15/06/2019 tlaxcala-int.org  10 min #157842

Rendu aveugle par des tirs israéliens, ce pêcheur de Gaza s'est vu refuser tout traitement

 Gideon Levy جدعون ليفي גדעון לוי

Les soldats de la marine israélienne ont tiré 15 balles recouvertes de caoutchouc sur Khader al-Saaaidy, alors qu'il pêchait au large de la côte de Gaza. Il a tout perdu : ses yeux, son gagne-pain et son espoir.

Khader al-Saaaidy à la maison avec ses enfants. Leur situation économique est devenue désastreuse : il subvenait aux besoins de 14 personnes de sa famille élargie. Il n'a nulle part où aller pour obtenir de l'aide. Photo Khaled al Azaiza

Vêtu d'un vieux maillot de corps blanc, le pêcheur Khader al-Saaaidy est assis sur son lit dans son logement miteux du camp de réfugiés d'Al-Shati, au bord de la mer dans le nord de la bande de Gaza. Appuyé contre un mur non crépi, il jette un regard vide sur la pièce.

Saaidy, 31 ans, est aveugle. Les tirs de soldats de la marine israélienne lui ont crevé les yeux. Après que les soldats lui eurent tiré dessus, prétendant qu'il avait violé les limites de la zone de pêche fixée par Israël - ce que Saaidy nie - ils l'ont arrêté et emmené en Israël. Un œil a été enlevé au centre médical Barzilai à Ashkelon. Le deuxième œil aurait pu être sauvé ; l'hôpital a même fixé une date pour qu'il revienne se faire soigner. Mais l'appareil d'occupation - qui a décrété une fermeture maritime sur la bande de Gaza mercredi " jusqu'à nouvel ordre ", en réponse à une série d'engins incendiaires envoyés vers le sud d'Israël - ne voulait pas laisser Saaidy quitter à nouveau la bande. Le pêcheur est donc totalement aveugle, probablement à vie.

De toute évidence, Saaidy ne s'est pas encore adapté à son nouvel état. C'est un spectacle pitoyable. Parfois, ses yeux morts, l'aveugle et l'œil de verre dans l'autre orbite, fixent l'espace qui l'entoure comme s'ils cherchaient quelque chose sur quoi se fixer. Il quitte rarement la maison - il ne veut pas que ses voisins le voient dans son état sans yeux - mais parvient à tâtonner dans l'obscurité à l'intérieur de sa petite maison de camp de réfugiés avec une seule chambre. Il partage le taudis avec son épouse Hadil, 25 ans, et leurs trois enfants : deux fils, Mohammed, 7 ans, et Hachem, 4 ans, et leur fille Innes, 2 ans, qui n'ont pas encore accepté le fait que leur père est aveugle.

Saaidy travaille comme pêcheur depuis qu'il a 13 ans. Il n'y a pas beaucoup d'autres moyens de subsistance à Gaza. Sa famille avait possédé deux simples bateaux de pêche, connus dans le jargon local sous le nom de hasaka [orig. arête de poisson, NdT]. Tous deux ont été confisqués par les soldats de la marine israélienne, si audacieux et courageux face à ces redoutables vaisseaux.

Nulle part ailleurs les soldats des Forces de défense israéliennes ne sont aussi héroïques contre les personnes sans défense que dans les eaux en dehors de Gaza. Nulle part ailleurs, ils ne sont aussi cruellement injurieux envers les personnes sans défense, dont le seul but est de gagner leur vie, que dans ces eaux - et aucun endroit n'est plus éloigné de l'attention des médias que la mer de Gaza. Rien que cette année, l'organisation israélienne de défense des droits humains B'Tselem a signalé quatre bateaux de pêche saisis, huit pêcheurs blessés et 21 autres pêcheurs arrêtés et kidnappés vers Israël.

Il n'y a pas de punition collective plus facile à imposer pour Israël que de restreindre la zone à l'intérieur de laquelle les habitants de Gaza sont autorisés à pêcher. Rien qu'au cours des trois derniers mois, Israël a modifié les limites - les étendant et les réduisant - au moins dix fois ; pendant un certain temps, la mer a même été déclarée complètement interdite. Les soldats maltraitent souvent les pêcheurs, qui ont été forcés d'acheter des appareils GPS coûteux pour pouvoir rester dans la zone prescrite ; pendant ce temps, l'industrie vitale de la pêche dans la bande s'est effondrée.

