21/06/2019 cadtm.org  25min #158115

 Revers électoral pour Macron

Union européenne : la fuite en avant

Le soir du 26 mai, après la publication des premiers résultats à la fermeture des bureaux de vote en Italie, Matteo Salvini, président du parti italien d'extrême droite Lega, a donné une conférence de presse particulièrement marquante. Il s'est présenté devant les caméras tenant un rosaire - un petit crucifix en métal -, et, se félicitant du résultat obtenu par son parti aux élections européennes, il a souligné que les résultats en France et au Royaume-Uni témoignaient d'un moment de changement en Europe. En s'attaquant à la gauche, aux élites et au monde financier, il a insisté sur le fait que, face à quiconque remettrait en question les « racines judéo-chrétiennes » de l'Europe, la Lega démontrerait « par [son] travail la foi qu['elle a] dans une Europe différente de celle que nous préparent les bureaucrates et les banquiers » [1].

Que s'est-il passé pour que ces élections, en 40 ans d'existence, aient été considérées comme les plus importantes de l'histoire de l'UE [2] ? Une partie de la réponse à cette question se trouve justement dans les déclarations de Salvini. Dans ce texte nous verrons comment, au-delà de quelques surprises, ces élections ont confirmé des tendances que nous avons pu observer ces dernières années dans les différents États membres de l'UE.

Une majorité conservatrice renforcée au Parlement européen.

Commençons par les résultats. Ils confirment le déclin du bipartisme traditionnel, qui touche en particulier les deux grands groupes parlementaires (Parti populaire européen et Socialistes et Démocrates). Sur la base des groupes parlementaires existants entre 2014 et 2019, le PPE passe à 23,8 % des votes exprimés (29,4 % lors du mandat précédent) et les S&D à 20,4 % (25,4 %), tandis que l'ALDE monte à 14 % (11,4 %). Notons que si le PPE et les S&D perdent le monopole de la gouvernance en restant en dessous de 50 %, une alliance avec le groupe libéral leur permettrait de constituer une majorité. Cette nouvelle composition à trois de la « Grande Coalition » reflète bien l'évolution qui a eu lieu dans des pays comme la France ou l'État espagnol, avec l'apparition de nouveaux acteurs politiques dont l'objectif est celui de sauvegarder les systèmes de gouvernance. Les résultats donnent au groupe VERTS/EFA la quatrième place avec 9,2 % (6,7 % lors du mandat précédent), tandis que le groupe ultra-conservateur ECR (« conservateurs et réformistes ») resterait en cinquième position avec 8,4 % (9,4 %). Les scores des groupes d'extrême droite Europe des nations et des libertés (ENL) et Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFDD) s'élevaient respectivement à 7,7 % et 7,2 % (aux élections précédentes, ils avaient obtenu 5 % et 6,4 %). Mais soulignons que le groupe ENL a été remplacé par un nouveau groupe appelé Identité et Démocratie (ID), axé autour du Rassemblement National français et la Lega italienne, comptant 73 députés (9,72 %) provenant de ENL pour la plupart, mais aussi de EFDD (dans le cas d'Alternative pour l'Allemagne) et d'ECR dans une moindre mesure. Si nous prenons en compte le départ prévu de 11 député.e.s du parti vert britannique suite au Brexit, le groupe ID pourrait prendre la quatrième place au parlement. De son côté, la gauche passe de 6,9 à 5,1 %, avec Syriza comme une des principales forces (avec 6 député.e.s, soit autant que la France Insoumise ou Unidas Podemos) et qui inclut dans sa liste des membres des Grecs indépendants (ANEL, organisation de droite souverainiste soutenant les gouvernements de Syriza depuis 2015) et d'autres personnalités éloignées de la gauche, ce qui pèse sans doute dans ses hésitations à rester dans la GUE/NGL ou à grossir les rangs des S&D.

