08/05/2019 dedefensa.org  16 min #156022

La locomotive Us de la dépense militaire mondiale

Comptabilité du naufrage du Uss Moby Dick

Tout de même, c'est faire insulte à la grande et noble bête que faire de Moby Dick une sorte de symbole (USS Moby Dick) équivalent au HMS Titanic. Seul le Pentagone réussit cette prouesse, qui est dans ce cas plutôt comptable,- ou plutôt in-comptable, - que navale, et même sous-marine une fois rencontré l'impitoyable iceberg.

Voici donc une nouvelle comptabilité, extrêmement rigoureuse et à notre sens en-dessous de la vérité-de-situation, du véritable budget du Pentagone. Le chiffre de $1 254 milliards que donnent William Hartung et Mandy Smithberger pour TomDispatch  ce 7 mai 2019 est effectivement extrêmement rigoureux et, à notre avis, sans doute dépassé par des artifices de comptabilité-noire, ou comptabilité-zombie dont le Pentagone a le noir secret... Cette comptabilité-zombie qui a fait dire sous forme de plaisanterie à son actuel faisant-fonction de ministre qu'un audit du monstre était tout simplement impensable et que le seul fait (exigé par le Congrès en 2010) d'avoir eu le courage d'entreprendre l'audit-zombie en question (pour admettre son échec devant le Congrès en 2018) était la marque d'un grand courage.

(Voir  le 16 avril 2019 : « Shanahan, soit dit en passant, a été celui qui a annoncé que l'on avait échoué dans la tentative d'un audit du Pentagone, cette affaire  dont j'ai parlé dans The Nation en décembre. Il a fait ce commentaire : "Notre audit a échoué mais nous nous y attendions." Il en a presque fait une blague. Voilà une bureaucratie qui dépense environ $1 000 milliards par an, nous ne savons pas où et comment ils dépensent cet argent et je ne crois pas que les dirigeants du Pentagone eux-mêmes le savent. Il n'y a aucun moyen de tracer ces dépenses. C'est tout simplement époustouflant. »)

Bien évidemment, nous-mêmes sommes bien au-delà des $1 000 mentionné dans le texte ci-dessus (d'une interview du journaliste indépendant Dave (David) Lindorff que nous citions), et aussi "intuitivement" un peu au-delà des rigoureux $1 254 milliards de Hartung-Smithberger. (Nous observons d'ailleurs que le résultat très contrôlé de cet examen "rigoureux" et intégralement confirmé par les sources adéquates nous impressionne par son importance, d'autant plus de la part de ces experts qui sont les meilleurs possibles, - notamment  Smithberger, directrice de l'ex-CDI au sein du groupe  POGO, le meilleur organisme indépendant de surveillance des dépenses réelles de la bureaucratie fédérale/du Pentagone, - notamment concernant  le F-35.)

Notre plus récente intrusion, - une de nos activités favorites depuis des décennies, - dans l'effrayant univers zombie-TrouNoir du budget du Pentagone remonte au  15 mai 2018, avec un rapide commentaire des évaluations de l'historien Eric Zuesse, prenant en compte divers postes complètement dissimulés que les experts rigoureux laissent de côté parce qu'ils ne disposent pas de sources comptables effectives. Zuesse propose donc $1 500 milliards par an.

« Une de nos plus exaltantes courses à l'évaluation a toujours été, tout au long du demi-siècle de la carrière de notre capitaine PhG, le budget du Pentagone,  Moby Dick pour les amis. (Parmi ceux-ci, les amis, le meilleur d'entre eux étant le JSF comme on s'en doute.) En 2 007, nous envisagions $1 000 milliards ; ces derniers temps, nous nous étions fixés autour de $1 200-$1 300 milliards/l'an alors que le budget officiel musarde autour des $700 milliards. Eric Zuesse nous offre une nouvelle perspective.
» Historien respecté dans les bons milieux des antiSystème sérieux, homme de gauche bien plus déterminé qu'un antiSystème se disant de droite, Zuesse donne une vertigineuse étude dans  TheDuran.com, sur la comptabilité du Pentagone. Il la fixe au niveau des $1 500 milliards/an tout en reconnaissant que personne n'est capable de dire le vrai et que c'est prendre peu de risque que d'imaginer que c'est peut-être un peu plus. Moby Dick est totalement allergique à tout exercice de comptabilité et trône comme un monument à la faillite absolue, au trou noir de la postmodernité, de la bureaucratie et du Progrès. »

