03 Mar 2019
Article de : Alex Anfruns
Des informations circulent selon lesquelles le gouvernement vénézuélien serait en train de réprimer une communauté indienne à Santa Elena de Uairén, dans le sud du Venezuela. Les autorités auraient été responsables de la mort d'au moins 5 Pémons et de plusieurs dizaines de blessés. S'appuyant sur un chœur de médias et d' ONG, plusieurs dirigeants de l'opposition ont pris cette affaire en main et ont d'ores et déjà annoncé que ces meurtres devraient être considérés comme un « génocide » pouvant déclencher l'intervention militaire d'une « coalition internationale ». Faut-il prendre toutes leurs déclarations pour argent comptant ?
Il est important de garder à l'esprit que cet incident violent a eu lieu la veille de la journée du 23 février, « jour J » où un groupe de pays sous l'égide de l'administration Trump avaient organisé un méga-concert ayant pour but de servir de décor à l'acheminement de « l'aide humanitaire » par la frontière colombo-vénézuélienne.
Tandis que le gouvernement de Nicolas Maduro avait rejeté cette opération menée par les États-Unis, la qualifiant d'un « spectacle de mauvais goût proposant des miettes aux Vénézuéliens » qui ne sont pas des « mendiants » et disant vouloir « défendre la souveraineté » de son pays, quelques membres de la communauté Pémon ont annoncé qu'elle protègerait l'entrée des convois par la frontière avec le Brésil.
C'est ainsi que le 22 février, des affrontements ont eu lieu entre la Garde Nationale Bolivarienne (GNB) et un groupe de Pémons au cours de laquelle Zoraida García, une femme pémon, a été tuée. Selon les premières informations, les Pémons auraient d'abord réussi à garder en captivité le général José Miguel Montoya Rodríguez, considéré comme le principal responsable de cette incursion, puis ils auraient expulsé les officiers de la GNB.
Dans une vidéo, on peut voir Montoya Rodríguez essayant de rassurer les Pémons d'un ton calme : « Il faut dire ce qu'il s'est passé, sans rien cacher. Il faut dire ce que nous avons vu, et il faut déterminer les responsabilités peu importe d'où elles viennent. Si moi en tant que force armée, j'ai abusé de l'utilisation de l'armement, j'en suis responsable. Mais si moi en tant que communauté (Pémon), j'ai été à l'origine de cet incident, il faut aussi en déterminer la responsabilité.» Le ton et les images contredisent les gros titres de certains médias qui présentaient la scène comme si les Pémons avaient retenu le général contre son propre gré. (1)
Quelques jours après, les informations se précisent : plusieurs députés de l'opposition reconnaissent que les personnes ayant tiré sur les indiens ne seraient pas des soldats de la Garde Nationale Bolivarienne, mais des gens amenés par le gouvernement pour réprimer. Le député Guzamana affirme qu'ils ont documenté l'arrivée de plusieurs bus avec les responsables du crime, qu'il s'agirait de « 25 morts » ce qu'il s'est dépêché de qualifier comme étant « un génocide » et qu'il allait le dénoncer face à la Cour Pénale Internationale (CPI) de la Haye. (2) Une autre députée explique que les tueurs seraient des prisonniers que le gouvernement aurait libéré exprès.
Ce double témoignage confirme l'essentiel : la violence n'a pas été générée par une répression des militaires. Il est vrai que, face au manque d'informations officielles disponibles, s'agissant d'un endroit reculé, cet événement tragique a particulièrement prêté à confusion. En revanche, au lieu de respecter la vérité sur les circonstances des morts en laissant les autorités faire leur travail, les députés les instrumentalisent et font appel à des acteurs étatiques étrangers censés apporter la justice.
Maduro, un nouveau « Conquistador »?
Après la confirmation de la mort de Kliber Pérez, un jeune Pémon qui travaillait en tant que guide, les images d'Indiens entourés d'un halo de pureté faisant référence au jardin de l'Éden se sont multipliées sur les réseaux sociaux le 28 février pour fabriquer un récit qui présente le gouvernement comme les « Conquistadores ». Elles sont souvent accompagnées de messages demandant au « président » Guaidó qu'il « exécute le mandat de l'ouverture du canal humanitaire par le biais d'une intervention militaire internationale selon l'article 187 de la Constitution, approuvée par la cour suprême de Justice légitime ».