Rappelons qu'en 2014 les élections européennes avaient partiellement dévoilé une UE traversée par des tensions liées à la gestion de la crise économique et financière qui a secoué le continent à partir de 2008. La gestion néolibérale de la crise avait tendu les relations entre les pays de l'UE, en particulier entre les pays du centre et ceux de la périphérie Sud (où nous avons assisté aux premiers mouvements de contestation), et, par extension, entre les pays du centre et ceux de la périphérie Est. En conséquence, la situation de la majorité de la population européenne dans l'ensemble des pays de l'UE s'est sensiblement dégradée. Le capital a continué à s'attaquer aux opprimé.e.s, les dépossédant de nombreux droits et de services publics. L'Europe Forteresse s'est renforcée à un rythme encore plus important que dans les années précédentes, face aux milliers de personnes qui, sans avoir le choix, ont migré vers le continent européen. La multiplication des murs et clôtures, l'externalisation des frontières et les divers accords de la honte signés avec des pays tiers ont conduit à la plus grande crise d'accueil de l'histoire.

Le récit d'une histoire humaniste, civilisatrice et prospère sur lequel l'UE s'était construite s'est trouvé bien éloigné de la pratique politique de ses États membres. Mais les élections de 2014 furent aussi le moment de la montée décisive de Syriza en Grèce, et de la création de Podemos dans l'État espagnol, dans les deux cas suite à des phases de mobilisations massives dans les rues. La victoire de Syriza aux élections grecques en janvier 2015 a déclenché toutes les alarmes au sein des institutions européennes et des classes dirigeantes des pays du centre de l'UE. Malgré le fait que le gouvernement de Tsipras s'était soucié de faire preuve de modération et de volonté de dialogue face à la position de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international), la réponse de celle-ci a été implacable, faisant du chantage au gouvernement et l'obligeant à ignorer le rejet du troisième mémorandum exprimé par la population grecque lors du  référendum du 7 juillet 2015.

Suite aux élections du 26 mai 2019, le Parlement européen reproduit le virage à droite que nous avons déjà constaté ces dernières années dans les différentes élections nationales : l'addition des pourcentages des groupes conservateurs sera à nouveau majoritaire. Cependant, la composition de l'aile conservatrice s'est nettement radicalisée. En particulier, il faut noter la croissance inquiétante de l'extrême droite qui se matérialise dans le groupe Identité et Démocratie, qui a profité du succès de la Lega de Matteo Salvini et du résultat du Rassemblement National en France. Si dans le cas français il y a eu une progression d'environ 500 000 voix, bien qu'avec l'augmentation de la participation le score final soit resté à 22 % (contre 24,89 % en 2014), dans le cas italien la progression de la Lega est spectaculaire. Alors qu'elle avait obtenu 5 % en 2014 et 17 % aux élections italiennes de 2018, elle est devenue désormais le premier parti d'Italie avec 34,33 %. D'une manière générale, nous constatons que l'extrême droite a pu soit se positionner comme la principale force d'opposition (dans des pays comme la France ou l'Allemagne), soit même entrer dans certains gouvernements (comme en Italie, en Autriche jusqu'à récemment, en plus de la Hongrie et la Pologne), ainsi qu'elle est apparue dans des pays où elle n'avait jusqu'ici pas d'expression autonome (comme c'est le cas dans l'État espagnol). N'étant pas un phénomène exclusif à l'espace politique européen, cette ascension a été encouragée par la victoire de Donald Trump aux États-Unis, de Jair Bolsonaro au Brésil, et des attitudes bonapartistes et réactionnaires en Russie, en Turquie et aux Philippines, entre autres. Ainsi, si en 2014 l'effet de la « pasokisation » [3] a semblé agir comme un effet domino, touchant les partis socialistes à travers l'Europe (alors qu'ils constituaient un pilier fondamental du bipartisme qui a été le moteur dans la construction de l'UE) en raison de leur usure suite à la gestion néolibérale de la crise économique, nous entrons maintenant dans une nouvelle étape de la crise de régime avec la consolidation de nouvelles forces politiques. Ce changement de cycle s'effectue dans un sens qui reflète le recul réactionnaire face aux différentes crises qui se sont accumulées dans l'espace de l'UE.

