18/10/2019 tlaxcala-int.org  14 min #163139

Catalogne : les libertés politiques mises à mal

Le Tsunami Democràtic catalan vu de l'intérieur : trois mois de travail de l'ombre pour essayer de bloquer deux aéroports

 Arturo Puente

►« Un réseau comme celui-ci ne s'invente pas, il existait déjà », explique une source du Tsunami, dans une conversation avec eldiario.es

►Partis, associations et gouvernement catalan ont été informés de la mise en route du Tsunami lors de diverses réunions et certains ont accepté de le soutenir sans même en connaître tous les détails

►Le Tsunami Democràtic s'est d'abord coordonné grâce à Telegram, et il a maintenant lancé une application avec une organisation semblable à celle utilisée lors du 1-O [le référendum du 1er Octobre 2017].

"Tout le monde à l'aéroport d'El Prat": Lundi à 13h, des milliers de manifestants ont reçu la consigne d'aller à l'aéroport d'El Prat. Photo Sonia Calvo

Comme s'il s'agissait d'une sorte de mot de passe, la réponse que diverses personnes, qui constituent des références pour l'indépendantisme civique, donnaient un jour après les événements d'El Prat, était : « Je ne sais rien, le Tsunami, c'est les gens. » Et bien que cette unanimité montre que ceux qui répondaient ainsi savaient bien quelque chose, on ne pouvait rien en tirer de plus. Le Tsunami Démocratique, qui est arrivé ce lundi à réunir des milliers de personnes dans une escalade des mobilisations pour bloquer l'aéroport en guise de réponse au verdict du Tribunal Suprême, est un des secrets les mieux gardés du mouvement indépendantiste.

Le Tsunami est une initiative née d'un groupe de personnes ayant une trajectoire activiste dans l'indépendantisme de gauche et les mouvements sociaux. Certains d'entre eux s'étaient retrouvés, plusieurs mois avant octobre 2017 et aussi après, dans des causeries sur la non-violence. C'est une demi-douzaine de personnes, guère plus, qui, au début de l'été dernier, commencèrent à penser à ce qui est aujourd'hui le Tsunami Démocratique, nom qui s'inspire évidemment de Jordi Cuixart (1), qui a utilisé à maintes reprises ce slogan. Cette marque fut conçue comme une protection pour une idée que de plus en plus de groupes, dans le sécessionnisme, partageaient : la réponse au verdict ne pouvait pas être seulement une manifestation classique.

Ils pensaient qu'il fallait essayer un nouveau type de protestation, mais personne ne voyait encore clairement comment faire. L'idée de bloquer - les membres du Tsunami préfèrent dire : « saturer » - les aéroports surgit peu après de façon automatique alors qu'à Hong Kong le mouvement contre la nouvelle loi d'extradition en Chine montrait tout son pouvoir de convocation. Dans la ville autonome chinoise, les citoyens manifestaient massivement, mais ils allaient aussi plus loin et tentaient de paralyser des infrastructures-clés comme l'aéroport. Faire quelque chose de ce genre en Catalogne, et le faire à partir d'une pratique non-violente, était très tentant, mais demandait une énorme organisation et un grand pouvoir de convocation.

« Un réseau comme celui-ci ne s'invente pas, il existait déjà », explique une source du Tsunami dans une conversation avec eldiario.es à travers l'application de messagerie Signal, qui est considérée comme une des plus sûres. Selon cette source, une partie des participants actuels, qui se comptent par « centaines », étaient déjà là lors de la préparation du référendum du 1-O. D'autres se sont joints à eux pendant ces derniers mois, et d'autres collaborent simplement pour des actions ponctuelles. « Il n'y a pas de cerveau pensant, il y a beaucoup de cerveaux », souligne ce porte-parole.

Présentation devant les partis et organisations

« On disait qu'il y aurait un pré-échauffement, puis une grande démonstration de force et, à partir de là, une mobilisation soutenue par étapes », explique quelqu'un qui, étant en rapport avec des associations indépendantistes, a connu le plan du Tsunami peu avant la présentation publique de la campagne, le 2 septembre dernier. « C'est ce qu'il nous fallait. Notre pays ne peut pas rester en attente d'un leadership politique qui actuellement n'existe pas », indique-t-il.

