21/05/2019 les-crises.fr  20 min #156673

« Europe: l'académisme contre l'Histoire » (1/6)

« Europe: l'académisme contre l'Histoire » (4/6)

Annie Lacroix-Riz est professeur émérite d'histoire contemporaine à l'Université Paris 7.

Plan :

- Introduction

- « D'éminents historiens européens » contre le royaliste documenté Philippe de Villiers

- Un dossier historique « biaisé » par « d'éminents historiens européens »

  • Les fallacieuses origines de l'Union européenne|
  • Adenauer et les siens, de la vieille à la « nouvelle Allemagne »|
  • De la France « européenne » et « résistante » contre Pétain au triomphe des vichysto-américains ?|
  • L'oubli des « premières Communautés européennes »|
  • Jean Monnet « l'Américain » : une calomnie ?|
  • Le tandem Monnet-Schuman et la prétendue « bombe » du 9 mai 1950 |
  • Robert Schuman calomnié ?|
  • Walter Hallstein, simple « non résistant » ?|

- Conclusion

Le tandem Monnet-Schuman et la prétendue « bombe » du 9 mai 1950

Sans transition, les « éminents historiens européens » passent, à propos de leur héros Monnet, de 1943 à mai 1950, le créditant d'avoir « souffl[é] l'idée [de la CECA] au ministre Robert Schuman ». Cette autre légende inoxydable reprend implicitement celle, au cœur des Mémoires de Monnet, du « secret absolu » d'un projet caché même au Quai d'Orsay - que Schuman dirige de juillet 1948 à décembre 1952.

Les censeurs, qui paraissent n'avoir pas consulté les fonds du Quai d'Orsay lui-même, entonnent le refrain de « [l]a célèbre "déclaration" » du 9 mai 1950 de Schuman, « approuvée au préalable par Konrad Adenauer, chancelier de la nouvelle République fédérale d'Allemagne » : « à ce projet, fondateur de l'Europe des six » se seraient miraculeusement ralliés « quatre autres États ». Dont deux, on ne nous le dit pas, comptaient déjà parmi les membres fondateurs, en 1926, du cartel international de l'acier, à forte base initiale franco-allemande.

Des plans wilsoniens au Plan Marshall

Le plan américain d'une « Europe » centrée sur le Reich - momentanément ouest-allemand seulement, vu les circonstances militaires de 1945 - érigé en chef de file de la « reconstruction » du continent, avait occupé la scène internationale depuis l'ère Wilson : il avait précédé la Première Guerre mondiale, comme le politiste néerlandais Kees Van der Pijl l'a, après nombre d'historiens, rappelé en 19841Plans « européens » et projet de « classe dirigeante atlantique », mis au point entre le début de l'ère impérialiste et l'ère wilsonienne, décrits par le politiste néerlandais Kees Van der Pijl, The Making of an Atlantic Ruling Class, Londres, Verso, 2012 (1e éd., 1984), chap. 2 et 3.. Mais les « éminents historiens européens » détestent la problématique, si largement agréée avant 1914, de « l'impérialisme » quand il s'agit des États-Unis : ceux-ci se seraient bornés au rôle de bienveillant protecteur de l'Ouest du continent contre la terrible « menace soviétique », si éclatante en 1950.

Villiers, homme de droite, a, comme Éric Branca en 2018, et l'homme de droite de Gaulle bien avant eux, découvert des États-Unis obsédés par leur permanente surproduction de marchandises depuis les années 1890. Si antisoviétique qu'il s'affirme (rien ne permet de le contredire sur ce point), l'« europhobe convaincu[...] retiré de la viepolitique » (selon le chapeau du Monde), a osé négliger l'impact de « la menace soviétique » sur la noble entreprise européenne. Il a bien fait. Plus sérieux étaient en effet les vieux plans économiques américains, qui visaient à intégrer l'Europe à la Porte ouverte, et auxquels le lancement du Plan Marshall fournit une impulsion décisive. On le sait de longue date même en France, où cette problématique a reçu, en mars 1991, les cautions académiques d'un colloque international sur Le Plan Marshall et le relèvement économique de l'Europe. Ses conclusions scientifiques convergentes ont été depuis lors mises au placard : il est de mauvais ton de contester le mythe sacro-saint sous nos climats « occidentaux » d'une « aide » américaine salvatrice à l'Europe occidentale.

