Par Peter Schwarz
29 octobre 2019
À la suite du retrait des troupes américaines du nord de la Syrie, les médias allemands sont tombés victimes d'une véritable fièvre de guerre. La proposition de la ministre de la défense nationale Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK) d'envoyer des dizaines de milliers de soldats dans la région pour établir une zone de sécurité s'est accompagnée de tribunes libres débordant d'enthousiasme militariste.
Il est remarquable que les journalistes fassent peu d'efforts pour dissimuler leurs cris de bataille sous couvert des expressions habituelles de «paix», «droits de l'homme» et «démocratie». Au lieu de cela, ils déclarent ouvertement que l'enjeu actuel est la défense des intérêts de l'Allemagne en tant que grande puissance, lesquels, croient-ils, ne sont pas défendus par leur ancien partenaire, les États-Unis.
La simple possibilité que les terribles guerres dans la région pourraient être terminées dans des conditions qui affaiblissent les puissances occidentales et leurs alliés régionaux, y compris les dictateurs sanglants al-Sissi en Égypte et le prince héritier Mohammed bin-Salman en Arabie Saoudite, a mis les chroniqueurs des médias hors d'eux. Ils sont inconditionnellement engagés à poursuivre les interventions militaires sanglantes visant à empêcher l'expansion de l'influence russe et chinoise, bien que ces guerres au cours des trois dernières décennies aient transformé la région en un enfer pour ses populations.
Dans une tribune libre pour la Süddeutsche Zeitung, Paul-Anton Krüger s'est plaint qu'au Moyen-Orient, «tout le monde comprend maintenant à quel point les États-Unis sont peu fiables sous Trump». Aux côtés de la Russie, la Chine comble le vide, a-t-il poursuivi. «En revanche, les Européens, pour qui le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord font partie de leur voisinage immédiat, se tiennent à l'écart comme un chevalier sans son armure: incapables d'agir, à court d'idées et impuissants.»
La ministre de la défense, Kramp-Karrenbauer, avait l'intention de «contrecarrer cela avec sa proposition de créer une zone de sécurité dans le nord de la Syrie». Mais cela a «été un échec cuisant». Cependant, elle a révélé «l'état misérable de la politique étrangère et de sécurité allemande et européenne, malgré tous les grands discours sur l'autonomie stratégique. Personne ne devrait être étonné que l'Europe et l'Allemagne, dans une région qui revêt une importance capitale pour elles, ne soient plus prises au sérieux», a conclu Krüger.
Mark Schieritz pour Die Zeit était encore plus franc. «Il faut interpréter la militarisation de l'Europe comme un projet progressiste», a-t-il déclaré. «La trahison des Kurdes par Donald Trump» menace «l'ordre mondial et notre sécurité» et marque «le début d'une nouvelle ère».
«Le pouvoir ne tolère pas le vide», a écrit Schieritz. «Partout où les Américains se replient, d'autres puissances étendront leur influence... Cela signifie pour les Européens: ils doivent devenir un acteur indépendant de la politique de la puissance.» La détermination manifestée dans le domaine de la politique économique est également requise dans la politique de défense, a-t-il ajouté. «L'Europe devrait soit crée une armée commune, soit au moins renforcer ses armées nationales et mettre en place une dissuasion nucléaire crédible. Cela est inévitable dans un monde où les anciennes alliances se délitent.»
Pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Kramp-Karrenbauer a fait valoir ses qualifications pour accéder au poste de la prochaine chancelière allemande par le biais de sa proposition. «Elle a du courage», a écrit Berthold Kohler, rédacteur en chef de la FAZ, faisant l'éloge de la ministre de la défense. La proposition «pourrait constituer la percée dont elle a un besoin urgent sur le front politique national si elle veut conserver sa chance de succéder à Merkel.»
Le plan de Kramp-Karrenbauer, selon Kohler, correspond «à l'exigence selon laquelle l'Allemagne devrait assumer davantage de responsabilités dans les affaires mondiales.» «Seuls ceux qui pensent que l'Allemagne doit faire l'autruche et se tenir à l'écart de tous les conflits» pourraient condamner la proposition de principe. «Mais ce serait un déni de réalité... Où l'Allemagne devrait-elle assumer la plus grande responsabilité en matière de sécurité et de paix réclamée partout si ce n'est dans une région aux portes de l'Europe que Washington a maintenant entièrement cédée à Moscou et à Téhéran...»
