L’exception qui confirme la règle. Pour une fois depuis plus de sept ans, la Cour Pénale Internationale (CPI) sise à La Haye a pris une mesure hardie qui n’est pourtant pas de nature à la racheter de ses multiples fautes (diraient les Laïcs), de ses multiples pêchés (diraient les croyants). Qu’a-t-elle fait de si extraordinaire, si extravagant pour que l’on puisse s’en étonner, s’en émouvoir ? Elle vient d’acquitter l’ancien président ivoirien, Laurent Gbagbo de crimes contre l’humanité au terme d’une procédure des plus baroques1. Rappelons, pour l’information des lecteurs fidèles de www.prochetmoyen-orient.ch, que nous n’avons eu de cesse depuis mars 20162 jusqu’au dernier jour de l’année 20183 – avec une régularité de métronome – de dénoncer la farce de cette procédure pénale internationale exceptionnelle lancée contre l’ex-président ivoirien. Nous n’en tirons aucune gloire particulière tant les faits parlaient d’eux-mêmes pour celui qui prenaient la peine de les examiner avec objectivité. Pour logique qu’elle soit, cette décision paraît bien tardive tant les évidences étaient criantes. Elle dépasse une simple décision judiciaire tant elle est porteuse de graves conséquences.
UNE DÉCISION LOGIQUE QUOIQUE BIEN TARDIVE
S’agissant de l’information brute, l’on peut dire qu’il s’agit d’une décision juridique rationnelle, politiquement bienvenue.
Une décision juridique rationnelle
Laurent Gbagbo a été acquitté mardi 15 janvier 2019 de crimes contre l’humanité par la Cour Pénale Internationale (CPI), qui a ordonné la libération immédiate de l’ancien président de la Côte d’Ivoire (2000-2011)4. Il est libéré mercredi 16 janvier 2019, afin de laisser le temps à l’accusation de répondre à la décision historique rendue par la CPI. « La Chambre fait droit aux demandes d’acquittement présentées par Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé [ex-chef du mouvement des Jeunes patriotes, fidèles à M. Gbagbo] concernant l’ensemble des charges » retenues contre eux et « ordonne la mise en liberté immédiate des deux accusés », a déclaré le juge président, Cuno Tarfusser. Les deux hommes étaient jugés depuis 2016 à La Haye pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, notamment meurtres, viols et persécution, au cours des violences postélectorales en Côte d’Ivoire entre décembre 2010 et avril 2011, lorsque Laurent Gbagbo avait refusé d’accepter sa défaite face à son rival Alassane Ouattara. Les violences avaient fait plus de 3 000 morts en cinq mois. Souvenons-nous que la France de Nicolas Sarkozy avait mis de l’huile sur le feu au lieu de jouer le médiateur impartial et indépendant ! Son ambassadeur sur place n’en fait pas mystère dans ses mémoires. Il en a été dûment récompensé par une élévation à la dignité d’ambassadeur de France. Depuis, il a mis son carnet d’adresses à la disposition de la société de conseil qu’il a créée après son départ à la retraite bien méritée !
Une décision politique bienvenue
À l’annonce du verdict, plusieurs centaines de personnes ont salué cette décision à Gagnoa, la ville natale de M. Gbagbo. Dans la plupart des cafés et hôtels, des employés et des clients regardaient la télévision pour suivre l’annonce de la décision de la CPI. Dans les rues, les chauffeurs ont longuement joué de leurs klaxons pour exprimer leur joie. « C’est la joie, c’est une décision que j’attendais depuis le début », a de son côté déclaré à la presse Simone Gbagbo à son domicile. « Ma conviction était faite, le président Laurent Gbagbo n’est pas coupable de tout ce dont on l’accusait, aujourd’hui la vérité est proclamée par les juges eux-mêmes », a-t-elle affirmé, ajoutant que l’ex-président « n’aurait jamais dû être arrêté ni déporté à la CPI ». Après le temps de la vérité, vient le temps de la réconciliation, meilleur antidote contre de nouveaux troubles dans un pays fracturé et où les facteurs ethniques sont particulièrement spécifiques.