Or, la session avait confirmé les vieilles démonstrations des historiens « révisionnistes »2Au sens américain du terme, c'est-à-dire ayant « révisé » l'histoire officielle de la Guerre froide : il s'agit d'historiens de la gauche radicale, dite New Left, sans rapport aucun avec ce qu'on appelle « révisionnisme » en français, autrement dit la négation des chambres à gaz. américains puis du Britannique (pas radical) Alan Milward3Alan S. Milward, The Reconstruction of Western Europe 1945-1951, Londres, 1984 : son chap. I anéantit avec brio les explications traditionnelles sur la prétendue « crise de 1947 », qui fut, non pas une crise de production, mais exclusivement une crise des paiements extérieurs,en dollars, règle imposée à tous en matière de commerce international, contre le vieux bilatéralisme, p. 1-55. après eux, établissant, entre autres :

- 1° que le Plan Marshall était le fruit d'une stratégie fixée par Washington entre 1942 et 1945. Les États-Unis n'avaient alors cessé de rechercher les moyens d'éviter ou de différer la crise de reconversion, inévitable et violente, qui avait suivi la précédente guerre mondiale, et de proscrire « le cauchemar de la dépression » des années 19304Sur les débats au Congrès à ce sujet, Williams, The Tragedy.. La reconstruction générale de l'Europe entraînerait fatalement une baisse de ses énormes importations d'origine américaine. Le seul moyen d'y parer était, normes du commerce international fixées à Bretton-Woods à l'appui, de poursuivre le flux des crédits en dollars ininterrompu depuis le Prêt et Bail à l'Angleterre de 19415Williams, Tragedy, chap. 6, « The nightmare of depression and the vision of omnipotence », p. 202-276, et G. et G. et J. Kolko, op. cit. ;

- 2° que le Plan Marshall n'avait nulle part contribué à la reconstruction des forces productives, qui ne l'avait pas attendu : certains anciens pays occupés, dont la France, avaient retrouvé dès 1947 leur niveau industriel de 19386René Girault et Maurice Lévy-Leboyer, dir., Le Plan Marshall et le relèvement économique de l'Europe, Paris, Comité pour l'histoire économique et financière de la France et du Comité d'histoire industrielle, 1991, passim. ;

- 3° que le Plan Marshall avait représenté une étape majeure dans le combat contre la concurrence qu'occasionnait aux États-Unis le bilatéralisme (hors devises fortes) du commerce inter-européen, Est-Ouest en particulier : apprécié depuis le 19e siècle de l'ensemble du continent, toujours taxé par Washington d'« autarcie », il était condamné à mort par le couperet dollars de Bretton-Woods7Ibid., dont Lacroix-Riz, « Plan Marshall et commerce Est-Ouest : continuités et ruptures (cas français et perspective comparative) 1945-1952 », p. 651-683 (et sa bibliographie); « Réflexion sur un ouvrage récent » (« Méfaits ou bienfaits du bilatéralisme sans dollars », discussion de l'argument de Bossuat d'un bilatéralisme désuet ou « sclérosant », par opposition au dollar-roi moderne); G. et J. Kolko, The Limits of Power ;

- 4 °que le Plan Marshall avait surtout permis à l'Allemagne occidentale de se débarrasser officiellement des « réparations »8Ibid., Werner Abelshauser, « Le Plan Marshall et la première phase de reconstruction de l'Allemagne de l'Ouest », p. 415-447. Pionnier sur le vrai motif du veto américain contre les réparations, Bruce Kuklick American Policy and the Division of Germany. The clash with Russia over Reparations, Ithaca, 1972.. Les « réparations », versées tant aux Soviétiques qu'aux autres pays bénéficiaires sur le papier, eussent entravé l'urgente et prioritaire « reconstruction » des zones occidentales de l'Allemagne [qui intéressait si directement les capitaux américains]. Cette priorité allemande fut imposée autres « pays Marshall » c'est ainsi que le Département d'État les désignait depuis 1948)9Foreign Relations of the United States, passim ; l'ambassadeur Henri Bonnet usait couramment de l'expression « pays ERP ». comme condition sine qua non de « la reconstruction de l'Europe ». De fait, les « réparations » eussent bénéficié aux vainqueurs militaires et/ou victimes européens et consécutivement réduit les gains attendus de l'installation (ou réinstallation) des États-Unis en Allemagne : cette perspective, aussi insupportable qu'au terme de la guerre générale précédente, fut, cette fois-ci, liquidée plus vite encore, et pas pour l'URSS seulement.

