propaganda Blitz de David Edwards et David Cromwell est publié par Pluto Press.
John Pilger est un journaliste australo-britannique basé à Londres. Le site Web de Pilger est : www.johnpilger.com. Son dernier film, The Coming War on China, est disponible aux États-Unis sur www.bullfrogfilms.com
Source : John Pilger, Consortium News, 19-09-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.