La montée de l'extrême droite dans un nouveau schéma de polarisation.

La crise de légitimité que traverse l'UE depuis des années est directement liée à sa propre façon autoritaire de gérer la crise économique. La maxime néolibérale du TINA (« il n'y a pas d'alternative ») qui place le marché et ses logiques au centre, ferme la porte d'une part à toute proposition de mise en œuvre de politiques alternatives, punissant ou menaçant ceux qui s'y opposent (comme ce fut le cas du gouvernement grec en 2015), et d'autre part, elle nourrit l'autoritarisme et la répression des gouvernements européens contre tout mouvement social (comme c'est le cas du mouvement des Gilets Jaunes, durement réprimé par le gouvernement français).

La convergence croissante entre le social-libéralisme et les forces conservatrices a conduit à un phénomène que certains auteurs comme Tariq Ali définissent comme la constitution d'un « extrême centre » [4]. Cet « extrême centre » a été le point de référence dans la gouvernance de la plupart des pays européens, garantissant la continuité de l'intégration européenne dans sa logique marchande. Ainsi, bien qu'il y ait des différences notables dans la défense des valeurs morales et dans l'approche des libertés individuelles par chacune des deux forces d'alternance, le programme économique du bloc social-démocrate s'est progressivement rapproché dans ses aspects fondamentaux du programme du bloc de la droite. Ce rapprochement autour d'un programme économique qui favorise le grand capital contraste avec les promesses qui, de la part du courant socialiste, avaient été formulées en vue d'une expansion des droits sociaux à travers le processus d'intégration européenne.

Les différences en matière économique et sociale entre ces deux forces de l'alternance se sont progressivement brouillées, ce qui a commencé à nourrir le désenchantement à l'égard du projet européen et a ouvert la possibilité à la naissance de nouvelles forces politiques. La convergence des politiques économiques a progressivement discrédité le système de représentation politique, ce qui a conduit, d'une part, à une crise du régime de représentation dans les pays les plus touchés par la crise et, d'autre part, à la crise des partis sociaux-libéraux mentionnée précédemment. Le processus de construction de l'UE sous le prisme néolibéral a été le déclencheur de la mutation des partis sociaux-démocrates selon un modèle similaire à celui décrit dans l'analyse de Bruno Amable et Stefano Palombarini [5] sur l'évolution du spectre politique français. À partir des années 1980, ces partis sociaux-démocrates se transforment en partis « sociaux-libéraux », un processus atteignant son paroxysme avec ce qui a été appelé la « Troisième voie » incarnée par Tony Blair en Angleterre et Gerhard Schröder en Allemagne. Le modèle de gouvernance incarné par les deux grandes familles politiques européennes à ainsi placé la question de la construction de l'UE au centre du débat. En particulier, les forces social-libérales et conservatrices ont posé ce cadre afin d'aborder la question sous un prisme binaire entre « Europhiles » et « Europhobes ». Le réductionnisme de ces catégories pousse à la polarisation autour de la nécessité d'avancer dans le processus d'intégration européenne, amalgamant les forces de gauche et d'extrême droite qui s'opposaient d'une manière ou d'une autre à ce processus en les reléguant au champ des « anti-européens ».