L'assentiment de fait donné à « la reconstruction prioritaire » de l'Allemagne occidentale - réarmement stricto sensu compris - conditionna formellement l'octroi des crédits américains à tout « bénéficiaire ». Clairement notifiée à tous les pays emprunteurs la guerre à peine finie, la règle de « la coopération européenne » fut annoncée le 5 juin 1947 par le secrétaire d'État Marshall dans un discours exigeant la création d'une Union européenne. Elle fut brutalement énoncée en « six points », les 10 et 11 septembre 1947, par le richissime financier et secrétaire américain au Commerce William Claytonaux Seize (pays d'Europe occidentale10Allemagne officiellement exclue, mais représentée par ses chefs américains, et objet central de ladite conférence, voir n. suiv.) réunis à Paris depuis juillet. Elle comportait des conditions, notamment allemandes, qui en rendaient la réalisation délicate, tant pour le Royaume-Uni que pour les pays anciennement occupés, et même les pays neutres11Cas français, Lacroix-Riz, Marianne, et Carcan, chap. 5 : citation de Clayton; tél. Bidault à Bonnet et Massigli, Paris, 12 septembre 1947, MAE, A.22.9. 2 C II, VCCD, p. 101-102, et bibliographie sur la reconstitution précoce de la Wehrmacht, citée infra; cas anglais, Carcan, avec bibliographie « révisionniste » sur l'affaiblissement britannique définitif, dont, en français, Farnetti Richard, L'économie britannique de 1873 à nos jours, Paris, Armand Colin, 1993; cas suédois et scandinave, Gunnar Adler-Karlsson, Western Economic Warfare 1947-1949. A Case Study in Foreign Economic Policy, Stockholm, 1968; Lacroix-Riz, L'économie suédoise entre l'Est et l'Ouest 1944-1949: neutralité et embargo, de la guerre au Pacte Atlantique, Paris, L'Harmattan, 1991; « La Scandinavie et l'Europe d'après-guerre: projets et prises de positions de la guerre à 1947 », Actes du colloque Plans des temps de guerre pour l'Europe d'après-guerre 1940-1947, Bruylant, Bruxelles, 1995, p. 527-562..

« L'ogre soviétique »?

Les signataires européistes de la tribune du 27 mars ont donc effacé les années 1918-1950 pour faire commencer les choses « européennes » à « l'idée » attribuée au tandem Monnet-Schuman. L'initiative française, soutenue par un Adenauer aussi autonome ou indépendant, aurait simplement reçu « l'approbation des Etats-Unis, trop heureux de voir l'Europe occidentale se renforcer face à la menace soviétique. » Certains des signataires de la « tribune » semblent avoir oublié que leurs propres travaux antérieurs12Gérard Bossuat, L'Europe occidentale à l'heure américaine. Le Plan Marshall et l'unité européenne 1945-1952, Complexe, Bruxelles, 1992, et « Réflexion sur un ouvrage récent (1992) », 2 articles, Cahiers d'histoire de l'institut de recherches marxistes, 1994, historiographie.info, sont, bien que les Soviets et les communistes vernaculaires y soient régulièrement accusés du pire, antagoniques avec cette thèse.

