19/02/2019 legrandsoir.info  7min #152363

 Haïti : Ce qu'on doit comprendre à propos de la lutte d'aujourd'hui.

De l'État de droit à l'État de passe-droit


Erno RENONCOURT

Cette lettre adressée au CORE GROUP, haut lieu de pouvoir réunissant en Haïti les ambassadeurs des puissantes missions diplomatiques, se veut un plaidoyer pour la raison, dans le chaos qui règne en Haiti depuis toujours et qui s'est intensifié depuis le 7 février 2019 par la colère légitime des masses.

Un plaidoyer pour la raison en guise de lettre ouverte au CORE GROUP

D'un citoyen Haïtien Indigné

Aux membres du CORE GROUP

Port-au-Prince, le 16 février 2019,

Chers Ambassadeurs et Représentants des missions diplomatiques étrangères regroupés dans ce haut lieu de pouvoir qu'est le CORE GROUP,

Je me permets de vous adresser ce message dont l'humilité et la détresse motivant l'intention ne cacheront point la digne colère et l'insolence de la tonalité. Vous m'excuserez si, pour le contexte, je ne sais pas faire usage de la langue de bois qui reste, dans votre monde diplomatique, la norme d'excellence. Je présume que vous comprenez que je souhaite réagir sur vos dernières prises de position concernant le chaos qui règne en Haiti. Chaos, du reste, provoqué essentiellement par l'incurie administrative, l'incompétence politique, l'institutionnalisation de la corruption, la misère économique, la détresse sociale, les postures et accointances mafieuses qui restent, à ce jour, les seuls résultats d'un pouvoir que vous vous acharnez à défendre et à supporter, contre toute raison et intelligence, depuis sept ans déjà.

Dans vos dernières prises de position, reprises hier encore par l'ambassade des États-Unis en Haïti, vous semblez nous contraindre à accepter le respect de la durée d'un mandat présidentiel comme la seule exigence de la démocratie et la seule norme de la gouvernance. Et, par une subtile acrobatie langagière, dont vous avez, en qualité de diplomates, le secret, vous nous demandez de dialoguer.

Venons-en d'abord à la durée du mandat.

Il est pour le moins insensé et inouï d'irresponsabilité, dans une démocratie faite par le peuple et pour le peuple, qu'un seul homme puisse avoir raison contre toute une population quitte à abimer la fonction présidentielle par son entêtement en se portant garant de la défaillance de toutes les institutions de l'État de droit. Vouloir maintenir au pouvoir, du seul fait de la validité d'un mandat, un Président, rejeté par son peuple, inculpé et épinglé par des institutions judiciaires et administratives nationales dans des affaires de corruption, multipliant les liens d'amitié et d'affaires avec les gangs et les trafiquants de drogue et d'armes recherchés par vos juridictions compétentes, se complaisant dans des postures indignes d'un chef d'État, illégitimité par son incompétence, décrédibilisé par son arrogance, est un risque institutionnel d'une extrême gravité.

Ce sont pourtant vos experts et vos agences de développement qui nous font depuis 33 ans la leçon sur la bonne gouvernance, la gestion axée sur les résultats et la performance, l'effectivité de l'État de droit, l'accessibilité à la justice, la nécessité de la lutte contre la corruption et l'impunité. Fort de ces principes que vous érigez en maxime absolue, chez vous, les politiques démissionnent et sont jugés pour mille fois moins. En Allemagne, en 2013, Annette Schavan, ministre de l'éducation, a dû démissionner pour avoir omis de référencer un passage de sa thèse de doctorat. Aux États-Unis, en 2007, Rod Blagojevich, gouverneur de l'Illinois, sous l'Administration de Barack Obama, a été contraint à la démission pour suspicion de corruption. En France, en 2017, malgré le recul de la démocratie depuis l'avènement du Président Emmanuel Macron, François Bayrou, titulaire du ministère de la justice, et d'autres ministres ont dû démissionner pour avoir été l'objet d'enquête pour des faits de corruption. Au Canada, en 2012, Gérald Tremblay, maire de Montréal a dû démissionner rien que pour des soupçons de corruption.

Pourquoi voulez-vous nous imposer une démocratie infecte et puante avec des corrompus et des trafiquants de drogue que vous viendrez plus tard arrêter et extrader quand ils ne serviront plus vos intérêts ? Vous manque-t-il d'honneur et d'humanité à ce point ? Haïssez-vous autant le peuple haïtien pour lui imposer ce que vous ne voulez pas pour vos chiens ? En voulant nous imposer, du seul fait de la force de votre toute puissance, l'incurie et l'échec qui protègent vos intérêts, au mépris de la demande de justice d'un peuple désespéré, vous décrédibilisez le sens et l'action de tous vos projets en Haiti et aussi ailleurs. Puisque vous montrez au monde entier, une fois de plus que vous agissez avec un double standard et que vous ne défendez pas des principes mais des hommes qui sont à vos services.