Pour que ce changement de polarisation puisse être efficace, l'antagonisme autour de la question sociale devait passer à l'arrière-plan. L'abandon systématique et l'invisibilisation de cette question sont des éléments essentiels dans la compréhension de la crise du social-libéralisme, qui a fini par toucher tous les partis socialistes, à l'exception du Parti socialiste portugais, du Parti travailliste britannique et, en dernière analyse, du PSOE espagnol. En d'autres termes, le processus de convergence entre les forces social-libérales et les forces plus conservatrices est directement lié au fait que les premières cessent d'agir comme interlocuteurs pour la représentation de la classe travailleuse. Les contradictions sociales inhérentes à un processus de mondialisation inégalitaire qui généralise la précarité ont été mises sous le tapis (notamment par les forces conservatrices) par des diversions visant à rendre centrales des questions comme l'immigration ou la nationalité, polarisant ainsi autour de la question de « l'identité » des sociétés européennes. Les deux axes de polarisation (la construction européenne et l'identité) visent à désactiver autant que possible la critique sociale des inégalités croissantes générées par le néolibéralisme en Europe.

Cependant, cette stratégie a conduit à une réduction de l'espace occupé par les principaux partis de ce bloc au pouvoir, comme l'a montré le déclin des socialistes et des conservateurs dans une série de pays du centre européen, comme l'Allemagne, la France, l'Espagne et l'Italie. La démission d'Andrea Nahles à la tête du SPD (social-démocrate) allemand après les pires résultats de son histoire (15 %) ou de Laurent Wauquiez à la tête des Républicains en France sont les deux derniers exemples des têtes que ce processus de crise a fait tomber. C'est dans ce contexte que les discours « anti-establishment » qui ont été progressivement adoptés par les principales forces d'extrême droite ont permis de combler le vide politique laissé par la disparition du clivage traditionnel gauche-droite au profit de l'apparition de « l'extrême centre ». Le résultat des élections européennes de 2019 affirme ce nouveau clivage, où les politiques progressistes ne s'opposeraient plus aux politiques conservatrices, mais où est établie une concurrence surdéterminante entre les forces « européennes » et les forces « eurosceptiques ». Enrico Letta, ancien président de l'Italie et président de l'Institut Jacques Delors, a insisté dès le lundi 27 mai dans la  matinale de la chaîne radio France Inter sur le fait qu'une majorité « pro-européenne » avait été maintenue lors des élections. Le même constat a été fait par  Margaritis Schinas, porte-parole de la Commission européenne, lors de la conférence de presse de la Commission du 27 mai.

Le fait que ce soit dans ces coordonnées que s'inscrivent la plupart des débats politiques actuels est sans doute à la fois une cause et une conséquence des difficultés rencontrées par les forces de gauche pour remettre l'antagonisme social au premier plan. Les mobilisations sociales qui ont eu lieu pendant les années où la crise a été la plus forte, comme le mouvement du 15-M (aussi connu comme mouvement des « Indignés ») et les « Mareas » qui l'ont suivi, l'occupation des places en Grèce, les mobilisations contre l'austérité au Portugal et en Italie, ont mis sur la table les antagonismes sociaux que la gestion néolibérale de la crise était en train d'intensifier. De son côté, l'hypothèse fondée sur la création de nouveaux instruments de représentation politique considérant la voie institutionnelle comme seul moyen d'application de politiques de transformation sociale a fini par montrer ses limites. Parmi les clés qui expliquent cet échec se trouvent l'absence de construction de mobilisations et une stratégie de « guerre de positions » centrée uniquement sur les institutions et l'appareil d'Etat (en sachant par ailleurs qu'en pleine crise de représentation, un système électoral reste très volatile), sans le renforcement d'espaces de « contre-pouvoir » dans la société qui auraient servi à soutenir par le bas cette avancée électorale, et sans maintenir une politique antagoniste par rapport aux grands axes de la politique d'austérité promue par l'UE. Au-delà du cas grec (où  le gouvernement Tsipras a capitulé face à la Troïka), les élections européennes ont montré les limites de ces stratégies pour d'autres organisations telles que Podemos ou la France Insoumise. En bref, la limitation des stratégies à la sphère institutionnelle a rendu très difficile de placer les antagonismes sociaux au centre du débat politique.

Crise de la gouvernance et de la représentation politique des marges.