Une fois mise en forme la marque Tsunami, et lorsqu'ils estimèrent que le réseau pour la réalisation des actions était suffisamment réactivé, ils voulurent présenter leur idée à l'ensemble des partis et associations souverainistes. C'était un pas important, car certaines des actions projetées exigeaient d'activer un grand nombre de personnes, ce qui, au début, n'est possible que si on peut compter sur la visibilité et le soutien des leaders et des stars médiatiques de l'indépendantisme.

« Le problème, c'est que, contrairement à ce qui se passait en octobre 2017, aujourd'hui, il n'y a rien qui ressemble à un organe de coordination ou une direction tactique unitaire, comme le fut ce qu'on appelait à l'époque « l'état-major ». Aussi durent-ils s'expliquer surtout dans des réunions bilatérales, formation par formation, et association par association », explique le dirigeant d'un parti à qui on avait parlé du projet au mois d'août.

Mais il n'y eut pas que des réunions bilatérales. Lors d'une des réunions du Président Quim Torra et de Carles Puigdemont avec des dirigeants d'autres partis indépendantistes et des responsables d'associations, le nom du Tsunami apparut pour la première fois dans la bouche de certains des participants à cette rencontre.

Comme on l'exposa lors de cette table-ronde, le groupe prévoyait d'effectuer une chaîne d'actions toujours dans le cadre de la non-violence, mais allant au-delà des « naïves » manifestations qui avaient eu la préférence des indépendantistes depuis 2012. Ils pensaient, par exemple, qu'il fallait montrer du doigt des entreprises qui avaient joué un rôle contre l'indépendance, ou boycotter des points stratégiques pour l'économie ou les communications. Ils n'indiquèrent pas alors précisément les actions auxquelles ils pensaient, mais avertissaient déjà que certaines d'entre elles pourraient ne pas plaire aux partis et associations.

« Les partis s'accrochèrent aux wagons parce qu'il n'existait rien d'autre, que c'était les seuls qui avaient un projet de réponse aux verdicts. C'est là la triste réalité », reconnaît un membre d'une formation indépendantiste. Les associations majoritaires finirent par apporter leur soutien à cette idée, sans en connaître tous les détails. Le 2 septembre, lorsqu'apparut une page web avec une simple vidéo diffusée grâce à un compte Twitter, elle obtint tout de suite un tweet de réponse de Quim Torra, Oriol Junqueras, Carles Puigdemont, Jordi Cuixart, Jordi Sanchez, et de dirigeants de la CUP (2).

 pbs.twimg.com

Mais bien que préalablement avertis, certains secteurs de l'indépendantisme ne virent pas avec plaisir une des premières actions du Tsunami, qui consista en une occupation d'une succursale de La Caixa (3). Un peu plus d'une vingtaine de personnes y firent irruption, portant des masques, et montrant des affiches disant : « Cette entreprise finance la répression ».

Les réactions furent alors diverses. Les secteurs indépendantistes modérés et les plus proches des milieux économiques accueillirent cette action avec réprobation. Une autre partie des indépendantistes, la plus exaltée, tourna en ridicule cette protestation, selon eux trop molle et inefficace. Mais l'immense majorité de l'opinion publique l'ignora simplement et n'y pensa plus, estimant que le Tsunami était un groupe d'activistes volontaristes, sans aucun pouvoir d'influence politique réelle.

Bloquer El Prat de la même façon qu'on avait introduit les urnes du 1-O

La philosophie qui est derrière le mode d'organisation du Tsunami est en rapport avec la technologie blockchain. Pour l'expliquer simplement, disons que les actions sont préparées comme s'il s'agissait d'un grand puzzle. Les participants se partagent les pièces, une pour chacun, sans que personne sache quelle pièce détient le voisin, ni même qui détient l'une des pièces, combien il y a de pièces ou en quoi consiste chacune d'elles. Ces pièces ne prennent sens qu'une fois réunies et l'action connue.