Le même jour, la Cour Inter-américaine des Droits de l'Homme (organisme dépendant de l'Organisation des États Américains (OEA) basée à Washington et dont le secrétaire général a fait preuve d'un activisme anti-Venezuela notable pendant des années) a répondu à la pétition de l'ONG Foro Penal, en octroyant des « mesures de protection » aux membres de la communauté Pémon. (3) Des opposants ont relayé une vidéo montrant comment quelques membres de celle-ci auraient traversé la frontière jusqu'à Paracaima, au Brésil, où ils auraient « sollicité un statut de réfugiés à l'ACNUR et au gouvernement brésilien ».
Pendant la nuit du 28 février au 1er mars, un groupe de Pémons semble avoir été à l'origine d'une série d'incendies, dont un sur un pont afin « d'empêcher l'accès aux colectivos » (militants chavistes censés être responsables d'actions violentes et/ou intimidations) qu'ils accusent d'agir sous la complicité des forces armées. Quelques jours après, Montoya fut remplacé par le général Alirio Cruz Ortega, ce qui a été utilisé par l'opposition pour mettre en cause sa responsabilité.
Pourtant, un constat s'impose : les Pémons ayant participé à la confrontation avec les autorités du gouvernement l'ont fait à titre personnel, pas en tant que représentants du Peuple Pémon. En effet, début février, le Conseil des Caciques Généraux du Peuple Pémon s'était prononcé sur la crise politique en cours. Il envoyait un message de calme :
« Notre Position face à la situation actuelle du pays (aide humanitaire) : le Conseil des chefs généraux du peuple Pémon en Assemblée générale a adopté une position impartiale face à une telle situation pour éviter la confrontation entre frères autochtones, c'est donc une question de pouvoirs en litige qu'ils doivent résoudre sans généraliser la participation du peuple Pémon. Il est également décidé que cette ou celle personne qui décide de participer à l'activité d'aide humanitaire le fera sous sa propre responsabilité et à titre personnel sans utiliser le nom d'un peuple entier qui a décidé de ne pas y participer à la majorité. Le maire de la Gran Sabana, Emilio González, et l'opposition vénézuélienne sont invités à ne pas utiliser pour leur programme politique la lutte du mouvement indigène ; après cette Assemblée, toutes les activités politiques partisanes qui sont menées en dehors des décisions des majorités de cette Assemblée générale seront considérées comme une violation de l'autodétermination de notre peuple. Les secteurs d'Uriman, Kamarata, Kawanayen, Santa Elena, Ikabaru et Wonken, majoritairement présents à l'Assemblée Générale, ont décidé d'une position impartiale devant la prétendue aide humanitaire ; seuls les chefs communautaires de Manakru (Santa Elena #6) et Kumarakapai (Secteur Kawanayen #5) accompagneront le maire et son parti politique sous leur responsabilité et ils seront donc les seuls à assumer les conséquences que peut entraîner une telle situation. » (4)
Assemblée du Conseil des Caciques Généraux du Peuple Pémon
Mais dès le 22 février, une manifestation arborait des pancartes avec le slogan « Guaidó Président » et « Kumarakapay contre Maduro ». Les morts ont été très vite récupérés pour une cause politique, tandis que la lumière n'a pas encore été faite sur les circonstances exactes de cette violence, qui pourrait consister dans une énième provocation. Par conséquent, l'instrumentalisation de cette « rébellion indienne » par l'opposition de droite semble évidente.
Le weekend du 23 et 24 février, la ministre des Peuples indiens au gouvernement vénézuélien Aloha Nuñez s'est rendu aux lieux, à Santa Elena de Uairén. Il est important d'entendre sa version : « (nous y sommes allés) pour défendre la souveraineté nationale et notre frontière. Nous avons constaté la présence de groupes violents engagés par des secteurs d'extrême droite pour brûler des autobus, attaquer les troupes des Forces Armées Nationales Bolivariennes (FANB) et troubler l'ordre public, faits que nous avons fermement rejetés. Nous condamnons ces actes de violence financés par le maire de Gran Sabana ».
Si les faits sont présentés par l'opposition comme une « déclaration de résistance et de désobéissance face au régime », il faut rappeler que le contentieux entre les Pémons et le gouvernement n'est pas nouveau. Il est donc logique que l'opposition, qui considère le président constitutionnel comme un « usurpateur », cherche au maximum à tirer parti de cette affaire.