Votre acharnement à soutenir, contre l'espoir de justice de tout un peuple, un pouvoir corrompu, incompétent, mafieux, illégitime et décrié par tous, veut dire une seule chose : nous sommes les maîtres, nous vous imposons la merde qui sert le mieux nos intérêts. Ce soutien à un régime, devenu pour tous un haut lieu de gangstérisme politique et économique, semble nous dire que c'est par naïveté et par crédulité que nous croyons en vos charabias sur la démocratie, car au fond pour vous, l'État de droit n'est qu'une escroquerie et une imposture.

Au fond, ce soutien à la médiocrité ne fait que vous déshumaniser, puisqu'à travers lui, vous poussez tout un peuple, tout un collectif vers le côté obscur et désespérant de la vie, là où se forgent les monstres. Par quelle audace, vos experts pourront-ils venir après nous parler de bonne gouvernance, de renforcement institutionnel, de gestion axée sur la performance, de justice et de lutte contre la corruption autant de thématiques participant d'un vaste business qui fait la fortune des vôtres et qui sert à légitimer par la forme des gouvernements de raclures et crapules qui vous servent ?

Permettez que je paraphrase les énoncés des évangiles de vos experts sur la gouvernance et la gestion axée sur les résultats. La légitimité d'un projet, y compris d'un mandat présidentiel, se joue à travers des finalités. Cela sous-entend une vision formulée et articulée dans un programme, portée par un contenu sur une durée déterminée. La durée est un prétexte pour des réalisations. Sans contenu, la durée s'effrite ; sans résultats, le mandat s'invalide de lui-même. C'est du reste pourquoi vos agences internationales et vos cabinets d'expertise ne jurent que par l'évaluation pour juger de l'effectivité du projet. Quand les résultats ne sont pas conformes aux attentes, on change de méthode, d'outils et d'acteurs en agissant sur les causes racines. J'ai ici résumé, l'excellent ouvrage de Jody Zall Kusek et de Ray C. Rist intitulé Vers une culture de résultat.

Venons-en à présent au dialogue.

Personne ne saurait dans le contexte actuel refuser de prendre part à un processus de dialogue pour sortir du chaos. Toutefois, l'appel au dialogue ne doit pas être un simple élément de langage rébarbatif, insignifiant et vide de contenu. Pas plus qu'il ne doit être un stratagème pour gagner à l'usure. Quand on dialogue, c'est pour s'engager sur l'honneur afin d'agir responsablement. Un dialogue nécessite donc un gage de confiance. Or le Chef de l'État et son staff politique n'ont ni parole, ni honneur, ni dignité ; ils ne sont par ailleurs ni éthiques, ni crédibles et n'inspirent de ce fait aucune confiance.

Dois-je vous rappeler que le Président de la République et son ministre des Affaires Etrangères avaient promis de ne pas abandonner le Venezuela pour les liens d'amitié et de solidarité unissant les deux peuples. Ne l'avez-vous pas convaincu de violer cet engagement en échange de votre soutien à son maintien au pouvoir ? Pourquoi et Comment dialoguer alors avec un homme sans honneur et sans éthique ? En outre, la prise de parole du Président de la République le 14 février, après 8 jours de mutisme absolu, malgré la sourde, mais combien légitime, colère de la population, a fini par rallier même les plus modérés à l'urgente nécessité de son départ. À moins d'œuvrer pour une certaine Rwandaisation du conflit, il devait sembler évident à tous que le mandat de Jovenel Moise hypothèque lourdement la cohésion de la nation.

Je termine cette lettre comme un plaidoyer pour un ultime appel à la raison. De quelque manière que cela finisse, maintenir au pouvoir un Chef d'État aussi laminé par son propre échec, c'est abimer la fonction présidentielle. Dans le torrent de ma colère, cherchant à humaniser ce lieu, transformé en un chaos pour des succès d'ailleurs, j'aimerais vous rappeler qu'avoir à sa disposition le savoir et le pouvoir, mais se trouver incapable d'entrer dans la lumière, du côté de l'éthique, est infiniment médiocre.

J'espère qu'il vous reste encore un supplément d'âme pour comprendre le sens de cette pensée de Goya que je paraphrase, l'obscurité et le sommeil de la raison finissent toujours par engendrer des montres. C'est du reste pourquoi, ceux qui sont illuminés de l'intérieur, cherchent toujours à extraire du chaos une lueur pour la projeter là où l'espoir agonise.

Erno Renoncourt

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