Des États-Unis juste intéressés à l'entreprise par souci de « la menace soviétique », et bienveillants envers cette œuvre essentiellement française? Aucun des responsables occidentaux, américains inclus n'a jamais cru à ladite menace d'un pays qui, d'une part, n'avait jamais montré d'ardeurs offensives contre ses voisins et qui, d'autre part, était si ruiné par la guerre allemande qu'il fut sans répit traité par Washington en mineur bien que la victoire des États-Unis dépendît de son rôle militaire primordial13Nombreux exemples, Geoffrey Roberts, Les guerres de Staline, Paris, Delga, 2014; Lacroix-Riz, « États-Unis et Vatican dans les tractations de paix de la Deuxième Guerre mondiale », in Marie-Claude L'Huillier, Anne Jollet, dir.,, Guerre et paix, Paris, L'Harmattan, 2015, p. 185-206, et Élites.. Le milliardaire Averell Harriman, héritier d'un immense empire financier, ambassadeur à Moscou de 1943 à 1946 et chargé après-guerre dans la sphère d'influence européenne de Washington de mainte autre mission diplomatique, dont celle d'ambassadeur extraordinaire du « Plan Marshall », avait d'ailleurs cru pouvoir annoncer aux siens, en février-mars 1944, que l'URSS à quia ne tirerait même pas la moindre garantie territoriale de sa victoire : « appauvrie par la guerre et à l'affût de notre assistance économique [...] un de nos principaux leviers pour orienter une action politique compatible avec nos principes », elle n'aurait pas la force d'empiéter sur l'Est de l'Europe. Elle devrait se contenter pour l'après-guerre d'une promesse d'aide financière américaine, ce qui nous « éviterait le développement d'une sphère d'influence de l'Union Soviétique sur l'Europe orientale et les Balkans »14Tél. 861.01/2320 de Harriman, Moscou, 13 mars 1944, FRUS 1944, IV, Europe, p. 951. (il se trompa sur ce seul point).

La « menace » apparaissait plus pitoyable en pleine « Guerre froide » officiellement déclarée. La victoire « occidentale » fut acquise par KO depuis 1947, avec l'affaiblissement et l'isolement spectaculaires des communistes d'Europe occidentale, entre Kominform (septembre 1947) et prétendu « coup de Prague » (février 1948). En novembre 1948, H. Freeman Matthews, chef du Bureau Europe du Département d'État, alors ambassadeur à Stockholm, ricanait comme ses pairs sur « l'ogre soviétique » brandi quotidiennement15Lettre n° 1068, de l'ambassadeur de France Dampierre au MAE Schuman, Stockholm, 23 novembre 1948, Europe généralités, 43, MAE.. Tous les pays « occidentaux » avaient réussi, via leur presse ou tout moyen disponible, à épouvanter en tant que de besoin leurs nationaux respectifs, et ils ne cessaient de se congratuler sur leur triomphe politique contre le loup-garou16Tarte à la crème de la « menace soviétique », Lacroix-Riz, Le choix de Marianne: les relations franco-américaines de 1944 à 1948, Paris, Éditions Sociales, 1986, réédition, Delga, 2020; « 1947-1948. Du Kominform au "coup de Prague", l'Occident eut-il peur des Soviets et du communisme? », historiens et géographes, n° 324, août-septembre 1989, p. 219-243. Carcan, chap. 5 (et sa bibliographie)..

Europe américaine et permanence du cartel « européen »

Le temps était venu d'appliquer au Vieux Continent la « Porte ouverte » lancée en 1899 par le secrétaire d'État Hay à propos de la Chine que se disputaient les rivaux européens des Américains - lesquels la voulaient pour eux tout seuls. La formule avait été avancée à propos de l'Europe par Wilson puis ses successeurs, mais les Américains disposaient en 1945 dans leur zone d'influence de moyens d'exécution autrement plus radicaux qu'en 1918. Après les secrétaires d'État Hull, Byrnes et Marshall, ce fut au tour de Dean Acheson de taper sur le clou, ce qui ne signifie pas, au contraire de ce qu'écrit Villiers, « que tout a[vait] commencé [...] en 1949 ». L'intervention américaine permanente relevait du secret de Polichinelle depuis l'immédiat après-guerre. La seule annonce, et non la mise en œuvre - depuis la fin 1948 seulement du fugace « Plan Marshall », vite arrêté et officiellement « militarisé » sous prétexte de guerre de Corée17Sur la transformation officielle de l'ECA ou de l'ERP en MSA (Mutual Security Agency, Agence de Sécurité Mutuelle) encore plus contraignante, « Plan Marshall et commerce Est-Ouest », « 2. Le miracle coréen : vigueur et limites de la puissance américaine (juillet 1950-1952) »., avait donné un tour décisif à la méthode de la schlague.