Torsten Krauel, rédacteur en chef de Die Welt, estime également que Kramp-Karrenbauer est une candidate convenable pour être chancelière, car elle est prête à envoyer des dizaines de milliers de soldats à la guerre et à leur mort. «Que la proposition d'AKK soit réalisée ou reste lettre morte dans le brouhaha de la politique internationale est d'importance secondaire à cet égard», a-t-il déclaré. «L'important est que Kramp-Karrenbauer ait prouvé, à l'instar de Merkel, qu'elle possède des gènes alpha femelles.»
Christiane Hoffmann, qui après 19 ans à la FAZ est passée à Der Spiegel en 2013, a eu du mal à contenir son enthousiasme face au «courage» de Kramp-Karrenbauer. «Sa proposition de créer une zone de sécurité dans le nord de la Syrie n'est rien de moins qu'une sensation de politique étrangère, un tournant dans la politique de sécurité de l'Allemagne, une rupture avec la "culture de la retenue militaire" allemande qui, malgré tous les appels en faveur de la prise de plus de responsabilité politique dans le monde, continuait de définir sa politique», a-t-elle déclaré débordante d'enthousiasme à Spiegel Online.
La ministre allemande de la défense a «proposé que l'Europe s'engage militairement dans son voisinage, ce qui est malheureusement le plus dangereux du monde», a écrit Hoffmann. «Et elle a raison. L'Europe doit s'engager davantage en Syrie après le retrait des États-Unis. Il est dans son intérêt de jouer un rôle dans la détermination de l'avenir de la région, dont la stabilité est si importante pour la sécurité de l'Europe.»
Selon la conclusion de Hoffmann, «la proposition de Kramp-Karrenbauer pourrait constituer un premier pas vers la fin de la politique étrangère retenue et passive de ces dernières années, qui attendait que des catastrophes se développent avant de réagir par des mesures d'urgence». La politique étrangère allemande a «manqué de courage ces dernières années. L'Allemagne est trop riche, trop grande et, oui, trop puissante pour continuer à se soustraire à ses responsabilités. Et la région en crise au sud de l'Europe est trop dangereuse pour la laisser en permanence s'en tirer toute seule ou aux soins des Poutins et des Erdogans de ce monde.»
Hoffmann a emprunté quasiment les phrases finales de son article mot à mot au discours dans lequel le ministre des affaires étrangères de l'époque et actuel président allemand Frank-Walter Steinmeier avait annoncé la «fin de la contrainte militaire» à la Conférence de Munich sur la sécurité il y a cinq ans et demi. Depuis lors, le World Socialist Web Site a plusieurs fois averti que la classe dirigeante allemande était en train de revenir à ses traditions militariste et fasciste. L'engouement pour le plan de Kramp-Karrenbauer, qui est partagé non seulement par les journaux de droite et conservateurs, mais également par des publications plus libérales et ceux alignées sur SPD, le confirme.
L'adhésion quasi unanime au militarisme de l'élite dirigeante, à laquelle s'oppose la grande majorité de la population, rappelle la période antérieure à la Première Guerre mondiale. Dans son ouvrage classique intitulé «La grande puissance nerveuse», Volker Ulrich a décrit comment le nationalisme allemand, initialement vêtu d'un costume libéral et émancipateur et visant à modifier l'ordre existant, s'est transformé avec la constitution du Reich en 1871 en un «processus illibéral», une idéologie d'intégration conforme à l'État », qui «a déclaré que la nation et le Reich n'étaient qu'une seule et même chose.»
À cette époque, des organisations furent fondées pour mener campagne en faveur du colonialisme, de la construction de flottes de cuirassés et d'une politique étrangère impérialiste. L'association la plus agressive fut l'Association nationale allemande, qui a recruté parmi les «notables de la classe moyenne éduquée: chefs d'établissement, professeurs, journalistes, travailleurs indépendants et responsables de l'État». Parmi ses personnalités figurait Alfred Hugenberg, président de Krupp, qui plus tard, en tant que dirigeant du Parti populaire national allemand et qu'un nabab des médias devait jouer un rôle majeur dans l'accession au pouvoir d'Hitler.
Un développement similaire a lieu aujourd'hui. L'enthousiasme suscité par la proposition de Kramp-Karrenbauer dans les médias montre que l'opposition au retour du militarisme ne peut venir que d'en bas, à travers la mobilisation de la classe ouvrière pour un programme socialiste et anticapitaliste.
(Article paru en anglais le 28 octobre 2019)