Le peuple Pémon, otage des richesses naturelles
Début décembre 2018, la mort d'un autre membre de cette communauté avait mis le feu aux poudres. Un groupe de Pémons s'était alors attaqué aux militaires en les accusant de s'être déguisés en touristes afin de les expulser de leur propre territoire et de prendre la mainmise sur les ressources minières. En effet, l'économie de la région repose d'une part sur le tourisme, et d'autre part sur l'extraction minière. Autrement dit, c'est le décor de toutes les convoitises, c'est pourquoi la méfiance et les incidents se multiplient depuis des années.
La mort de ce jeune avait provoqué la réaction du Conseil des Caciques Généraux du Peuple Pémon, qui avait émis un appel : « Nous appelons les groupes politiques autochtones et non autochtones qui, ces derniers jours, ont tenté de calomnier, de spéculer et de politiser de manière malsaine le processus d'enquête pour en tirer un avantage politique, de s'en abstenir par respect pour la douleur des familles et du peuple Pemon tout entier ». (5)
Qui veut attiser les braises ? Depuis des années, l'opposition a pointé du doigt le gouvernement vénézuélien pour vouloir développer l'extraction d'or avec son projet d'Arc Minier de l'Orenoque (6). Pendant ce temps-là, plusieurs communautés indiennes, dont celle des Pémons, coopèrent avec des patrons qui mènent des activités d'extraction minière illégales, polluant les cours d'eau et empoisonnant les habitants. (7)
Pour pallier ce que les défenseurs de l'environnement ont dénoncé comme étant un « écocide", le gouvernement a confié à travers le Plan Caura (8) la surveillance du Parc Naturel à l'armée vénézuélienne, chargée de protéger les zones stratégiques pour l'extraction minière. Mais la présence de l'armée est perçue comme étant hostile par ces communautés, qui bénéficient d'un statut d'autonomie sur leur territoire.
Quel modèle de développement ?
Il est important également de garder en vue la situation d'une perspective historique. Le Venezuela disposant de richesses comme le pétrole, l'or, le coltan ou encore les réserves aquifères, son modèle de développement économique a été basé essentiellement sur les revenus de l'exportation de ces matières premières, intégré à l'économie mondiale capitaliste. Néanmoins, la bataille contre la corruption qui en découle, ainsi que celle en faveur d'un modèle économique plus juste, ne proviendra pas d'une intervention meurtrière dont le résultat serait une balkanisation ou la création de nouveaux États.
L'actuel contexte d'exacerbation des tensions cherche à provoquer une hystérisation à chaque incident survenu, en nous faisant oublier l'essentielle déclaration du droit au développement des Nations Unies, qui affirme « le droit des peuples à exercer leur souveraineté pleine et entière sur leurs richesses et leurs ressources naturelles. Les États ont le droit et le devoir de formuler des politiques de développement national appropriées ayant pour but l'amélioration constante du bien-être de l'ensemble de la population et de tous les individus, fondée sur leur participation active, libre et utile au développement et à la répartition équitable des avantages qui en résultent". (9)
C'est à ce droit que les États-Unis veulent s'attaquer, en utilisant l'opposition vénézuélienne, qui a déjà démontré qu'elle pouvait faire feu de tout bois. Cherche-t-on à embraser l'Amazonie avec cette étincelle?
Notes :
1. De Grazia: Pemones mantienen retenido a general de la GNB, El Nacional, 23 février 2019
2. Diputado Guzamana presume 25 indígenas muertos a manos de la FAN, NTN 24.com, 27 février 2019
3. CIDH solicita a Venezuela adoptar medidas de protección para indígenas Pemón y un defensor indígena baré, 1 mars 2019 : oas.org
4. Communiqué Officiel du Conseil de Caciques Généraux du Peuple Pémon suite aux conclusions du Congrès Pémon du 18-20 Février 2019 : facebook.com
5. 3ème Communiqué Officiel du Conseil de Caciques Généraux du Peuple Pémon à propos des faits survenus à Canaima le 8/12 : aporrea.org
6. Maurice Lemoine; L'Arc minier de l'Orénoque, les « écologistes » et les mafias, Medelu, 11 avril 2018
7. La Contaminación por mercurio en la Guayana Venezolana: Una propuesta para el diálogo, Red Ara 2013
8. Plan Caura busca frenar minería ilegal en la amazonía venezolana, TeleSUR, 4 mai 2010
9. Déclaration du droit au développement des Nations Unies : un.org
investigaction.net