Faut-il rappeler, pour tous ceux qui l’avaient oublié, que Laurent Gbagbo était en détention depuis plus de sept ans dans les très accueillantes geôles de la capitale néerlandaise au mépris de deux grands principes du droit de la défense : la présomption d’innocence et le droit à être jugé dans un délai raisonnable. Ni plus, ni moins !
UNE DÉCISION GRAVE DE CONSÉQUENCES
Cet acquittement accompagné d’une libération de Laurent Gbagbo est lourde de conséquences pour la Cour, pour la Côte d’Ivoire et pour la France. Les dysfonctionnements intolérables et répétés de la plus haute justice pénale internationale.
Un superbe camouflet pour la CPI
La décision des juges est un nouveau camouflet pour la CPI, une justice internationale fragilisée5. Les précédentes tentatives de la Cour de jugement des personnalités politiques de haut rang – la plupart en Afrique – ont toutes rencontré des obstacles. L’ancien vice-président congolais Jean-Pierre Bemba avait été acquitté à la surprise générale en appel en juin 2018. Il avait dans un premier temps été condamné à dix-huit ans de prison pour des crimes commis par sa milice en République centrafricaine entre 2002 et 2003. Cet acquittement est la fin, logique, d’une invraisemblable procédure judiciaire, commencée en 2011 et viciée depuis ses débuts. Comme l’a démontré Mediapart en octobre 2017, le dossier contre l’ancien président ivoirien a été monté sur des bases fausses dans le cadre d’une opération politique, conçue et mise en œuvre par Luis Moreno Ocampo, prédécesseur de Fatou Bensouda, les autorités françaises et Alassane Ouattara, actuel président de la Côte d’Ivoire.
Un dossier d’accusation vide qui s’est lentement effondré6. Pour la CPI, dont les résultats ont été jusqu’ici très maigres, et qui est régulièrement accusée d’être instrumentalisée par les États qui la financent, l’issue donnée à cette affaire Gbagbo/Blé Goudé constitue évidemment un nouvel échec sévère. Et ce d’autant plus qu’elle constituait son dossier le plus important depuis sa création, en 2002 : c’était la première fois qu’elle jugeait un ancien chef d’État. En juin 2018, Fatou Bensouda avait déjà eu la mauvaise surprise de voir l’ancien vice-président congolais Jean-Pierre Bemba acquitté en appel, alors qu’il avait été condamné en première instance à 18 ans de prison pour des présumés crimes commis par ses combattants en République centrafricaine entre 2002 et 2003. Si cette décision constitue un tournant, une véritable claque pour la CPI et la morgue de ses équipes rarement habitées par le doute légitime, elle l’est aussi pour la Côte d’ivoire.
Un superbe camouflet pour la Côte d’ivoire de Alassane Ouattara
Faut-il rappeler que les analystes éclairés de la vie politique ivoirienne, s’ils n’excusent pas les délits commis par les émules de l’ex-président, Laurent Gbagbo, ne sont pas pour autant très tendres avec l’actuel président Alassane Ouatara. Sans faire de mauvais jeu de mots, on ne peut pas dire qu’il ait les mains blanches tant ses supporters ont eu la main lourde durant la guerre civile. Les bobards réitérés du grand ami de l’Occident connaissent aujourd’hui leurs limites avec cette décision de la Cour Pénale Internationale. Va-t-il en tirer les conclusions politiques qui s’imposent ou va-t-il s’en tenir à une posture de crispation qui pourrait déboucher sur de graves troubles dans le pays ? Rien n’est moins sûr à ce jour du moins tant la situation est volatile en Côte d’ivoire !7 Cette libération rebat les cartes pour la prochaine élection présidentielle, complique la tâche de l’actuel président de la République ivoirienne.
Faut-il rappeler que les nombreux détracteurs africains de la plus haute juridiction pénale internationale se voient conforter dans leur critique à l’endroit d’une structure qui porte surtout son regard sur leur continent et ne donne pas le meilleur exemple d’une juridiction respectueuse des droits élémentaires de la défense. En 2017, les 54 chefs d’État de l’Union africaine avaient décidé un « retrait collectif » de la CPI – sans le concrétiser cependant par la suite –, lui reprochant de ne cibler que des ressortissants africains. À l’époque, les 23 affaires qu’elle avait ouvertes depuis 2002 ne concernaient en effet que des Africains. Cela n’a pas changé depuis : dix des onze enquêtes qui sont en cours visent des citoyens du continent.
