06/03/2019 reseauinternational.net  8 min #153065

Stupides, stupides Anglais

par Patrick Cockburn

J’étais assis dans un café sur la Falls Road à Belfast Ouest fortement nationaliste quand une journaliste de la radio locale est venue à la recherche de résidents pour les interviewer sur les effets du Brexit sur l’Irlande du Nord. Elle a dit que l’impact était déjà massif, ajoutant :

« Stupides, stupides anglais pour nous avoir mis dans ce pétrin. On s’en sortait bien et ils se sont surpassés [dans la stupidité]. »

Il ne faut pas beaucoup de temps pour comprendre, en Irlande du Nord, que presque tout ce que les politiciens et les commentateurs londoniens ont dit au sujet du « backstop » est basé sur un dangereux degré d’ignorance et sur des illusions concernant la situation politique réelle sur le terrain ici. Étant donné l’importance de cette question pour l’avenir du Royaume-Uni, il est extraordinaire de voir comment elle est débattue avec une connaissance minimale des réelles forces en présence.

Le plus important de ces risques peut être rapidement défini. L’accent est souvent mis sur la difficulté de surveiller la frontière de 500 kilomètres entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, car il y a au moins 300 points de passage majeurs et mineurs. Mais le vrai problème n’est pas géographique ou militaire, mais politique et démographique, car presque toute la frontière traverse un pays où les catholiques sont beaucoup plus nombreux que les protestants. Les catholiques n’accepteront pas, et sont en mesure d’empêcher, une frontière dure à moins qu’elle ne soit défendue de façon permanente par plusieurs milliers de troupes britanniques dans des positions fortifiées.

La menace à la paix est souvent perçue comme pouvant venir des Républicains dissidents, une petite bande fragmentée et sans grand soutien, qui pourraient tirer sur un policier ou un fonctionnaire des douanes. Mais ce n’est pas le plus grand danger, ou du moins pas encore, car il est beaucoup plus probable que des manifestations spontanées mais soutenues empêcheraient toute tentative de recréer une frontière internationale entre l’Irlande du Nord et la République qui ne serait pas soutenue par une force armée écrasante.

Il est irréaliste au point d’être absurde d’imaginer que des moyens techniques à la frontière pourraient se substituer au personnel douanier parce que les caméras et autres dispositifs seraient immédiatement détruits par la population locale. Une nouvelle frontière devrait être gardée par des gardes-frontières, mais ils ne s’y rendraient qu’en étant protégés par la police et celle-ci ne pourrait pas opérer sans la protection de l’Armée Britannique. Les manifestants seraient tués ou blessés et nous replongerions dans la violence.

Il ne s’agit pas d’un scénario catastrophe, mais d’un scénario inévitable si une frontière dure revient comme elle le fera, s’il y a un Brexit complet. L’UE ne pourrait jamais accepter un accord – et elle signerait son propre arrêt de mort si elle le faisait – dans lequel l’union douanière et le marché unique auraient un grand trou non surveillé dans leurs barrières tarifaires et réglementaires.

Un point essentiel à comprendre est que le gouvernement britannique ne contrôle pas physiquement le territoire, principalement peuplé de nationalistes, à travers lequel passe la frontière. Elle ne pourrait que réaffirmer ce contrôle par la force, ce qui signifierait un retour à la situation de la période des Troubles, entre 1968 et 1998, lorsque beaucoup des 270 routes publiques traversant la frontière étaient bloquées par des obstacles ou creusées par des explosifs de l’Armée Britannique. Même à cette époque, les soldats britanniques ne pouvaient traverser des endroits comme South Armagh qu’en utilisant des hélicoptères.

Les forces de sécurité d’Irlande du Nord se concentrent sur les groupes républicains dissidents qui n’ont jamais accepté l’accord du Vendredi Saint. Ces derniers n’ont pas réussi à s’imposer au sein de la communauté catholique romaine/nationaliste qui ne veut pas retourner à la guerre et renoncer aux réels avantages qu’elle a tirés de cette longue paix.

