07/11/2019 entelekheia.fr  11min #164001

La 'guerre' pour l'avenir du Moyen-Orient

Par Alastair Crooke
Paru sur  Strategic Culture Foundation et  Information Clearing House sous le titre The War for the Future of Middle East

Oh, oh, nous y revoilà ! En 1967, c'était alors la « menace » des armées arabes permanentes (et la guerre des six jours qui a suivi contre l'Égypte et la Syrie) ; en 1980, c'était l'Iran (et la guerre irakienne qui a suivi contre l'Iran) ; en 1996, c'est David Wurmser avec son document intitulé Coping with Crumbling States (découlaant du document stratégique tristement célèbre Clean Break) qui, à l'époque, ciblait les États nationalistes laïques arabes, dénoncés à la fois comme « reliques de la 'mauvaise' URSS » et comme hostiles par nature à Israël de surcroît ; dans les guerres de 2003 et 2006, c'était d'abord Saddam Hussein, puis le Hezbollah, qui menaçaient la sécurité des 'avant-postes' de la civilisation au Moyen Orient.

Et nous y revoilà une fois de plus, Israël ne peut pas 'vivre' en sécurité dans une région où se trouve un Hezbollah militant.

Sans surprise, l'ambassadeur de Russie à Beyrouth, Alexandre Zasypkin, a rapidement reconnu ce schéma bien trop familier :  S'adressant à al-Akhbar le 9 octobre à Beyrouth (plus d'une semaine avant les manifestations à Beyrouth), l'ambassadeur a écarté toute perspective d'apaisement des tensions régionales ; mais il a identifié la crise économique qui se développe depuis des années au Liban comme le « point d'ancrage » sur lequel les États-Unis et leurs alliés pourraient s'appuyer pour semer le chaos au Liban (et dans l'Irak, avec ses calamités économiques parallèles), pour frapper le Hezbollah et les Hachd al-Chaabi - les ennemis d'Israël et des États-Unis dans cette région.

Pourquoi maintenant ? Parce que ce qui est arrivé à Aramco le 14 septembre dernier a choqué à la fois  Israël et les  USA : l'ancien commandant de l'armée de l'air israélienne  a écrit récemment : « Les événements récents obligent Israël à recalculer sa voie, alors qu'il navigue à partir des événements. Les capacités technologiques de l'Iran et de ses différents mandataires ont atteint un niveau tel qu'ils peuvent désormais modifier l'équilibre du pouvoir dans le monde entier ». Non seulement ni l'un ni l'autre État n'a pas pu comprendre le modus operandi des frappes (même aujourd'hui) ; mais pire encore, ni l'un ni l'autre n'avait de réponse à l'exploit technologique clairement représenté par ces frappes. En fait, l'absence de « réponse » viable a incité un éminent analyste occidental de la défense à suggérer que l'Arabie Saoudite  achète des missiles russes Pantsir plutôt que des défenses aériennes américaines.

Et pire encore. Pour Israël, le choc d'Aramco est arrivé précisément au moment où les États-Unis ont  commencé à retirer de la région leur « couverture de sécurité » - laissant Israël (et les pays du Golfe) seuls - et vulnérables à la technologie dont ils n'auraient jamais pensé que leurs adversaires les posséderaient un jour. Les Israéliens - et en particulier leur Premier ministre - bien que toujours conscients de cette possibilité hypothétique, n'ont jamais cru que le retrait se produirait réellement, et  surtout pas pendant le mandat de l'Administration Trump.

Cela a laissé Israël complètement assommé, et perdu. Cela a renversé sa stratégie, avec l'ancien commandant de l'armée de l'air israélienne (mentionné plus haut) se  posant des questions sur les options d'Israël - aller de l'avant - et se demandant même si Israël a besoin, maintenant, d'ouvrir un dialogue vers l'Iran. Cette dernière option, bien sûr, serait culturellement désagréable pour la plupart des Israéliens. Ils préféreraient un « changement de paradigme » israélien audacieux, hors du commun (comme cela s'est produit en 1967) à tout contact avec l'Iran. C'est là que réside le véritable danger.

Il est peu probable que les efforts pour attiser des manifestations au Liban et en Irak soient en quelque sorte une réponse directe à ce qui précède ; il est plus probable qu'ils soient liés à d'anciens plans (y compris le document de stratégie destiné à contrer l'Iran présenté par MbS à la Maison Blanche, et récemment fuité) et aux réunions stratégiques régulières tenues entre le Mossad et le Conseil national de sécurité américain, sous la présidence de John Bolton.

Quelle que soit la parenté spécifique de ces manifestations, le « jeu » est bien connu : susciter une dissidence populaire « démocratique » (fondée sur de véritables griefs), des messages et une campagne de presse qui polarise la population, et qui canalise leur colère vers des ennemis spécifiques (dans ce cas, le Hezbollah, le Président Aoun et le ministre Gebran Bassil (dont les sympathies envers le Hezbollah et le Président Assad font une cible de choix, surtout comme héritier putatif des leaders de la majorité chrétiennes). L'objectif - comme toujours - est de créer un clivage entre le Hezbollah et l'armée, et entre le Hezbollah et le peuple libanais.