Cet effrayant et cosmique TrouNoir qu'est le budget du Pentagone en est arrivé depuis assez longtemps, - peut-être depuis les deux dernières décennies de la Guerre froide, comme le laissait entendre l'ancien PDG de Lockheed Martin,  Norman Augustine, - à largement passer la crête de la rentabilité du principe de Peter, pour sombrer dans l'hyper-gaspillage et la corruption, c'est-à-dire ce point où l'apport d'argent supplémentaire rend le monstre de plus en plus improductif et inefficace : c'est la croissance budgétaire qui devient "croissance du vide", c'est-à-dire autodestructrice de la puissance qu'elle prétend alimenter. Nous présentions  en 2010 des éléments précis de cette situation qu'observait avec minutie le grand spécialiste du Pentagone-zombie qu'était alors Winslow Wheeler. POGO/CDI a récemment encore ( avril 2019) largement documenté cette situation subversive marquée de la plus complète inversion caractérisant le capitalisme devenue "socialisme d'État" pour entreteneur la narrative de la bureaucratie qui s'étend jusqu'à la  recomposition de sa propre histoire.

Mais revenons-en à ce qui a introduit notre texte, et qui le justifie aujourd'hui, qui est ce texte du site TomDispatch du  7 mai 2019. Comme d'habitude, Tom Engelhardt, toujours excellent commentateur, introduit le texte de ses collaborateurs Hartung-Smithberger par une brève intervention qui met en situation le sujet principal. Nous avons choisi de citer cette introduction, complétée par la conclusion du texte de Hartung-Smithberger, qui détaille avec minutie toute la comptabilité, les justificatifs, l'emploi des sommes identifiées dont nombre sont budgétées hors du Pentagone, qui leur permet d'arriver à leurs rigoureux $1 245

« Pour un type qui a publié 'La fin de la culture de la victoire' ( The End of Victory Culture: Cold War America and the Disillusioning of America) 1995, peu de temps après l'implosion de l'Union soviétique qui ressemblait à la plus grande victoire de l'histoire, permettez-moi simplement de dire que j'étais en avance sur mon temps. Je gardais alors à l'esprit le triomphalisme qui avait imprégné le monde dans lequel j'avais grandi et qui s'était essentiellement effondré à la fin de la guerre du Vietnam. Le sentiment que les Américains vivaient dans une "culture de la victoire", avec la certitude que lorsque les Marines avançaient l'ennemi tomberait inexorablement devant eux, que nos guerres n'étaient là que pour être gagnées, - une sensibilité qui était au cœur des films de guerre de mon enfance, - est brièvement réapparu après 1991. La deuxième fois, cependant, sa durée de vie s'est avérée remarquablement courte.
» Lorsque j'ai écrit une nouvelle préface au livre en 2007, à la suite de l'invasion désastreuse de l'Irak (" mission accomplished"!), je pouvais déjà conclure que, dans le monde de l'après-guerre froide,
» "La victoire s'est vite révélée être un concept remarquablement illusoire et vite dissipé, même pour les dirigeants de la Nouvelle Rome... Peut-être que lorsque l'histoire de cette époque sera écrite, l'un des développements les plus frappants aura été l'incapacité d'un empire puissant à imposer sa volonté ou sa voie aux autres de la manière normale presque partout sur la planète. Depuis que l'URSS s'est évaporée, le fait est que la plupart des indices de puissance précédemment acceptés, - la puissance militaire en particulier, - ont été contestés et, ce faisant, le concept de victoire s'est évaporé."
» Douze ans plus tard, comment appeler la culture complètement américaine dans laquelle nous sommes aujourd'hui plongés ? Pas une "culture de la défaite" (pas encore, en tout cas), mais peut-être une "culture du déni", - un déni qui s'étendrait du refus d'accepter la façon dont l'armée américaine  ne peut remporter une véritable victoire militaire nulle part sur la planète après presque 18 ans de tentatives, au  déni affirmé du changement climatique qui a investi le bureau ovale et une  grande partie du reste du gouvernement. Ou peut-être sommes-nous maintenant dans quelque chose qui ressemble davantage à une "culture de l'engourdissement" dans laquelle personne ne ressent plus grand-chose.
» Mais en ce qui concerne la 'culture de la victoire', permettez-moi de faire une mise en garde dans le contexte de l'article publié aujourd'hui par les experts du Pentagone et les habitués de TomDispatch,  William Hartung et  Mandy Smithberger : vous pouvez encore utiliser l'expression en référence aux militaires américains et à la sécurité nationale d'une manière spécifique. En matière de financement, personne ne pourrait être plus triomphaliste, plus victorieux que le Pentagone. Après tout, en juillet 2017, Hartung a rédigé un article définitif sur l'importance du budget de l'État en matière de sécurité nationale, qui s'élevait à  $1 090 milliards, un chiffre nettement triomphaliste et saisissant. Maintenant, lui et Smithberger ont compté à nouveau et, presque deux ans plus tard, ce chiffre n'a fait qu'augmenter. C'est une histoire infernale qui montre comment une culture de la victoire du XXIe siècle fonctionne pour une institution qui, curieusement, ne peut pas vraiment gagner une guerre. Tom. » [...]
« Décompte final : $1 254 milliards
» Ainsi, notre dernier décompte annuel pour la guerre, les préparatifs de guerre et l'impact de la guerre s'élève à plus de $1 250 milliards dollars, soit plus du double du budget de base du Pentagone. Si le contribuable moyen savait que ce montant est dépensé au nom de la défense nationale, - et qu'une grande partie est gaspillée, mal dépensée ou tout simplement contre-productif, - il pourrait être beaucoup plus difficile pour l'État de sécurité nationale de consommer des sommes sans cesse croissantes avec un minimum d'effet public. Pour l'instant, cependant, l'affaire tourne à plein régime et ses principaux  bénéficiaires, - Lockheed Martin,  Boeing, Northrop Grumman et leurs cohortes, - rient tout au long du chemin pour déposer leurs bénéfices dans leurs banque. »