Ce mode d'organisation est le même que celui qui permit, entre septembre et octobre 2017, de faire passer par la frontière et de conserver 8 000 urnes sans que les forces de police ni les services secrets puissent les découvrir. Cela fut possible grâce à un méticuleux partage des rôles, à des chaînes de confiance et à une scrupuleuse dispersion de l'information.

L'objectif de cette structure est de former un réseau dans lequel tous ses nœuds sont connectés, mais où la chute d'un élément n'entraîne pas la chute de tout le système. On ne pensait pas seulement à un démantèlement d'origine policière, on voulait aussi permettre à certains de se désactiver pour quelque temps. De fait, c'est là une autre caractéristique du groupe : son haut degré de remplacement. Les rôles changent, et le groupe qui avait commencé à développer une idée est rarement celui qui la mène à terme. Comme c'était le cas pour les urnes du 1-O, la majorité des collaborateurs demandaient seulement à faire quelque chose de concret pendant quelques heures, comme porter un paquet d'un endroit à un autre, puis on oublie tout.

Toutefois, bloquer un aéroport et tenter de provoquer d'importantes rétentions dans les accès à un autre, comme c'était l'objectif initial du Tsunami, demande beaucoup plus de milliers de personnes que transporter et cacher des urnes. Il était impossible de garder secrète cette idée, il était donc obligatoire de ne la lancer qu'au moment où elle devait se réaliser. Aussi l'objectif initial de la campagne était que les gens se connectent à son canal de l'application de messagerie Telegram. Avant le lundi de l'action, ils étaient arrivés à faire s'abonner au canal 150 000 personnes (mardi après-midi, elles étaient déjà 250 000). C'est sur ce canal que devaient être dévoilées, au moment opportun, les instructions pour l'action-surprise.

Une partie seulement des membres du Tsunami savaient que l'aéroport d'El Prat était le lieu de rassemblement choisi, où devaient se diriger les manifestants qui, lundi en milieu d'après-midi, attendaient que leur Telegram sonne. Un plus petit nombre encore savaient que, parallèlement, des colonnes de voitures partaient de divers lieux de Catalogne en direction de l'aéroport de Barajas [près de Madrid], avec pour objectif le blocage de la circulation dans les environs - ce qu'ils ne réussirent finalement pas à faire. A El Prat, en revanche, tous les accès restèrent fermés pendant des heures et il fallut annuler plus d'une centaine de vols.

En plus d'améliorer la flexibilité et l'horizontalité, ces mesures visent surtout l'auto-protection. Le mardi, quelques heures seulement après la fin du blocage de l'aéroport d'El Prat, le Ministre de l'Intérieur, Fernando Grande-Marlaska, a confirmé qu'on enquêtait sur les promoteurs de l'action. « Bien sûr, il y a des enquêtes, nous avons des services de renseignement efficaces, et nous finirons par savoir qui est derrière ces initiatives du Tsunami Democràtic », a-t-il assuré.

Du côté du Tsunami, on considère comme « grave » et « inapproprié » que les services de renseignement « se livrent à des enquêtes sur des gens parce qu'ils se mobilisent ». « Heureusement que nous sommes dans un État qui donne toutes garanties... », ironisent-ils. Selon eux, ce genre de réponse démontre la fragilité de l'État et la peur provoquée par un mouvement comme celui qu'ils proposent.

Un serveur dans les Caraïbes et une app anti-infiltrés

Après ce qu'il considère comme un plein succès, le Tsunami assure qu'il annoncera bientôt de nouvelles actions. « Ce sera bientôt », affirme-t-on mystérieusement depuis l'organisation, et ils se refusent à révéler si les prochaines protestations seront similaires à l'occupation de l'aéroport. « Le problème, c'est qu'il semble que, dans ce pays, nous ayons épuisé notre créativité, et nous ne sortons pas de la routine habituelle. Le Tsunami propose de changer de paradigme », concluent-ils.

