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Comment les médias alimentent une nouvelle crise sur le nucléaire iranien. Par Gareth Porter

Source :  Antiwar.com, Gareth Porter, 19-07-2019

par Gareth Porter

Publié le 19 juillet 2019

La couverture médiatique de la question nucléaire iranienne par les médias américains est dramatiquement chaotique depuis de nombreuses années. Aujourd'hui, cependant, ces mêmes médias  contribuent à l'aggravation de la crise entre Washington et Téhéran.

L'Iran a réagi au retrait de Trump de  l'accord nucléaire de 2015 en reprenant le stockage de l'uranium faiblement enrichi, en supprimant le plafond du niveau d'enrichissement de l'uranium et en reprenant les travaux sur le réacteur nucléaire d'Arak, tout en indiquant très clairement que ces opérations seraient immédiatement annulées si les États-Unis acceptaient de le respecter pleinement.

Le fait majeur concernant la politique nucléaire iranienne avant la négociation du Plan d'action global conjoint (PAGC) devrait influencer la compréhension du conflit actuel par le public : pendant plus de trois ans, de 2012 à 2015, l'Iran aurait pu enrichir suffisamment d'uranium au niveau d'enrichissement de 20% pour une ou plusieurs armes nucléaires, mais il a choisi de ne pas le faire. Au lieu de cela, il s'est servi de la connaissance qu'avaient les États-Unis de cette capacité comme d'un levier contre les États-Unis dans la négociation de ce qui allait devenir le PAGC.

La véritable crise nucléaire à laquelle sont confrontés les États-Unis n'est pas celle d'un régime iranien menaçant d'un conflit nucléaire. Il s'agit plutôt d'une politique du gouvernement américain qui rejette le compromis de 2015 et cherche à provoquer encore plus l'Iran.

Pourtant, ce n'est pas de cette façon que le New York Times et d'autres médias ont couvert l'événement. Dès le début de la phase actuelle du conflit, la couverture des médias d'entreprises a massivement mis l'accent sur une nouvelle menace présumée de la part de l'Iran de "break out" afin d'obtenir l'uranium enrichi nécessaire à une arme nucléaire [« break out time » : temps nécessaire pour obtenir la quantité de matière fissile nécessaire pour fabriquer une bombe. Par extension, « break out » : produire assez d'uranium enrichi permettant de fabriquer une arme atomique, NdT].

 Un article de Rick Gladstone paru le 1 er juillet dans le Times au sujet de la violation par l'Iran du plafond du PAGC sur les stocks d'uranium a déclaré que la dernière décision de l'Iran « ne donne pas à elle seule le matériel nécessaire à l'Iran pour fabriquer une arme nucléaire... Mais c'est le signal le plus fort que l'Iran ait donné jusqu'à présent indiquant que ce pays s'apprête à reconstituer un stock beaucoup plus important que celui qui a été envoyé à l'étranger par l'Iran après des années de pression de la part des États Unis et de 5 autres pays pour l'en convaincre ».

Dans son article, Gladstone a contesté l'affirmation par l'Iran de son droit légal de se retirer de certains engagements du PAGC (JCPOA) un an après le retrait unilatéral de Trump de l'accord. Les dirigeants iraniens, a-t-il dit, « ont cherché à justifier ces mesures en réponse à l'abandon de l'accord nucléaire par l'administration Trump l'année dernière et à sa décision d'imposer de nouvelles sanctions ». Il a affirmé que « les experts occidentaux spécialistes de l'accord » avaient contesté le raisonnement de l'Iran. Mais Gladstone n'a cité qu'un seul « expert », Henry Rome du Groupe Eurasie, qui a qualifié la revendication iranienne « d'interprétation unilatérale de la part de l'Iran de ce que signifie l'accord nucléaire... ».

Henry Rome est de toute évidence peu familier avec le principe fondamental du droit international qui accorde à une partie le droit inhérent de réduire ou de mettre fin à l'exécution d'un accord s'il y a une « violation déterminante » par une autre partie. En réponse à une demande par courriel, M. Richard Falk, éminent spécialiste du droit international, a répondu à la déclaration de Rome en déclarant : « La répudiation par les États-Unis de l'accord et le fait d'imposer de nouvelles sanctions constitue sans aucun doute raisonnable une violation déterminante de l'accord nucléaire, qui libère l'Iran de toute obligation légale de respecter le traité ».