En 2000, il y avait 10 000 pêcheurs légalement enregistrés à Gaza ; aujourd'hui, seulement un tiers d'entre eux travaillent encore comme tels. Et 95 pour cent d'entre eux, selon B'Tselem, vivent en dessous du seuil de pauvreté : c'est-à-dire qu'ils ont moins de 4,60 dollars par jour pour la nourriture, le logement, les vêtements, les soins de santé et l'éducation. Saaidy est l'un de ces pêcheurs, abjectement pauvre, qui a connu toutes les épreuves de l'occupation maritime jusqu'à ce qu'il soit rendu aveuglé.

Il y a deux ans, des soldats de la marine lui ont tiré dessus, le blessant à la jambe droite, alors qu'il était en mer. Puis ils l'ont arrêté et ont saisi son bateau. Son ami pêcheur, Ragheb Abu Riala, était à bord du bateau à l'époque. Abu Riala a reçu une balle dans un œil et a perdu la vue. Lui aussi a été emmené par les soldats, mais il a été libéré après 10 jours, apparemment à cause de sa blessure. Saaidy a été jugé pour avoir violé la limite de la zone de pêche et a passé 14 mois à la prison de Nafha, à Mitzpeh Ramon. Il prétend qu'il se trouvait à six milles du rivage, ce qui n'était pas au-delà de la limite à ce moment-là.

Saaidy. Il a tout perdu, dit-il maintenant : ses yeux, son gagne-pain, sa profession, ses bateaux - et son espoir. Photo Khaled al-Azaiza

Après sa libération, Saaidy est retourné à la mer et à son gagne-pain, utilisant la seconde hasaka de sa famille. Jusqu'au 20 février. Ce jour-là, vers 15 h 30, il s'est dirigé vers les eaux au large de Khan Younis, dans le sud de Gaza, pour ce qui devait être sa dernière expédition de pêche. Il était accompagné de son cousin, Mohammed Saaidy, qui a à peu près le même âge et qui est assis à côté de lui, ainsi que Khaled al Azaiza, chercheur sur le terrain et photographe de B'Tselem, pendant notre conversation vidéo Skype. Muhammad Sabah, un collègue de B'Tselem d'Azaiza, a également participé à l'enquête sur cette saga.

Ils disent que Khader se trouvait à neuf milles du rivage - trois milles à l'intérieur de la limite en vigueur ce jour-là. C'était le soir. Ils ont jeté leurs filets à la mer. Il y avait quelques autres bateaux de pêche de Gaza dans la région. Vers 21 h 30, quatre canots pneumatiques en caoutchouc appartenant à la flotte de guerre israélienne sont soudainement apparus, chacun transportant 12 soldats. Saaidy pense que c'étaient des commandos navals. Le vaisseau mère observait la scène de loin.

À la vue des zodiacs qui fonçaient sur eux à grande vitesse, les cousins Saaidy ont décidé d'abandonner leurs filets et de se diriger rapidement vers l'est, vers la rive. Puis les soldats ont ouvert le feu. Khader dit qu'une quinzaine de balles en métal enrobées de caoutchouc lui ont touché le haut du corps, à bout portant, après que les canots avaient rattrapé leur bateau. Les soldats, masqués, étaient debout, dit-il. Il était assis et ils lui ont tiré dessus ; parce qu'il était à la barre, toutes les balles étaient dirigées vers lui.

Les ténèbres sont instantanément descendues sur son monde. Il s'est immédiatement rendu compte qu'il avait été aveuglé. Les troupes de la flotte de guerre israélienne sont montées à bord et ont pris le contrôle de la hasaka sans résistance, emmenant les deux pêcheurs en garde à vue et remorquant leur bateau vers Ashdod, au nord. Khader al-Saaaidy gémissait de douleur. La balle avait explosé dans ses orbites. Du port d'Ashdod, il a été emmené à l'hôpital Barzilai, sur la côte d'Ashkelon. Il a subi une intervention chirurgicale et son œil droit a été enlevé. Quatre jours plus tard, il a été libéré au poste frontière d'Erez. Les médecins de Barzilai lui avaient dit qu'il y avait une chance que son œil gauche puisse être sauvé. Ils lui ont même fixé un rendez-vous à l'hôpital, le 13 mars, mais la demande de Saaidy au ministère palestinien des Affaires civiles, qui traite des permis d'entrée en Israël, a été rejetée. Le pêcheur aveugle représente un risque pour la sécurité d'Israël. Il a demandé à l'hôpital un nouveau rendez-vous, prévu pour le 15 mai. Mais sa deuxième demande d'entrée en Israël a également été rejetée.