Avec les résultats des élections en main, on observe donc une tendance à la convergence autour de deux grands pôles. D'une part, l'espace de « l'extrême centre » tend à s'étendre au-delà des deux partis qui l'ont historiquement incarné. En témoigne l'émergence du groupe libéral ALDE, qui se présente comme un membre à part entière de ce bloc, comme le démontrent d'ailleurs les négociations pour la prochaine présidence de la Commission européenne, où Margrethe Vestager, la candidate libérale, aurait des chances d'être nommée. Le prochain grand défi pour ce bloc est la pleine intégration des Verts sur la base de la fédération des forces autour d'un front « pro-européen ». Nous avons déjà constaté ces dernières années des prémisses allant dans ce sens. D'une part, le parti Vert allemand est passé de la direction d'une coalition avec les socialistes du SPD dans l'État du Bade-Würtemberg à la signature, le mandat suivant, d'un accord gouvernemental avec les conservateurs de la CDU. Plus récemment, en mars dernier, Yannick Jadot, candidat aux élections européennes en France pour Europe Écologie - Les Verts, interrogé sur les alliances possibles face à la menace de progression des forces « eurosceptiques », ne voyait aucun obstacle à un rapprochement de son courant avec les groupes ALDE et PPE, voulant dépasser ainsi le clivage gauche-droite. Un des principaux objectifs de cette stratégie serait «  d'attirer les électeurs désenchantés d'Emmanuel Macron ». Rien que l'idée évoquée par Jadot d'un transfert « naturel » de voix de La République en Marche à EELV constitue, à nos yeux, un symptôme de l'expansion de l'espace de « l'extrême centre ».

D'autre part, l'essor des partis Verts dans des pays comme l'Allemagne ou la France est lié non seulement au déclin des partis socialistes (dont ils sont érigés en remplaçants naturels) mais surtout aux mobilisations croissantes contre le changement climatique. Cette pression exercée par en bas poussera le groupe Vert à se présenter comme un contrepoids à la droite (étant le plus grand groupe progressiste en dehors du groupe socialiste), articulant une partie du mécontentement tant au niveau climatique que dans d'autres domaines (en cherchant à capter l'opposition aux accords de libre-échange, le mouvement féministe, etc.). Avec le maintien malgré tout du groupe socialiste, les Verts aspirent à former un pôle « progressiste » (ou « néolibéral progressiste » si l'on reprend les termes de  Nancy Fraser) proposant la reconstruction de l'UE à partir d'une approche plus « aimable » que celle proposée par le PPE. Toutefois, le point crucial sera précisément de savoir quelles mesures ce groupe défendra concrètement pour atténuer le réchauffement climatique. S'il choisit de défendre des mesures axées sur le marché, cela se traduira par une politique qui fera peser sur les populations précaires cette « transition écologique » et qui, tôt ou tard, ne fera qu'approfondir les clivages sociaux. L'exemple le plus récent et illustratif de ce phénomène étant celui du gouvernement d'Emmanuel Macron qui a proposé une augmentation drastique de la taxe sur le carburant, ce qui a déclenché le mouvement des « Gilets Jaunes ». Si le groupe Vert opte pour le « capitalisme vert », basé en fin de compte sur des logiques productivistes, son intégration dans « l'extrême centre » progressera rapidement. En bref, la montée des Verts montre aussi l'existence de deux espaces dans ce bloc articulé autour de l'extrême centre et dont la vocation est de « restaurer l'UE » : un pôle néolibéral autoritaire et un pôle néolibéral prétendument progressiste. De son côté, l'extrême droite est divisée en 4 groupes parlementaires (PPE - qui compte en son sein, outre la majorité des conservateurs « traditionnels », des éléments que nous classons à l'extrême droite tels que le Fidesz de Viktor Orbán -, ID, ECR et EFDD). Cette division ouvre la porte à une lutte pour le leadership entre ses différents représentants (entre Salvini et Le Pen, mais aussi entre ceux-ci et Orbán et Kaczyński). Malgré la division au Parlement, l'extrême droite converge vers des questions fondamentales telles que la défense de « l'identité européenne », l'islamophobie et le rejet de l'immigration. D'autres sujets qui sont largement présents dans une grande partie de cette extrême droite sont la défense des modèles de famille traditionnels et l'opposition frontale aux mouvements féministes ou le rejet des accords de libre-échange.