David Sanger, qui a été pendant deux décennies le correspondant en chef pour la sécurité nationale du New York Times,  a écrit un article publié le 1er juillet, dans lequel il affirmait que l'Iran avait « violé une disposition clé » de l'accord nucléaire de 2015. Sanger a donc ignoré la distinction entre une réponse à la renonciation complète de l'ensemble de l'accord par l'administration Trump et une violation de celui-ci. M. Sanger a également qualifié l'annonce par le ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif de l'intention de l'Iran d'accroître le niveau de pureté de l'enrichissement « d'action provocatrice » qui « pourrait rapprocher le pays de la possession de combustible qui, s'il était traité plus avant, pourrait être utilisé dans une arme ».

M. Sanger a reconnu que l'Iran a « constamment nié avoir l'intention de fabriquer une arme nucléaire », mais a affirmé : « une analyse de documents liés au nucléaire, découverts dans un entrepôt de Téhéran par des agents israéliens l'année dernière, a montré qu'il y avait eu beaucoup de travail fait avant 2003 pour concevoir une ogive nucléaire ».

Mais  le vol présumé par le Mossad en 2018 d'une demi-tonne de prétendus documents d'archives iraniens top-secrets sur le nucléaire provenant d'une baraque non gardée à Téhéran était  une histoire très peu plausible. Aucune indication n'a été fournie pour vérifier que l'histoire entière - et les nouveaux documents présentés par les Israéliens - n'était pas complètement frauduleuse.

L'Associated Press a publié un article le 16 mai, dans lequel  on pouvait lire : « L'Iran a implicitement menacé cette semaine d'enrichir ses stocks d'uranium à un niveau plus proche de celui des armes... ». L'Iran avait nié qu'il ait jamais cherché à se doter d'armes nucléaires, selon l'article, mais « les responsables et experts occidentaux affirment qu'avant l'accord nucléaire, l'Iran avait une capacité de "break out" de quelques mois seulement s'il devait décider de construire une bombe ».

Le Washington Post a publié, le 3 juillet,  sa version de l'article sur la menace iranienne concernant sa « capacité de break out », dans lequel il expliquait : « Une telle mesure permettrait à l'Iran de passer plus rapidement à la production d'uranium de qualité militaire », selon le Post.

En outre, selon le Post, « les experts estiment qu'avant l'accord nucléaire, l'Iran pouvait en deux ou trois mois accumuler suffisamment d'uranium enrichi pour fabriquer une bombe nucléaire ». Le PAGC, d'autre part, « a été conçu pour augmenter cette période à environ un an ».

Le 10 juillet, la National Public Radio a, pour sa part,  apporté sa propre contribution à la diffusion de ce récit en citant John Negroponte, ancien directeur du renseignement national américain, qui  déclarait : « Les nouveaux niveaux annoncés par l'Iran semblent modestes pour le moment, mais ils deviendraient plus préoccupants s'il y avait de nouvelles augmentations. De telles mesures impliqueraient une volonté de la part de l'Iran d'aller jusqu'à la construction d'une bombe. »

Le récit des médias au sujet de la reprise de l'enrichissement de l'uranium par l'Iran suggère donc que ce qui devrait inquiéter les Américains avant tout, ce n'est pas le caractère provocateur de la politique iranienne de l'administration Trump, mais la menace que l'Iran s'oriente vers une stratégie de « break out » de sa capacité nucléaire.

La diplomatie d'enrichissement de l'Iran

L'histoire réelle de la stratégie d'enrichissement de l'uranium de l'Iran montre cependant que ce pays a toujours eu pour objectif de faire reculer les sanctions financières américaines et de contraindre les États-Unis à reconnaître les intérêts légitimes de l'Iran dans la région plutôt que d'alimenter une course aux bombes nucléaires.

L'Iran a commencé à enrichir de l'uranium à 20% en février 2010 pour la première fois afin de fournir des plaques combustibles pour son réacteur de recherche à Téhéran, qui produit des isotopes pour le traitement du cancer. Mais son objectif primordial était de faire pression sur l'administration Obama, qui cherchait à contraindre l'Iran à abandonner complètement son programme nucléaire.

En 2012, l'Iran a entamé une nouvelle phase de pression diplomatique sur l'administration Obama en augmentant très fortement ses capacités d'enrichissement à 20% tout en évitant de convertir ces capacités en un stock plus important d'uranium enrichi à 20%. Entre-temps, le gouvernement iranien a fait savoir aux États-Unis qu'il avait la possibilité d'inverser la tendance par le biais d'un accord.

Le nombre de centrifugeuses dans les deux installations d'enrichissement iraniennes, où un enrichissement à 20% était en cours, était de 696 en mai 2012. Selon le rapport de l'Agence internationale de l'énergie atomique du 30 août 2012, ce nombre était passé à 2 140 en août 2012. De plus, sa production totale d'uranium enrichi est passée de 143 kg en mai à 189,4 kg en août.

