05/11/2019 mondialisation.ca  9 min #163934

Liban : importantes manifestations après l'annonce d'une taxe visant les applications de messagerie

Au Liban, l'éveil d'un peuple et la naissance d'une nation

Le 17 octobre 2019 restera certainement une date à retenir dans l'histoire du Liban. Quelle que soit l'issue de cette révolte populaire, le pays n'en sortira que transformé. Beaucoup de questions se posent quant à l'origine, la nature et l'avenir de ce mouvement. Il ne s'agit pas ici de répondre en détail à toutes ces interrogations, mais plutôt, d'esquisser une analyse d'un mouvement de protestation qui pourrait mener à la naissance d'une nation.

Du mandat à la révolution

La République libanaise est née officiellement en 1926 alors que le pays est toujours sous mandat français. Cette première république s'est construite sur la base du partage confessionnel du pouvoir entre les différentes communautés du pays en faveur des chrétiens, en particulier de la communauté maronite. Le confessionnalisme politique est par la suite renforcé par la signature du Pacte national en 1943 à la veille de l'indépendance du pays. Ainsi, un système clientéliste et corrompu est né. Il mènera le pays vers plusieurs guerres, dont la guerre civile de 1975 à 1990. Celle-ci se termine avec la signature de l'accord de Taëf en 1989 et la naissance de la deuxième République libanaise.

Alors que cette seconde république devait, selon les textes,(1) se dégager petit à petit du confessionnalisme, elle l'a renforcé. C'est lors de cette phase allant de la fin de la guerre civile à nos jours que la corruption et le clientélisme, intimement liés au confessionnalisme, ont pris des proportions inégalées. Ainsi, si la confiance semble désormais rompue entre le peuple et le pouvoir, il est important de noter que c'est la gestion catastrophique du pays lors des trente dernières années qui est à l'origine du mouvement de protestation actuel. Les crises soulignant la mauvaise gestion publique se sont succédé : crise de l'électricité, crise des déchets, crise écologique, crise économique et mauvaise gestion de la crise des réfugiés syriens. De plus, il y a une profonde remise en question de l'état civil régi par le confessionnalisme, notamment de toutes les lois qui discriminent la femme libanaise.

Deux crises conjoncturelles ont précédé cette révolte : la gestion déplorable des feux de forêt qui ont ravagé le Liban à la mi-octobre et la détérioration de la livre libanaise face au dollar américain. Alors que le pays fait face à d'importants feux de forêt qui se sont déclarés à partir du 14 octobre, le scandale des hélicoptères éclate. Trois hélicoptères acquis par le gouvernement en 2009 pour lutter contre les feux de forêt n'ont pu être utilisés, faute de maintenance de la part du ministère de l'Intérieur, accentuant davantage la colère d'un peuple qui voit son pays dévasté sous ses yeux alors qu'il perd jour après jour le peu de pouvoir d'achat qu'il lui reste. En effet, depuis septembre, le Liban fait face à une pénurie de dollars américains alors que la livre libanaise est indexée sur la devise américaine depuis des décennies. Alors que le taux de change officiel reste inchangé à 1507,5 livres libanaises pour 1 dollar, sur le marché noir, le dollar se vend à plus ou moins 1700 livres. L'écart entre les deux devises continue à se creuser, sans que le gouvernement prenne de réelles mesures pour lutter contre cette situation.

La remise en cause du confessionnalisme politique

D'abord, il faut situer cette révolution en marche dans un contexte mondial et régional de contestations des inégalités socio-économiques et politiques. Plusieurs pays d'Amérique latine (2) ont connu dernièrement des mouvements de protestation très violents dirigés contre des gouvernements corrompus et antipopulaires. Depuis plusieurs mois, des soulèvements se déroulent également en Irak, en Algérie et au Soudan dans une indifférence quasi générale des médias. L'éveil est donc global et la cible a un nom : l'élite oligarchique.

Au Liban, cette élite est à la fois détentrice du pouvoir économique et politique. Elle se maintient au pouvoir par l'entremise de partis politiques confessionnels qui ont mis le pays en coupes réglées.(3) L'État libanais ne représente qu'une vache à lait visant à enrichir par tous les moyens possibles et imaginables cette ploutocratie. C'est dans ce cadre et alors que les feux ravagent le pays et que le pouvoir d'achat se détériore que le gouvernement libanais a décidé le 15 octobre d'appliquer une taxe sur les communications via l'application WhatsApp. Cette énième tentative de soutirer de l'argent à un peuple qui lutte plus que jamais pour sa survie quotidienne représente l'étincelle qui a déclenché les événements qui se sont déroulés depuis le 17 octobre.

Si par le passé le Liban a connu plusieurs épisodes de contestations sociales, cette fois-ci, un stade a été dépassé. Il ne s'agit plus de revendications conjoncturelles, mais bien d'une remise en cause de tout un système qui génère la corruption et le clientélisme. Plus précisément, c'est la structure du système qui est rejetée à savoir, le confessionnalisme politique. Cette prise de conscience représente la plus importante avancée de ce mouvement et la plus grande crainte du régime et de ses alliés. C'est à travers le rejet de ce système que se structure actuellement la solidarité entre les différentes régions mobilisées avec un seul objectif en tête, la fin du régime confessionnel.