Entre les deux pôles se maintient un discours conflictuel, dont la vocation est d'élever l'opposition existante entre eux à la catégorie de l'antagonisme insurmontable. Cependant, la pratique politique entre les deux blocs est tout sauf antagonique. Au contraire, les politiques des deux groupes finissent par s'alimenter l'une et l'autre. En ce qui concerne le projet européen lui-même, la croissance de ces forces, leur capacité à déterminer l'agenda politique dans les différents pays et la possibilité même de rejoindre les gouvernements de certains d'entre eux, comme en Italie ou en Autriche, ont fait que leur discours s'est modéré, passant d'une position en faveur de la sortie de l'UE à sa réforme et « régénération ».

D'autre part, comme nous l'avons souligné précédemment, le caractère autoritaire et souvent antidémocratique de l'application des mesures d'austérité renforce le bon sens réactionnaire. Un phénomène qui se produit également dans le domaine des politiques migratoires, où la différence entre les discours de l'extrême droite et la pratique des autorités de l'UE et des États membres est de moins en moins marquée (comme le montre le fait que la dirigeante d'Alternative für Deutschland Alice Weidel a salué la politique du président espagnol Pedro Sánchez suite à l'expulsion sommaire de 116 migrants à Ceuta en août 2018), la main ferme avec laquelle le gouvernement Macron a répondu au mouvement des « Gilets jaunes », au cours duquel des  centaines de personnes ont été blessées et au moins 23 d'entre elles ont été mutilées par des tirs de LBD et des grenades de désencerclement.

Face aux révoltes contre le système politique et pour la répartition des richesses dont nous avons été témoins ces dernières années, la réponse de l'extrême droite est une formule renforcée et explicite des logiques de différenciation néolibérales basées sur un renforcement des inégalités. Bref, les deux blocs opèrent sur la matrice discursive du néolibéralisme basé sur le mythe de la rareté (à titre d'exemple de mythe, la fraude fiscale en Europe s'élèverait à mille milliards d'euros par an, soit l'équivalent du PIB espagnol), permettant d'activer le mécanisme de la division et de l'expulsion comme outil politique.

Recomposition politique à la lumière des avertissements d'une nouvelle crise.

Le désordre momentané inhérent à la phase actuelle de recomposition politique de crise génère des situations parfois difficiles à prévoir et semble donner à la sphère politique une marge d'autonomie supplémentaire par rapport à la sphère économique. Néanmoins, il faut rappeler que les grandes lignes sur lesquelles s'inscrivent ces recompositions politiques sont la conséquence d'années d'application d'une politique néolibérale qui a permis de socialiser les pertes et les dettes privées de la crise de 2008. D'autre part, nous nous trouvons dans une situation où les causes qui ont justement conduit à la crise en 2007-2008 n'ont pas été corrigées. À cela il faut ajouter que dans le cadre de l'économie « réelle » les taux de croissance sont encore très faibles, comme  l'explique Éric Toussaint, avec une croissance des secteurs productifs tombant à 1 %, que des pays comme l'Allemagne, le Japon ou les États-Unis sont en stagnation, et l'Italie est en récession. Sans avoir trouvé une solution à la capacité de surproduction chronique dont souffre le capitalisme depuis des décennies, les autorités économiques ont parié sur le soutien actif du grand capital et surtout du capital financier (dont la logique et les rythmes marquent le cours du capitalisme dans son ensemble). Loin de modifier leurs politiques d'investissement, les acteurs financiers continuent de spéculer sur les titres de créance comme ils l'ont fait dans les moments qui ont précédé la dernière crise. À titre d'exemple, un grand nombre des plus grandes entreprises mondiales utilisent l'abondance de liquidités pour racheter leurs actions afin de maintenir le marché boursier à un niveau élevé, tout en générant une nouvelle dynamique spéculative. Dans ce panorama de spéculation permanente, la politique du « Quantitative easing » développée par la BCE, déjà appliquée auparavant par d'autres banques centrales telles que la FED ou la Banque du Japon, permet la continuation de l'accumulation effrénée de capital sur les marchés financiers.

