par Timothy Reno
La Maison Blanche a informé la Turquie qu'elle ne lui livrerait pas les chasseurs F-35 qu'Ankara a pourtant financés. Cet épisode n'est pas sans rappeler un précédent de 1914, quand les Britanniques saisirent deux cuirassés ultra-modernes pourtant déjà payés.
Au cours des derniers mois, la crise entre les États-Unis et la Turquie autour du système de missiles russes S-400 et de l'avion de combat polyvalent F-35 Joint Strike Fighter a gagné en intensité. Le 19 juillet, les États-Unis ont informé Ankara qu'ils suspendaient la livraison de l'avion de combat polyvalent F-35, suite à l'arrivée en Turquie des premiers S-400 russes. La Turquie et les États-Unis seront-ils en mesure de négocier un compromis acceptable qui atténuerait les tensions croissantes entre ces deux alliés au sein de l'OTAN ?
La double menace de représailles américaines en cas de livraison des S-400 à la Turquie est à elle seule assez spectaculaire : mise en œuvre des sanctions liées à la Countering America's Adversaries Through Sanctions Act (Caatsa) et embargo sur l'achat des F-35. Mais si l'on replace la situation présente dans la perspective historique d'un épisode précis de la veille de la première guerre mondiale, le scénario actuel prend toute sa dimension. Les décideurs américains en particulier devraient y prêter attention, car la mémoire de cet événement pourrait amplifier les réactions négatives de la Turquie si les États-Unis appliquaient leurs menaces de sanctions, et provoquer des dommages irréparables aux relations entre la Turquie et les États-Unis.
Cuirassés payés... mais non livrés
L'épisode historique en question remonte à 1914. À cette époque, l'empire ottoman avait passé un contrat avec des chantiers navals britanniques pour la construction de deux cuirassés modernes de type « dreadnought », à la pointe de la technologie de l'époque. Ces navires de guerre, respectivement appelés Sultân Osmân I et Reşadiye, devaient former la pièce maîtresse d'une marine ottomane modernisée. Afin de prendre en charge les coûts considérables associés à leur construction, le gouvernement ottoman avait invité les citoyens de l'empire à participer à une collecte publique de fonds. Comme on pouvait s'y attendre, le coût total de la construction de ces systèmes d'armement de haute technologie était énorme. Le gouvernement ottoman versa le montant total requis pour la construction. Le Sultan Osmân I et le Reşadiye devaient être livrés aux autorités ottomanes le 2 août 1914.
Malheureusement pour les Ottomans, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand en juin 1914 entraîna une série d'événements qui conduisit bientôt au déclenchement de la Première Guerre Mondiale. À la date fixée pour la remise des deux cuirassés à sa marine, l'empire ottoman n'était impliqué dans aucune hostilité contre les puissances belligérantes d'une guerre qui venait de commencer. Pourtant, moins d'une heure avant la cérémonie du 2 août, le capitaine ottoman Raouf Bey qui devait prendre livraison des deux navires fut informé du fait que sur ordre de Winston Churchill, alors premier lord de l'amirauté, le gouvernement britannique avait décidé de saisir les cuirassés. Outre cet affront, le gouvernement ottoman fut informé que le Royaume-Uni paierait les compensations pour la saisie des deux navires ultérieurement, et au moment de son choix.
