Mutations
L'homme automobiliste peut être considéré comme une espèce biologiquement nouvelle à cause du rétroviseur encore plus qu'à cause de la voiture elle-même, parce que ses yeux fixent une route qui se raccourcit devant lui et s'allonge derrière lui, c'est-à-dire qu'il peut inclure dans un seul regard deux champs de vision opposés sans l'encombrement de sa propre image, comme s'il n'était qu'un seul œil suspendu sur la totalité du monde.
(Italo Calvino)
"Une voiture de course... une voiture rugissante, qui semble courir vers la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace". Au seuil du XXe siècle, avec un enthousiasme "viril", Marinetti [l'aviateur futuriste fasciste, NdT] s'exprimait ainsi pour saluer l'entrée dans une nouvelle ère technologique dont la voiture était un pivot central. Même si l'on sait que Marinetti a fait à peine plus d'un tour en voiture, abandonnant la conduite après une chute catastrophique.
L'usine automobile Ford est le berceau de la chaîne de montage et le fordisme, l'ère industrielle est l'âge de l'automobile, son utilisation transforme la relation humaine avec l'espace et le mouvement produit de nouveaux paysages. En 1968, les situationnistes ont exercé une critique féroce de l'urbanisme de la société bourgeoise, dont l'ola cible principale étaient les maisons et les voitures, outils de confort, mais aussi d'individualisation et de structuration de la dimension privée.
La révolution des transports individuels privés a, en tout cas, conduit au fil du temps à une production particulière d'espace et à une croissance urbaine dans laquelle, par exemple, s'est affirmée l'infrastructure principale de l'autoroute, avec la rupture du lien entre les axes routiers et les structures urbaines qui s'est ensuivie. D'autre part, l'articulation et la production des structures urbaines et des cartographies territoriales sont également traversées par la circulation de flux de messages, en plus des flux de personnes et d'objets. Si le territoire est un mélange d'espaces physiques et d'espaces immatériels intrinsèques internet, autoroutes de l'information), d'un point de vue purement matériel les flux de corps et la mobilité continuent à s'organiser dans espace-temps motorisé (« automobilisé »).
Donna Haraway nous rappelle comment la technologie incorporée ou piégée dans les corps incorpore - en les produisant - les relations sociales et leurs représentations ; une vaste littérature récente étudie comment le pouvoir et les inégalités informent la gouvernance et le contrôle du mouvement. Le monde est traversé par des politiques de mouvement qui produisent des frontières visibles et invisibles dans lesquelles la mobilité - et pas seulement entre États-nations - se traduit par des inégalités et une accessibilité hétérogène en fonction du genre, de la racialisation et de la classe.
Quand je dois utiliser un exemple pour expliquer aux étudiant·es le passage du fordisme au capitalisme financier, j'utilise souvent une image spatio-temporelle efficace sur la gestion de la circulation et de la mobilité urbaine : le feu rouge avec ses stops et ses nouveaux départs est lié à l'ordre discipliné du temps fordiste, tandis que les ronds-points gèrent le temps-flux sans altérer le mouvement.
Des révoltes pour la liberté de circulation des personnes qui franchissent les frontières des États-nations aux révoltes pour les transports urbains, les luttes pour la mobilité sont des revendications de justice pour tou·te·s : leur effet expansif et recomposant de l'hétérogénéité du travail vivant est comparable aux révoltes du pain qui déclenchaient dans le passé l'insurrection.
La révolte contre la cherté du carburant en France est née en dehors des grandes villes et loin de Paris et deux de ses initiateurs étaient les camionneurs qui ont été les premiers à lancer le symbole de la révolte : le gilet jaune. Ce choix sémiotique a une densité de plusieurs couches de sens ; il n'est pas seulement le symptôme d'une recherche explicite de visibilité et d'unité (un uniforme flurescent), mais une revendication de sécurité sociale (à commencer par la justice sur la mobilité) par opposition au sécuritarisme justicialiste auquel nous sommes habitué·es depuis longtemps.
La révolte est "féminine" !
Le directeur de Libération, dans les jours qui ont suivi les mobilisations, a déclaré qu'avec les Gilets Jaunes la lutte de classe devient explicitement aussi spatiale : "la banlieue contre les centres historiques, les périphériques contre les bobos, la campagne contre les métropoles, les petites communes contre les grandes villes".