Mais le même rapport de l'AIEA a révélé que les stocks d'uranium enrichi de l'Iran avaient en fait chuté pendant cette période, passant de 101 kg à 91,4 kg. Ce résultat apparemment contradictoire s'explique par le fait qu'entre mai et août 2012, l'Iran a augmenté la quantité d'uranium enrichi qu'il avait produite pour en faire de la poudre destinée aux plaques combustibles de son réacteur médical de Téhéran au lieu de l'ajouter au stock. Cela signifie que l'uranium enrichi se présentait sous une forme qui ne pouvait pas être reconvertie facilement ou rapidement en uranium enrichi de qualité militaire.

Derrière cette réduction se cachait une décision politique encore plus importante : aucune des 1 440 centrifugeuses ajoutées aux deux installations d'enrichissement de l'Iran au cours de cette période n'a été mise en service, comme le montre le rapport de l'AIEA.

Tout cela constituait un signal clair à l'administration Obama que l'Iran était prêt à négocier des limites strictes à son enrichissement si les États-Unis abandonnaient leur demande d'enrichissement zéro. « Ils créent d'énormes capacités », a déclaré  un haut responsable américain au New York Times, « mais ils ne s'en servent pas ». Le fonctionnaire a d'ailleurs reconnu que la diplomatie d'enrichissement de l'Iran lui donnait un « levier » sur la politique américaine.

L'idée largement acceptée selon laquelle l'Iran n'a été empêché que sous la pression des États-Unis de faire une tentative d'acquisition d'une arme nucléaire et que l'Iran menace une fois de plus de le faire est au cœur de l'atmosphère politique toxique qui entoure actuellement la question nucléaire en Iran.

En fait, à la mi-2012, l'Iran disposait déjà de ce que l'on a appelé une capacité de « break out », mais il a plutôt choisi de l'utiliser pour inciter les États-Unis à négocier sérieusement avec lui.

Comme l'AIEA l'a indiqué dans son rapport d'août 2012, l'Iran a déjà produit 189 kg d'uranium enrichi à 20%, ce qui est proche de l'estimation minimale que les experts estiment nécessaire pour produire les 25 kg d'uranium enrichi à 90% nécessaires pour une seule arme nucléaire. Et si l'Iran avait effectivement utilisé les 1 440 centrifugeuses supplémentaires disponibles, il aurait pu tripler ses stocks d'uranium enrichi en quelques mois.

Une crise médiatique sur la question nucléaire iranienne

De la mi-2012 jusqu'à l'achèvement du PAGC à la mi-2015, l'Iran a choisi de rechercher un accord avec les États-Unis plutôt que d'exploiter ses capacités pour de break out. Mais cet épisode crucial de la précédente diplomatie d'enrichissement de l'Iran a été ignoré par les médias d'entreprise. Aujourd'hui, les médias dépeignent à nouveau l'Iran principalement comme l'agresseur dans le récit du break out, malgré la volonté clairement exprimée par l'Iran d'inverser le processus.

Pendant ce temps, l'administration Trump se prépare déjà à une nouvelle confrontation avec l'Iran au sujet de sa reprise de l'enrichissement alors même qu'elle prévoyait d'ajouter des sanctions encore plus lourdes. Dissimulé à la fin de son article, le New York Times  a révélé le 1 er juillet que le Pentagone et les agences de renseignement « commençaient à revoir les mesures à prendre si le président décidait que l'Iran était trop près de produire une bombe ».

La nouvelle crise nucléaire avec l'Iran est alimentée par l'incapacité collective des médias d'entreprise à exprimer la réalité de la situation au public. Ainsi, l'administration Trump et les médias ont, jusqu'à présent, réussi à faire du gouvernement iranien l'objet d'un examen minutieux que le public aurait tout intérêt à leur faire subir également.

Gareth Porter, historien d'investigation et journaliste spécialisé dans la politique de sécurité nationale des États-Unis, a reçu le prix Gellhorn du journalisme pour 2011 au Royaume-Uni pour ses articles sur la guerre américaine en Afghanistan. Son nouveau livre est  Manufactured Crisis : the Untold Story of the Iran Nuclear Scare. [Une crise fabriquée de toute pièce: L'histoire jamais racontée de la menace nucléaire iranienne, NdT]

Il peut être contacté à porter.gareth50@gmail.com. Réimprimé à partir de  TruthDig avec l'autorisation de l'auteur.

Source :  Antiwar.com, Gareth Porter, 19-07-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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