Un régime aux abois

Pour les forces du régime, appellation désormais en vogue dans les milieux insurgés rappelant l'unicité de cette élite au pouvoir et transcendant ainsi les divisions confessionnelles, l'incompréhension est totale. La réponse du pouvoir ne s'est pas fait attendre. À peine quatre jours après le début du mouvement, le gouvernement annonce la mise en place d'une série de mesures visant à limiter le mécontentement. Celles-ci vont bien au-delà de l'annulation de la taxe sur l'application WhatsApp sans remettre en question la légitimité du gouvernement.

Face au refus des manifestants de cette série de réformes, toute la classe politique libanaise a tenté, dans un premier temps, d'assurer la mort du mouvement grâce à un retour des divisions confessionnelles au sein de la société. Toutefois, la rue n'est pas tombée dans le piège confessionnel. Face aux hommes de main des partis politiques, les places fortes ont tenu bon, et ce, grâce à la solidarité de tout un pays. À chaque fois qu'un rassemblement est visé par les milices, la police ou l'armée, les manifestants présents dans d'autres régions du pays envoient des messages de solidarité à travers les réseaux sociaux, fédérant davantage le pays tout entier autour du même objectif, à savoir la chute du régime confessionnel. Ce sentiment de solidarité qui se transforme petit à petit en un sentiment patriotique effraie le pouvoir, car, au bout du chemin, il y a inévitablement une déconfessionnalisation du pays.

Ces derniers jours, il y a eu une évolution dans le discours des hommes politiques. Face à l'intransigeance du peuple, différents partis confessionnels ont commencé un rétropédalage et désormais, c'est la course à celui qui accorde le plus de garanties aux révolutionnaires. Non seulement la démission du gouvernement est intervenue sous la pression populaire le 29 octobre, mais il a été question pour la première fois dans un discours présidentiel du passage du régime confessionnel à un État civil moderne. En outre, les discours (4) du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, depuis le 17 octobre marquent également cette évolution. Alors que dans les deux premiers discours il a rejeté les principales revendications du mouvement, à savoir la chute du gouvernement et l'organisation des élections législatives anticipées, dans sa dernière intervention, il insiste sur le fait que le nouveau gouvernement devrait prendre en considération toutes les revendications des manifestants.

L'unité du pays au bout du chemin

Alors que depuis des décennies les mouvements séparatistes prolifèrent dans de nombreux pays, au Liban, c'est l'inverse. En effet, le peuple s'est soulevé pour exiger l'unité d'un pays divisé sur des bases confessionnelles. Cette unité s'est construite sur le rejet d'un régime qui attise les divisions, et ce, pour mieux contrôler le peuple. Mais d'où vient la force de ce mouvement qui a fait chuter un gouvernement d'union nationale au sein duquel tous les partis confessionnels les plus importants sont représentés ?

Premièrement, le Liban vit une des plus graves crises économiques de son histoire. Alors que par le passé, l'oligarchie a toujours réussi à s'en sortir grâce au clientélisme, cette fois-ci, la crise touche tous les partis confessionnels alors que l'État est au bord de la banqueroute. Ces derniers n'ont plus d'argent à distribuer et ne peuvent plus faire appel en masse à leurs hommes de main pour réprimer le mouvement ou attiser la discorde confessionnelle. Au contraire, même à l'intérieur de ces partis, le mécontentement est grand. Ainsi, de nombreux militants de ces partis sont descendus grossir les rangs des manifestants. Le système est donc en train de se déliter de l'intérieur.

Deuxièmement, la force du mouvement est à rechercher à l'intérieur de ses différentes composantes.(5) Il est primordial de noter à présent que la jeunesse née après la guerre civile est massivement présente dans les rues. Cette génération courageuse et déterminée qui ne craint pas les balles et les coups des militaires, des policiers et des milices confessionnelles est le cœur battant de cette révolution. Moins perméable que les générations précédentes au chantage à la guerre confessionnelle, elle mène son combat quotidiennement dans les rues et sur les réseaux sociaux. Dans son dernier discours, le président Michel Aoun s'est adressé directement à cette jeunesse à plusieurs reprises tout en soulignant qu'elle est désormais une actrice clé de la contestation en cours et plus généralement de la société libanaise.

Après la chute du gouvernement, il s'agit désormais de constituer un gouvernement provisoire dit de salut public, excluant toutes les anciennes forces politiques liées au régime confessionnel. D'après les revendications populaires, ce gouvernement doit avoir trois principales tâches : la stabilisation de la situation économique, la lutte anticorruption et l'organisation d'élections anticipées selon une loi électorale non confessionnelle. De l'évolution du rapport de forces, actuellement en faveur de la rue, dépendra la mise en application stricte de ces demandes.

Jad Kabbanji

Notes :

1. un.int

2.Équateur, Chili et Haïti.

3.Entre autres, et pour ne nommer que les plus importants : Amal et Hezbollah (chiites), Force libanaise et Courant patriotique libre (chrétiens maronites), Courant du futur (sunnites), Parti socialiste progressiste (druzes).

4.19 et 25 octobre et 1er novembre.

5.La présentation des acteurs de la révolution doit être le sujet d'un autre article.

La source originale de cet article est Mondialisation.ca
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