L'espace, donc, est au cœur de la lutte de classe non seulement pour la capacité expansive et recomposante des luttes qui se déroulent, mais aussi parce qu'à l'intérieur des espaces de nouvelles géographies et de nouvelles écologies sont reconfigurées.
Champs-Élysées, 15 décembre 2018
Saint-Brieuc (Bretagne), 20 janvier 2019
Dans ces journées françaises, l'insurrection/révolte ne s'articule dans aucun espace dichotomique sacré-unique, le "nous/eux" sanctionné par exemple par la forme classique du défilé (Judith Revel explore ce thème dans une intervention qui sera bientôt publiée). Nous voyons plutôt une prolifération d'espaces et d'actions, des occupations de rond-points, la présence constante de l'organisation, mais dans l'absence de leader (leaderlessness). Prenons, par exemple, les occupations des carrefours giratoires, souvent citées dans les récits et les reportages. Un espace, comme par hasard circulaire, créé pour la gouvernance contemporaine de la mobilité et repensé comme lieu d'action politique et de production : "filtrage" (comme le dira un manifestant : "on ne bloque pas, on filtre"), espace de communication et d'échange avant même que de blocage des flux. Dans de nombreux cas, les automobilistes expriment leur adhésion à la protestation en klaxonnant et en saluant depuis les voitures : dans ces carrefours, une alliance inhabituelle de corps et de corps- machines se construit. (Bien que dans un autre contexte et à une échelle très différente, j'ai pu constater l'efficacité politique et communicative des occupations courtes de ronds-points, lors de la journée de la grève féministe du 8 mars dernier, le long du défilé qui a eu lieu à Pérouse.)
La révolte, donc, dans sa construction de contre-pouvoirs, produit une géographie nouvelle et sans précédent, la rupture des hiérarchies traditionnelles de l'espace et en même temps la construction active de piquets d'aide, de soutien, de mutualisme et de soins.
Le 6 janvier, les femmes "Gilets jaunes" ont fait leur entrée sur la scène publique officielle en défilant dans toute la France, pour protester contre la violence policière et rendre visible leur place dans le mouvement. Dans un journal d'investigation, des personnes interrogées ont répondu à des journalistes au sujet de leur présence sur la place ce jour-là ; le journaliste leur a demandé : pourquoi êtes-vous ici ? Une femme répond : "parce que nous sommes des travailleuses, mais moins bien payées que les hommes". Leur place dans le mouvement, les femmes l'ont prise en fait depuis un certain temps ; les révoltes des corps-machines construisent depuis un bon moment une autre écologie à l'intérieur et au-delà de la ligne de genre. Maintenant, dans un protagonisme nouveau et rénové et renouvelé, les Gilettes Jaunes, en résonance avec les mouvements féministes transnationaux, sauront sûrement décliner en termes de discours, la radicalité qui émane de leur présence puissante.
Le Collectif EuroNomade signale que, dans les semaines à venir, sera publié aux éditions manifestolibri "Gilets jaunes". Qui sont les Gilets Jaunes ? Le texte, avec de nombreux auteurs, est organisé en 4 mouvements : un prologue qui insère l'émergence des Gilets jaunes dans la crise politique contemporaine, mettant en contraste la socialisation et les conflits qui traversent la France avec le populisme des gouvernements européens ; il est suivi par un ensemble de textes qui reconstruisent les analyses diffusées jusqu'ici dans le monde culturel et politique français ; au centre du volume, la chronique détaillée que Toni Negri a faite sur les moments forts de mobilisation et une section d'ouverture sur les grands scénarios de la politique mondiale, de l'économie cognitive et de la crise de la raison néolibérale. L'épilogue du livre, enfin, se veut seulement provisoire. Le volume de manifestolibri est la première tentative, en Italie, de décrire la forme inédite prise par le mouvement français.
Rond-point de Penn ar Chleuz, entrée Nord de Brest (Finistère, Bretagne), décembre 2018
Courtesy of Tlaxcala
Source: euronomade.info
Publication date of original article: 12/01/2019