Mais cette paix pourrait s’effondrer sans que personne ne veuille qu’elle disparaisse car le Brexit, tel qu’il a été conçu par le Groupe Européen de Recherche et tel qu’il est délimité par les lignes rouges de Theresa May, est une torpille qui vise directement le cœur de l’accord du Vendredi Saint. Cela signifiait que ceux qui se considéraient comme Irlandais (essentiellement les catholiques) et ceux qui se considéraient comme Britanniques (les protestants) pouvaient vivre en paix au même endroit. En outre, l’accord a établi et institutionnalisé un rapport de force complexe entre les deux communautés, dans lequel le gouvernement irlandais et l’UE ont joué un rôle central.

Pourtant, depuis les élections générales de 2017, lorsque May est devenu dépendante du Parti Unioniste Démocratique (DUP), c’est le DUP – le parti de Ian Paisley – qui a été traité par les politiciens et les médias britanniques comme les seuls représentants des 1,9 million de personnes vivant en Irlande du Nord. Ses députés sont rarement invités par les journalistes à justifier leur soutien à ce que le Royaume-Uni quitte l’UE alors que l’Irlande du Nord a voté pour le maintien au référendum par 56 pour cent contre 44 pour cent.

En ignorant la communauté nationaliste d’Irlande du Nord, le gouvernement britannique commet la même erreur coûteuse qu’il avait commise au cours des 50 années qui ont précédé 1968 et qui ont conduit au plus violent conflit de guérilla en Europe Occidentale depuis la Deuxième Guerre Mondiale. La communauté nationaliste d’aujourd’hui a beaucoup plus à perdre qu’il y a un demi-siècle. Elle ne fait plus l’objet d’une discrimination sectaire telle qu’elle était, en plus d’être hautement éduquée et économiquement dynamique, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on peut la considérer comme acquise.

Il se peut également que la majorité de la population d’Irlande du Nord dans deux ans, lorsque la période de transition Brexit touchera peut-être à sa fin, ne soit plus protestante et unioniste mais catholique et nationaliste. Lors du dernier recensement de 2011, les protestants représentaient 48 pour cent de la population et les catholiques 45 pour cent. Les protestants ne représentent pas seulement une proportion décroissante de la population, mais de plus en plus vieillissante, les chiffres de 2016 montrant que les catholiques représentent 44 pour cent de la population active et les protestants 44 pour cent. Fait significatif, les catholiques représentent 51 pour cent des écoliers en Irlande du Nord et les protestants seulement 37 pour cent.

Les protestants sont une communauté en retraite, mais beaucoup ont fait valoir que cela ne change pas grand-chose sur le plan politique parce que c’est une erreur d’imaginer que tous les catholiques veulent une Irlande unie. Nombre d’entre eux estimaient qu’ils se sentaient mieux là où ils se trouvaient avec un service de santé gratuit et une subvention annuelle du Royaume-Uni de 11 milliards de livres sterling.

Mais le Brexit a changé ce calcul. Avec l’Irlande et les membres britanniques de l’UE, les loyautés religieuses et nationales étaient floues. De nombreux protestants, en particulier de la classe moyenne, ont voté « Rester » au référendum, mais le vote était encore essentiellement sectaire. « Vous ne trouverez pas beaucoup de nationalistes post-Brexit qui ne voteraient pas pour une Irlande unie dans un nouveau scrutin quoi qu’ils pensaient auparavant« , a déclaré un commentateur, bien que la probabilité soit qu’il y ait toujours une mince majorité en faveur de l’union avec la Grande-Bretagne, si ce scrutin devait avoir lieu.

Si l’accord de May avec l’UE est finalement approuvé par la Chambre des Communes, la question d’une frontière dure sera reportée. Tout retour sur cette situation remettrait l’Irlande du Nord sur la voie de la crise et de la violence. Stupides, stupides Anglais.

Source :  Stupid, Stupid, Stupid English

traduit par Pascal, revu par Martha pour  Réseau International

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