Étape décisive de la fondation de l'Union européenne, celle, le 3 avril 1948, de l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), bientôt confiée à la présidence de la « potiche » des Américains Spaak, annonça la suite. L'OECE avait été dès l'origine soumise, comme la Direction des Affaires économiques et financières (DAEF) du Quai d'Orsay l'écrivit fin mai 1948 au ministre des Affaires étrangères Georges Bidault, « à une véritable tutelle américaine » et privée de tous « pouvoirs de contrôle et d'initiative ». Il y a quelques décennies, Gérard Bossuat lui-même reconnaissait cette réalité qui, à lire les rédacteurs du Quai d'Orsay, était pire encore que ce qu'en décrivait L'Humanité quotidienne18Citation Note DAEF pour Bidault, 28 mai 1948, MAE, A.22.9. 2 C IV, consulté dans les années 1970, avant classement définitif, archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), et toutes les sources citées dans mes travaux.. Certes, il euphémisait sur « la transparence » exigée par nos « mentors [américains] sourcilleux et parfois odieux, toujours encombrants, mais salutaires parfois » [pas toujours, donc?] « mal supportée » par des hauts fonctionnaires excédés. Mais il décrivait du même coup, avec le « contrôle permanent de bonne utilisation des produits ERP » (European Recovery Program, nom américain du Plan Marshall, géré par l'Economic Cooperation Administration : « exigence contractuelle irritante », écrivait-il19Bossuat, L'Europe occidentale à l'heure américaine, « La souveraineté des États européens mise en cause? » (point d'interrogation purement diplomatique), p. 112 sq.; « Le cas de la France », sous-paragraphe de « Une intervention modulée dans les affaires européennes », p. 180 sq., et passim, à propos d'un contrat strictement unilatéral. C'était désigner, en bon français, un contrôle permanent et quotidien, tant dans la métropole que, et de plus en plus visiblement au fil des ans, dans l'empire, en partie contrôlé depuis le débarquement nord-africain de novembre 194220Économie et bases aéronavales, Lacroix-Riz, Les Protectorats d'Afrique du Nord entre la France et Washington du débarquement à l'indépendance 1942-1956, Paris, L'Harmattan, 1988, passim.. Rien ne le distinguait des pratiques régnant chez les vaincus soumis à l'AMGOT, et l'historien ne les légitimait que par choix idéologico-politique, et comme dans la tribune, pour le coup, par l'antisoviétisme.

Le lancement de la Communauté européenne du charbon et de l'acier donna à la « tutelle américaine » un caractère spectaculaire, et pas seulement sur le terrain économique. La CECA consacrait le triomphe officiel de la Gleichberechtigung économique. Au mensonge sur le « secret » à trois, s'ajoute un autre gros mensonge par omission. La CECA devait abolir les derniers lambeaux des limitations de production industrielle allemande définies en 1945 et déjà unilatéralement relevées à l'été 1947 par les Américains, escortés des Anglais21Le choix de Marianne, chap. 4, « La reconstruction prioritaire de l'Allemagne : la France mise devant le fait accompli (juillet 1947) », p. 133-136 de l'édition de 1985.. Adenauer et son ministre des Affaires étrangères Walter Hallstein allaient immédiatement clamer urbi et orbi que le principe d'une stricte « égalité des droits » était antagonique avec les restrictions imposées par la défaite de mai 1945. Et la Gleichberechtigung ne serait pas seulement économique, mais aussi, comme dans l'entre-deux-guerres, militaire22Lacroix-Riz, « Paris et Washington au début du Plan Schuman », communication au colloque d'Aix-la-Chapelle de mai 1986 sur les débuts du Plan Schuman 1950-1951, Die Anfänge des Schuman-Planes 1950-1951, éd. Klaus SCHWABE, Nomos Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1988, p. 241-268..