Pour la sécurité nationale britannique
Mais l'entrée en guerre de l'empire ottoman aux côtés de l'Allemagne en octobre 1914 annula tout engagement britannique. À la fin de l'année 1914, des événements complexes s'enchainèrent rapidement, impliquant diverses puissances qui négociaient férocement les unes avec les autres dans les coulisses afin de renforcer leurs intérêts stratégiques de sécurité. La décision du gouvernement britannique de s'emparer du Sultan Osmân I et du Reşadiye était logique du point de vue de la realpolitik britannique, surtout à la fin de 1914. Le Royaume-Uni était très préoccupé par l'imminence d'une guerre avec l'Allemagne, et en outre les Britanniques étaient au courant des relations croissantes de l'empire ottoman avec l'Allemagne. Selon les propres mots de Churchill 2 la décision de réquisitionner le Sultan Osmân I et le Reşadiye fut prise pour le bien de la sécurité nationale britannique :
Le 27 juillet, une alliance défensive et offensive secrète entre l'Allemagne et la Turquie contre la Russie a été proposée par la Turquie, acceptée immédiatement par l'Allemagne et signée le 2 août ; la mobilisation de l'armée turque a été ordonnée le 31 juillet. Mais une surprise est venue, l'Angleterre a soudain adopté une claire attitude de résistance à l'égard de l'Allemagne. Les flottes britanniques avaient pris la mer en ordre de bataille. Le 28 juillet, j'ai réquisitionné les deux dreadnoughts turcs pour la Royal Navy. J'ai pris cette mesure uniquement à des fins navales britanniques. L'ajout des deux dreadnoughts turcs à la flotte britannique semblait vital pour la sécurité nationale.
Bien que la saisie des deux navires de guerre ait pu constituer un choix logique et rationnel pour les Britanniques, cette action a été considérée à juste titre par l'opinion publique ottomane comme un acte de perfidie. Du point de vue des Ottomans, ils avaient de bonne foi tenu leur promesse de payer intégralement la construction des deux cuirassés, et pourtant on leur avait refusé au dernier moment la livraison de ce qu'ils avaient payé. Certains chercheurs soutiennent que cette décision britannique a contribué à influencer l'opinion publique ottomane contre Londres, et qu'elle a facilité l'acceptation par la population ottomane de l'alliance avec l'Allemagne pendant la première guerre mondiale.
S-400 russes contre F-35 américains
En gardant à l'esprit cet événement historique, nous pouvons avancer rapidement jusqu'en 2019, où nous nous trouvons confrontés à une situation qui lui fait en partie écho en dépit d'un contexte différent. La Turquie est un partenaire officiel dans le développement du F-35 depuis 2002 et elle a l'intention d'acheter de nombreux F-35 dans le cadre d'une initiative visant à moderniser son armée de l'air avec des équipements à la pointe du progrès. À ce jour, la Turquie a investi des millions de dollars américains dans le développement du F-35, et elle a actuellement l'intention d'investir plusieurs milliards de dollars dans l'achat de cet appareil.
Les États-Unis s'alarment de l'achat par la Turquie du système de défense antiaérienne russe S-400, car du point de vue américain, des S-400 opérationnels positionnés en Turquie pourraient permettre de suivre à la trace les F-35 en vol et de recueillir des données sur les faiblesses potentielles de l'avion de combat. Ils craignent que ces données ne soient connues d'une manière ou d'une autre de la Russie, ce qui menacerait leurs intérêts en matière de sécurité nationale.
Étant donné que la Turquie est partenaire dans le développement du F-35 depuis 2002, qu'elle a déjà investi des capitaux importants dans ce projet et qu'elle est alliée aux États-Unis dans le cadre de l'OTAN, on pourrait comprendre une éventuelle réaction négative de l'opinion publique turque au refus des États-Unis de fournir ces avions. La Turquie peut raisonnablement estimer qu'elle est engagée depuis longtemps dans la fourniture de ressources pour le développement du projet F-35. La menace des États-Unis de priver la Turquie des fruits de ce partenariat ne pouvait que laisser aux Turcs un goût amer, et leur rappeler la saisie du Sultan Osmân I et du Reşadiye.
La mémoire historique est un facteur important et, à ce jour, les actions britanniques de 1914 sont toujours considérées comme un affront par la Turquie. Il est à espérer que, dans un avenir proche, les décideurs politiques turcs et américains seront en mesure de trouver un compromis acceptable qui éviterait d'infliger des dommages difficiles à prévoir aux relations entre la Turquie et les États-Unis.
Timothy Reno
Chercheur associé à l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) et directeur de la Fondation IPLI.
Traduit de l'anglais par Justin Bénière.
Photo: F-35 Lightning II Matthew Plew/US Air Force
source: orientxxi.info