Un superbe camouflet pour la France et la Françafrique
Les magouilles inqualifiables, intolérables de la France lors de cette procédure stalinienne, en particulier de certains diplomates du Quai d’Orsay, ont été mises à jour tout au long de ces dernières années. Les coupables vont-ils être sanctionnés administrativement et pénalement ? Les noms de tous ces traîtres du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, émules de la Françafrique, sont bien connus, certains ayant été donnés au cours des enquêtes conduites par un consortium européen de médias que nous avions évoqué en son temps. Certains jouissent d’une paisible retraite, d’autres sont encore en activité, ont été promus, ont obtenu des ambassades, des rubans bleus et rouges… Vont-ils devoir rendre des comptes, éventuellement devant une commission parlementaire ? Pour moins que cela, Alexandre Benalla s’est retrouvé face à une meute de sénateurs avides de reconnaissance à s’expliquer sur des pacotilles et mis, à plusieurs reprises en examen après quelques sympathiques gardes à vue. Il n’y a pas eu morts d’hommes contrairement à ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. La France de Jupiter veut-elle nettoyer les écuries d’Augias de Nicolas Sarkozy mais aussi de François Hollande. Le grand débat national lancé en cette mi-janvier pourrait être l’occasion de faire le grand ménage chez les diplomates indignes et leur chefs bien aimés. Ce serait œuvre salutaire pour le reste du quinquennat et pour l’honneur de la France – si tant est qu’elle en est encore un minimum – à l’extérieur de ses frontières.
Mieux vaut tard que jamais a-t-on coutume de dire ! Par ce sursaut tardif, mais néanmoins salutaire (même si le parquet a fait appel de la décision le 16 janvier 2019, ce qui est invraisemblable et relève d’un acharnement inadmissible, maintenant en détention Laurent Gbagbo au moins jusqu’au 1er février 2019 !8), la Cour Pénale Internationale s’évite de baigner encore plus dans le ridicule le plus achevé. Grâce à ce cocktail explosif (CPI, Alassane Ouattara et Françafrique), on maintient un innocent – au sens juridique du terme – en prison pendant plus de sept ans. Bravo pour les thuriféraires de la Justice pénale internationale ! Du côté des États (États-Unis en tête de liste) qui ne sont pas partie au statut de la CPI, on doit rire sous cape et se féliciter d’un tel raté. Il est grand temps de remettre sur le métier une réforme de grande ampleur de la Cour, de ses méthodes de travail, de sa déontologie en commençant par un grand coup de balai visant tous ceux, qui de près ou de loin, ont trempé dans cette farce batave. Mais aussi une juste réparation matérielle et morale pour les acteurs involontaires de ce drame humain (Laurent Gbagbo en tête de liste) afin que soit atténuée, même légèrement la honte qui plane durablement sur la CPI !
Guillaume Berlat
1 Fanny Pigeaud, Laurent Gbagbo acquitté par la CPI, www.prochetmoyen-orient.ch, 15 janvier 2019
2 Guillaume Berlat, Cour pénale internationale ; entre puissance et impuissance, www.prochetmoyen-orient.ch, 28 mars 2016
3 Guillaume Berlat, L’honneur perdu de la CPI, www.prochetmoyen-orient.ch, 31 décembre 2018.
4 Tanguy Berthemet, L’acquittement de Gbagbo, nouveau revers pour la CPI, Le Figaro, 16 janvier 2019, p. 10.
5 Éditorial, Une justice internationale fragilisée, Le Monde, 18 janvier 2019, p.
6 Stéphanie Maupas, Comment le dossier de l’accusation s’est effondré, Le Monde, 17 janvier 2019, p. 2.
7 Cyril Bensimon, Gbagbo acquitté, incertitude en Côte d’ivoire, Le Monde, 17 janvier 2019, pp. 1 et 2.
8 Agence Reuters, Gbagbo maintenu en détention au moins jusqu’au 1er février, www.mediapart.fr, 18 janvier 2019.
source: prochetmoyen-orient.ch