Nos « éminents historiens », qui prisent la thèse du secret autonome du trio Monnet-Schuman-Adenauer sur la « bombe » concoctée en dehors du Quai d'Orsay, ont oublié (?) de préciser que Washington avait au printemps 1950 - deux mois et demi avant de disposer du prétexte coréen décidé de faire enfin venir au jour son vieux projet de réarmement allemand stricto sensu. Le Quai d'Orsay le savait d'autant plus qu'il avait lui-même fixé la date du discours : la prétendue « bombe » permettrait à Schuman d'esquiver dans l'immédiat une étape politiquement délicate, vu la vivacité, dans son pays, du souvenir de l'Occupation. Il devait se rendre à Londres, le 10 mai, à la conférence atlantique où les Américains, aimablement suivis par leurs « alliés » britanniques (qui ne tenaient pas trop à entrer dans cette union européenne), exigeraient de lui l'accord officiel français à la reconstitution stricto sensu de la Wehrmacht23Détail, Lacroix-Riz, « Vers le Plan Schuman : les jalons décisifs de l'acceptation française du réarmement allemand (1947-1950) », guerres mondiales et conflits contemporains, « I. De la reconstruction prioritaire au réarmement », n° 155, juillet 1989, p. 25-41; « II. Paris et le projet américain de réarmement de l'État allemand », n° 156, octobre 1989, p. 3-87, et « La France face à la menace militaire allemande au début de l'ère atlantique: une alliance militaire redoutée, fondée sur le réarmement allemand (1947-1950) », Francia, vol. 16, cahier n° 3, mai 1990, p. 49-71); « L'apport des "guerres de Staline" de Geoffrey Roberts à l'histoire de l'URSS : acquis et débats », préface à Roberts, Les guerres de Staline, Paris, Delga, 2014, 34 p., p. XII-XXXIV., ou, selon la formule de mars 1949 de Bonnet, le recours au « potentiel militaire que représent[ai]ent en Allemagne de nombreuses générations bien aguerries » contre les « armées russes »24Tél. Bonnet n° 1212, Washington, 19 mars 1949, Europe Généralités 1944-1960 (Europe), 26, MAE.. Autre facette de la prétendue « initiative révolutionnaire », « pacifique » en sus, de Schuman, fable tirée des mémoires mensongers de Monnet ou d'Acheson25Gillingham, Coal, p. 149, à confronter aux sources de la n. 86..

Cette puissante empreinte américaine n'empêcha pas le projet de conserver nombre de ses caractéristiques initiales de cartel « européen »26Carcan, chap. 6, p. 113-122, sur l'aspect américain du projet, et 122 sq. sur le 'cartel "européo-allemand" ».. Lequel présenterait pour les États-Unis de sérieux inconvénients concurrentiels et leur rappelait par trop le cartel sidérurgique d'avant-guerre dont ils n'étaient pas les tuteurs, poste occupé par la sidérurgie allemande. L'enthousiasme du professeur et journaliste néerlandais Jitta, exprimé en février 1951, lors d'un banquet de hautes personnalités économiques et politiques, balaie définitivement le double mythe du « premier jalon de la réconciliation franco-allemande » et des liens entre « la menace soviétique » et la CECA. L'opération en cours, déclara Jitta, renoue avec bonheur avec « les cartels [d']avant la guerre [...] contre lesquels on peut certes avoir des objections, mais qui ont leur utilité » (les « objections » n'avaient qu'une motivation : le mot déplaisait si souverainement à Washington, avec son parfum de rivalité commerciale, que Monnet et Schuman répétèrent sur tous les tons, à partir du 9 mai 1950, que la CECA était tout sauf un cartel « autarcique ». « Le Plan Schuman lui-même a d'ailleurs le caractère d'un cartel international fondé sur la protection. La Haute Autorité qu'il prévoit veillera plutôt à la défense de certains intérêts industriels qu'à celle des intérêts de la collectivité européenne. »27Tél. n° 361 de Garnier, 23 février 1951, Z Europe Généralités 1944-1960, 112, Plan Schuman, MAE. Argumentaire des « anti-autarciques », Carcan et tous art. cit. sur le Plan Schuman.. Cet aspect, très allemand, de la CECA, a été négligé tant par Villiers que par ses censeurs.

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