Pour le moment, ils ont, depuis le 23 juillet dernier, un site ouèbe hébergé par un serveur à Saint-Christophe-et-Niévès, un micro-État caribéen considéré comme un paradis fiscal dans le secteur économique, et quelque chose du même genre dans le monde d'Internet, car il permet de cacher l'identité du possesseur du compte. Toutefois, cette page n'a pas été très active, et, tout comme le compte Twitter, elle a joué un rôle secondaire dans une communication totalement centrée sur Telegram. Ils ont maintenant l'intention de faire un pas de plus et ils ont lancé leur propre application, qu'on ne trouve pas dans les boutiques d'applications habituelles, et qu'on ne peut activer qu'en scannant un code QR.

« Les QR vont arriver, ne soyez pas impatients », répond-on depuis Tsunami, ravis de la curiosité qu'ils suscitent. D'après leurs explications, l'idée, c'est qu'on se fasse passer les codes entre amis et proches, ce qui éviterait les « trolls et infiltrés » grâce à ce réseau de confiance. L'application, qui est déjà fonctionnelle pour certains usagers, signalera, disent-ils, les diverses actions qui se dérouleront, en fonction de la position géographique de l'usager, et servira à se coordonner en groupes souples. Une espèce de Pokémon Go des manifestations.

Deux policiers dans le terminal de l'aéroport d'El Prat au milieu d'un nuage de fumée. Photo Sonia Calvo

Mais, malgré l'apparente banalité du jeu qu'ils mettent en place, les gens du Tsunami n'oublient pas qu'ils ont un objectif politique : « Auto-détermination de la Catalogne et libération des prisonniers politiques ». Aussi, dans la nuit de lundi, pendant que des milliers de personnes encerclaient El Prat et subissaient les charges sévères aussi bien des Mossos [la police catalane] que de la Police Nationale, qui firent une centaine de blessés, et entraînèrent, pour un des manifestants, la perte d'un œil, l'organisation a lancé une vidéo avec un message lu par Pep Guardiola : « Nous demandons à la société civile internationale de faire pression sur ses gouvernements pour qu'ils interviennent dans ce conflit dans le but de trouver une solution politique », déclarait l'entraîneur [voir vidéo  ici].

« Comme ç'avait déjà été le cas pour le 1-O, il semble qu'il y a une architecture informatique bien pensée pour décentraliser et rendre anonyme la diffusion de l'information, et pour déléguer des pouvoirs à des gens qui se coordonnent à travers des canaux sociaux insensibles à la fermeture d'un domaine, par exemple », observait l'ingénieur Jaime Gomez Obregon, sur un fil de Twitter où il a analysé l'application.

Comme le devinait Gomez Obregon, la plate-forme d'activistes indépendantistes confirme que c'est là l'objectif de son appli. « Nous voulons générer de la confiance, et que les gens ressentent la même auto-estime que lors du 1-O. Nous voulons que les gens rentrent chez eux en se disant : nous avons gagné, tout est possible », assurent-ils. « Si l'État n'a pas compris que l'associationnisme et la détermination des Catalans à défendre leurs droits est inépuisable, il n'a pas encore compris les règles du jeu », insistent-ils.

NdlT

(1) Jordi Cuixart : Président d'Omnium Cultural, une des principales associations indépendantistes catalanes. Il fait partie des prisonniers politiques catalans et a été condamné à 9 ans de prison pour « sédition ».

(2) CUP : Candidature d'Unité Populaire, représente dans l'indépendantisme une gauche radicale.

(3) La Caixa : caisse d'épargne et principale banque catalane ; elle jouait traditionnellement un rôle de premier plan dans la vie culturelle catalane ; mais lors du référendum de 2017, elle s'est désolidarisée du mouvement indépendantiste et a transféré son siège de Barcelone à Valence.

Courtesy of  Eldiario.es
Source:  eldiario.es
Publication date of original article: 15/10/2019

 tlaxcala-int.org

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