Le maintien de la stabilité économique et financière est une condition importante pour pouvoir gérer le moment actuel de recomposition sans que le pôle des partis qui incarnent « l'extrême centre » continue à se détériorer. C'est pourquoi les débats autour de la politique des taux d'intérêt proches de 0 % ont une composante hautement politique. Les acteurs de l'actuel bloc de gouvernance de l'UE sont conscients qu'à partir du moment où cette politique (qui cache pour l'instant les contradictions des économies européennes) cessera et où le marché subira un choc avec le réel, de nouvelles tensions sociales émergeront, mettant l'UE et l'hégémonie de ceux qui la gouvernent dans de graves difficultés. Le problème auquel nous sommes confrontés, c'est que les premières forces à vouloir contester cette hégémonie le feront en défendant des politiques ultra-réactionnaires.

Le scénario qui nous est présenté par ces élections européennes est sans doute inquiétant et les forces progressistes doivent en prendre bonne note pour construire des alternatives susceptibles de contester l'hégémonie du projet de l'Europe néolibérale tout en mettant fin aux possibilités d'accès au pouvoir de l'extrême droite. À cette fin, il est essentiel de faire le point sur les expériences qui se sont développées au cours des dernières années. En particulier, nous devons garder à l'esprit le bilan de l'expérience grecque en 2015. La capitulation du gouvernement Tsipras montre les limites d'une stratégie de transformation centrée uniquement sur les institutions. En outre, il est nécessaire de promouvoir des mesures qui peuvent être mises en œuvre immédiatement par de potentiels gouvernements populaires, mais qui aient en même temps une dimension antagoniste par rapport aux politiques de l'UE actuelle. C'est dans ce sens que le CADTM a élaboré avec d'autres organisations sociales, des militant.e.s et des chercheurs et chercheuses le  manifeste ReCommonsEurope, qui rassemble un travail de réflexion sur les mesures nécessaires pour faire face aux politique néolibérales et éviter la répétition d'une situation comme en Grèce.

Le deuxième élément clé dans la construction d'une opposition à l'UE actuelle et à la croissance de l'extrême droite se trouve à l'extérieur des institutions, dans la « politique profane ». Les mouvements sociaux, avec le mouvement féministe et le mouvement climatique en tête, jouent un rôle clé pour nourrir les analyses de la situation actuelle, ainsi que les réponses aux défis auxquels nous sommes confrontés. Ce sont des mouvements qui non seulement soulèvent des critiques radicales sur le fonctionnement du système et qui renouvellent les espaces militants et de mobilisation, mais qui permettent aussi des réflexions et des expériences ouvertement internationalistes. Ces voies devront nécessairement être empruntées pour réaliser les transformations fondamentales dont nos sociétés ont besoin, ainsi que pour chercher à construire une autre Europe fondée sur la défense des droits, la démocratie, la répartition des richesses et la préservation de la nature.

Notes

[1]  la7.it

[2]  uk.reuters.com

[3] Phénomène de décomposition du parti socialiste grec Pasok à partir de 2013

[4]  ALI Tariq, 2018, The Extreme Centre. A Second Warning.

[5] AMABLE Bruno, PALOMBARINI Stefano, 2017, L'illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français.

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