Pendant ce temps, la famille de Saaidy s'est mobilisée pour l'aider. Le 30 avril, il s'est rendu en Égypte par le point de passage de Rafah avec sa mère et l'un de ses frères dans l'espoir d'obtenir un traitement qui sauverait son œil restant. L'Autorité palestinienne s'est engagée à payer l'opération en Égypte.

Saaidy a été examiné à l'hôpital Fatimiya au Caire, mais on lui a dit qu'ils ne pouvaient rien faire pour lui. Ils ont inséré un œil de verre dans la cavité de l'œil droit, qui avait été enlevée en Israël. Il a consulté plusieurs ophtalmologistes locaux, qui ont passé en revue les résultats de la tomodensitométrie effectuée à Barzilai sur son œil gauche. L'un d'eux a dit que son nerf optique avait été endommagé et que le traitement pourrait être disponible en Israël, en Turquie ou en Jordanie. Pas en Égypte. Les dommages neuraux ont également affecté son odorat et son ouïe.

Il est retourné dans la bande de Gaza le 10 mai, déçu, désemparé, impuissant, découragé.

Lorsque Haaretz a demandé au porte-parole des FDI pourquoi les forces navales avaient ouvert le feu sur Saaidy, la réponse a été : « L'affaire fait l'objet d'une enquête ».

Le Groupe de coordination des activités gouvernementales dans les territoires a répondu en ces termes : « La demande de Khader al-Saaaidy [d'entrer en Israël] ne répondait pas aux critères existants pour que les patients quittent Gaza pour recevoir un traitement médical. Selon les documents médicaux qu'il a soumis au Bureau de coordination et de liaison du district, par l'intermédiaire du Comité civil palestinien, son état de santé ne constituait pas un danger mortel et, contrairement à ce qui a été allégué, sa demande concernait un suivi médical et non un traitement médical ».

En avril 1999, j'avais rendu visite à un pêcheur de sardines blessé, Mahmoud al-Charif, dans la chambre 655 de l'hôpital Shifa, à Gaza. Il était dans un état grave et se tordait de douleur. Des soldats d'un patrouilleur "Dabur" de la marine israélienne lui avaient tiré dessus à balles réelles. L'unité du porte-parole des FDI a maintenu à l'époque que son bateau se déplaçait de façon suspecte. À la tombée de la nuit, j'ai quitté le blessé et j'ai navigué en haute mer avec sept autres pêcheurs de Gaza sur un autre bateau ; il s'appelait le Hisham et il mesurait 14 mètres. Nous sommes retournés à terre à l'aube. Je n'oublierai jamais le repas de poisson que ces hommes m'ont préparé à notre retour. Déjà à l'époque, Israël leur interdisait de franchir une limite de 12 milles. Vingt ans se sont écoulés depuis lors.

Khader al-Saaaidy passe maintenant ses journées au lit. La situation économique à la maison est devenue désastreuse : il subvenait aux besoins de 14 personnes de sa famille élargie. Aujourd'hui, il n'a plus d'argent pour d'autres traitements et n'a plus personne vers qui se tourner pour obtenir de l'aide.

Israël n'a jamais rendu ses bateaux confisqués, qu'il utilisait pour pêcher le mérou et le vivaneau rouge. Chaque hasaka coûte entre 7 000 et 8 000 $ [= 6220-7112 €]. Le lendemain du jour où il a été blessé et enlevé en Israël, ses amis ont essayé de récupérer les filets qu'il avait laissés derrière lui. Ils lui ont dit que quelques autres bateaux étaient à proximité, pêchant sans interruption. Lui seul s'est fait tirer dessus.

La mer de Gaza est trompeuse. Parfois vous revenez avec 10 kilos de poisson, parfois les mains vides. Le jour de sa blessure, Saaidy n'a rien attrapé. Ses amis ont trouvé cinq kilos de poisson dans les filets qu'ils ont sortis et les ont vendus pour 150 shekels (environ 40 $, 35€), remettant le produit à la famille.

Il a tout perdu, dit-il maintenant : ses yeux, son gagne-pain, sa profession, ses bateaux - et son espoir.

Quelle est la dernière chose que vous avez vue, lui demandons-nous. « Les soldats qui m'ont tiré dessus ». Puis, d'une voix faible, il ajoute : « Peut-être qu'un jour je pourrai retourner en Israël pour qu'ils puissent sauver mon œil ».

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  bit.ly
Publication date of original article: 13/06/2019

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