Une conséquence de cette situation, effrayante bien entendu, effrayante et bien caractéristique de la bêtise abyssale à laquelle conduit le "règne de la quantité" (Guénon) et l'" idéal de puissance" de Ferrero, c'est l'espèce de ferveur religieuse et fascinée de tous nos experts, zombie & gogos, de tous nos grands pays civilisés du bloc-BAO lorsque le budget du Pentagone est évoqué dans tous ses sommets de fric. Ces crétins sans retour et sans divertissement imaginent que l'empilement des $milliards par centaines-milliers se traduit, exactement comme le transit par l'intestin, en une puissance organisée, efficace, coordonnée, - bref, invincible et irrésistible. On sait pourtant que cette diarrhée de fric donne l'exact contraire : impuissance, paralysie, autodestruction & compagnie.

"Culture du déni" dit Engelhardt, et peut-être même "culture de l'engourdissement", - meilleure suggestion encore, culture de l'extinction de l'esprit par liquéfaction, par dissolution de la pensée dans une sorte de marigot de lieux communs automatisées, climatisées, réductionnisés, eux-mêmes collants comme une sorte de boue liquide insaisissable... Voilà où se trouve cette civilisation dont les lendemains nous sont promis si rock'n'roll. Le Pentagone en est une institution-maîtresse, et parler d'elle comme de Moby Dick, comme fit en 1998 le secrétaire à la défense-poète William Cohen, c'est vraiment peu aimable pour la superbe bête imaginée par Melville. (Mais à sa décharge, le poète-Cohen se voyait comme l'Achab de la chose.)

En un mot, lisez tout cela non pas comme une crise spécifique à une organisation, mais l'exacte inverse : la composante pentagonesque d'une crise générale, de la Grande Crise d'Effondrement du Système GCES). Il s'agit bien de notre Système en fonctionnements full speed au Pentagone, parce que les élites américanistes sont des folles-de-guerre et qu'elles ne peuvent rien refuser au Pentagone, et qu'elles ne lui refusent rien, et qu'elles lui en donnent même, souvent, plus qu'il ne demande. Il s'agit du symptôme le plus signifiant, comme disent les philosophes, à la fois de la GCES, à la fois de la folie des élites asservies au Système, pleines de zèle dans leur servilité, dans leur obséquiosité, dans leur folie, - élites-zombies folles de leur folie...

Mis en ligne le 8 mai 2019 à 08H26.

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