Tout a commencé lorsque, lors de sa rencontre avec le président Aoun en mars 2019, le secrétaire d'État américain Mike Pompeo avait, semble-t-il, présenté un ultimatum : contenir le Hezbollah ou s'attendre à des conséquences sans précédent, notamment des sanctions et la perte de l'aide américaine. Selon des informations non vérifiées, Pompéo aurait par la suite amené le Premier ministre Hariri, un allié, à être complice des troubles prévus lorsque Hariri et son épouse ont invité le Secrétaire Pompeo et son épouse à un banquet dans le ranch de Hariri, près de Washington, à la fin de la visite du Premier ministre libanais aux États-Unis, en août dernier.

Au début des manifestations libanaises, les rapports faisant état d'une « salle d'opérations », à Beyrouth, qui gérait et analysait les manifestations et d'un financement à grande échelle par les États du Golfe ont proliféré ; mais pour des raisons qui ne sont pas claires, les manifestations se sont calmées. L'armée qui, à l'origine, se tenait curieusement à l'écart, s'est finalement mise à nettoyer les rues et à ramener un semblant de normalité - et les prévisions étrangement alarmistes du gouverneur de la Banque centrale concernant un effondrement financier imminent ont été contrées par d'autres experts financiers, qui présentaient une image moins effrayante.

Il semble que ni au Liban, ni en Irak, les objectifs américains ne seront finalement atteints (c'est-à-dire l'émasculation prévue du Hezbollah et des Hachd al-Chaabi). En Irak, ce résultat pourrait toutefois être moins certain, et les risques potentiels que les États-Unis courent en fomentant le chaos seraient bien plus grands, si l'Irak sombrait dans l'anarchie. La perte des 5 millions de barils/jour de brut de l'Irak créerait un vide sur le marché du brut - et en ces temps de fébrilité économique, cela pourrait être suffisant pour plonger l'économie mondiale dans une récession.

Mais ce serait de la 'petite bière' par rapport au risque que les États-Unis courent en défiant 'les Parques' avec une guerre régionale qui atteindrait Israël.

Mais existe-t-il un message plus large qui relie ces protestations au Moyen-Orient à celles qui éclatent en Amérique latine ? Un analyste a  inventé un terme pour désigner cette époque, l'Âge de la colère, qui dégorge des « geysers en série » de mécontentement à travers la planète, de l'Équateur au Chili en passant par l'Égypte. Selon lui, le néolibéralisme est partout - littéralement - en feu.

Comme nous l'avions déjà noté auparavant, les États-Unis ont cherché à tirer parti des conséquences uniques des deux guerres mondiales, et du fardeau de la dette, pour s'octroyer une hégémonie du dollar, ainsi que la capacité vraiment exceptionnelle d'émettre du crédit à travers le monde sans frais pour les États-Unis (les États-Unis impriment du crédit en monnaie « fiat »). Les institutions financières américaines pouvaient faire crédit en 'fiat' partout dans le monde, pratiquement sans frais, et vivre des rentes que ces investissements leur rapportaient. Mais en fin de compte, cela a eu un prix : La limitation - d'être le rentier mondial - est devenue évidente à travers les disparités de richesse, et à travers l'appauvrissement progressif des classes moyennes américaines que les délocalisations concomitantes ont provoqué. Les emplois bien rémunérés se sont évaporés, alors même que le bilan bancaire financiarisé de l'Amérique gonflait à travers le monde.

Mais il y a peut-être un autre aspect à l'âge actuel de la colère. C'est le TINA : « Il n'y a pas d'alternative ». Non pas à cause d'une absence de potentialités, mais parce que les alternatives ont été écrasées. À la fin des deux guerres mondiales, il y avait une nouvelle compréhension sur la nécessité d'une autre façon d'être ; de mettre fin à l'ère plus ancienne de la servitude ; d'une nouvelle société ; d'un nouveau contrat social. Mais tout cela a été éphémère.

Et - pour faire court - le désir d'équité (quoi que cela ait voulu dire) de l'après-guerre a été réduit à néant ; les 'autres politiques ou économies', de quelque couleur que ce soit, ont été ridiculisées comme autant de « fake news » - et après la grande crise financière de 2008, toutes sortes de filets de sécurité ont été sacrifiés, et la richesse privée siphonnée pour la reconstruction du bilan des banques, pour protéger l'intégrité des dettes et maintenir des taux d'intérêt bas. Les gens sont devenus des 'individus' - à l'abandon - pour gérer leur propre austérité. Est-ce qu'aujourd'hui, les gens se sentent à la fois appauvris matériellement par cette austérité, et humainement appauvris par leur servitude de cette nouvelle ère ?

Le Moyen-Orient peut traverser (ou non) les crises actuelles, mais sachons que, dans leur désespoir en Amérique latine, le slogan « Il n'y a pas d'alternative » devient une bonne raison de « mettre le feu au système » pour les manifestants. C'est ce qui se produit lorsque les alternatives sont exclues (bien que ce soit pour « nous » préserver de l'effondrement du système).

Alastair Crooke est un ancien diplomate et agent du MI6 britannique. Il a fondé un think tank géopolitique, le Conflicts Forum, basé à Beyrouth.

Traduction Entelekheia
Photo David Mark/Pixabay

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