07/11/2019 tlaxcala-int.org  14 min #164031

Les tigres de papier du capitalisme et les rafales de vent des révoltes Note de lecture sur « Le capital déteste tout le monde. Facisme ou révolution » , de Maurizio Lazzarato

 Giorgio Griziotti

Les éditions DeriveApprodi viennent de publier la version italienne du livre paru en français en avril dernier aux Éditions Amsterdam

Le capital déteste tout le monde. Fascisme ou révolution, de Maurizio Lazzarato fait partie du petit groupe de livres qui marque un tournant dans la réflexion sur les "temps apocalyptiques" actuels évoqués dans l'introduction.

Le sentiment d'être en face d'un livre "important" émerge au fur et à mesure qu'en parcourant ses pages, le vaste scénario et les causes de la défaite historique de l'après-68 prennent forme. Une situation qui s'aggrave au moment où nous entrons dans l'ère de "l'effondrement" sans que des diagnostics crédibles ne soient apparus jusqu'à présent, précisément parce qu'à la défaite politique répond, celle théorique, qui implique toute la pensée de l'époque, de Foucault et Deleuze à Negri et Agamben, pour rester dans un registre franco-italien qui correspond aux deux patries de l'auteur.

Pour nous faire comprendre que le problème est essentiellement politique, Lazzarato nous rappelle qu'au siècle dernier, des masses de personnes presque analphabètes ont réussi à faire des révolutions dans les pays pauvres et colonisés, qui dans le cas de la Chine et de la Russie se transforment en puissances mondiales durables, alors qu'aujourd'hui le General Intellect que nous célébrons tant, à l'origine des nouveaux paradigmes technologiques (par exemple le logiciel libre), subit impuissant l'essor du fascisme 2.0. Cherchez l'erreur !

Lazzarato reproche à la pensée post-soixantehuitarde d'avoir crédité une vision quelque peu " positive " du binôme production et innovation du capitalisme, où le travail créerait et reproduirait les conditions de la vie. Si cela était en partie valable durant les "Trente glorieuses" de l'après-guerre, avec l'avènement du néolibéralisme à la fin des années 70, la production et le travail capitalistes créent des conditions de destruction (de la biosphère par exemple) et de mort. Le fait est qu'à partir de 1968, les instruments politiques et théoriques du 19ème siècle ont été utilisés pour traiter les problèmes du 21ème siècle. Des instruments incapables, par exemple, de prendre en compte « l'émergence de sujets politiques difficiles à identifier avec la classe ouvrière (le mouvement de décolonisation et le mouvement féministe, entre autres) ». Ce sont des modes spécifiques de commandement et aussi de production qui s'exercent sur ces mouvements, associant la domination raciale et de genre à l'exploitation économique "classique".

Ces spécificités ne peuvent être abordées avec les recettes politiques et organisationnelles traditionnelles de la classe ouvrière. Autrement dit, le léninisme et la dictature du prolétariat n'exercent aucune fascination sur l'écologie politique ou le féminisme....

En attendant, pour compléter le tableau, la fracture des deux guerres mondiales puis de la guerre froide ébranle dès les fondations la centralité de la catégorie marxienne de "production", dont la chute entraîne avec elle la classe ouvrière, sujet qui avait provoqué la rupture de la première révolution mondiale en 1917.

La production ne devient alors qu'un moment dans la circulation des biens et de la logistique, inspirée par l'incroyable machine mise en place par l'armée US pendant la seconde guerre mondiale, dont la plate-forme mondiale Amazon est aujourd'hui l'incarnation la plus symbolique. Et puis, avec le néolibéralisme, la prépondérance de la circulation des flux immatériels d'information et de connaissance prend le dessus. Sur ce dernier aspect, la thèse de Lazzarato ne semble pas s'écarter trop de celle du capitalisme cognitif. Cette dernière est au contraire critiquée précisément parce qu'elle met l'activité cognitive au même niveau dominant et hégémonique que celui occupé par le travailleur de la production industrielle à l'époque capitaliste précédente. Et voici, selon l'auteur, l'erreur fatale qui n'est pas seulement celle des théoriciens du capitalisme cognitif mais carrément celle de Marx : un eurocentrisme qui nous empêche de prendre correctement en compte que l'accumulation capitaliste a toujours marché sur deux jambes.

La première jambe est celle de l'exploitation du travail productif, à laquelle se réfère la théorie marxienne de la valeur-travail [reprise par Marx de Smith, Ricardo et, avant eux, Locke, Hume et Petty, NdT]. L'autre est l'accumulation par appropriation et extraction de travail et de ressources humaines et extra-humaines non rémunérées.

L'auteur travaille à approfondir l'aspect du travail non rémunéré également en relation avec l'écologie, avec un intérêt particulier pour les travaux de Jason Moore et est en train de faire publier Anthropocène ou Capitalocène en France [1], dont il écrit la préface. Son intention est de continuer à travailler sur l'analyse du travail humain non rémunéré, qu'il soit extrait de force ou non, dans lequel il y a de tout : du travail de reproduction sociale et de soins effectué par les femmes à celui des post-colonisés dans les pays pauvres, ou encore celui des migrants et l'armée croissante des pauvres dans les pays riches mais aussi, et c'est la nouveauté du néolibéralisme, tout le travail gratuit extrait en ligne au niveau mondial et via les technologies.

Dans l'appropriation venant de l'extra-humain il y a le travail de la terre, celui des non-humains, mais aussi l'exploitation des ressources inorganiques. Ces éléments peuvent donc être définis comme un "surplus écologique" car ils sont produits par différentes natures.

Inutile de dire que depuis 1492, année de naissance, selon Braudel et Wallerstein, de l'économie-monde et du capitalisme, celui-ci pratique ces appropriations humaines et extrahumaines d'une manière ou d'une autre s : vol, pillage, expropriation violente, guerre et génocide.

Lazzarato souligne que même Marx, bien qu'il ait traité de l'appropriation en relation avec l'accumulation primitive, n'avait en fait pas intégré cet aspect fondamental dans sa théorie de la valeur.

Nous sommes donc face à une thèse convaincante dans laquelle se dessine, dans la lignée de ce qu'écrit Jason Moore, une vision large et cohérente de la stratégie globale du capitalisme. Dans ce cadre, les raisons de la longue défaite de 1968 sont exposées, ainsi que la fugacité et la faiblesse des mouvements du début du 21ème siècle (altermondialisme, printemps arabe/Occupy), qui n'ont pas réussi à trouver une stratégie.

Il me semble aussi que les thèses de l'auteur sont confortées par la réalité à laquelle nous sommes confrontés : d'une part, le déclin des mouvements qui ont vu le cognitariat urbain comme axe porteur de l'antagonisme (pensez, par exemple, à San Precario en Italie) et d'autre part, l'émergence de deux grands mouvements mondiaux, respectivement féministe (et en particulier Pas Une De Moins) et écologiste et d'un autre, les Gilet Jaunes, plus localisé en France mais aux connotations politiques plus nettement antinéolibérales.

Dans ces conditions, suivre la suggestion du camarade Bifo [2], regarder vers la Silicon Valley comme Lénine -gagnant - regardait vers les ateliers Poutilov, et les autonomes italiens -perdants - vers l'usine Fiat Mirafiori dans les années 70, serait une persévérance diabolique dans l'erreur et la défaite !

Trump et les machines de guerre

L'un des arguments les plus significatifs de la riche deuxième partie du livre, « Machine technique et machine de guerre », porte sur la défaite actuelle du neurocapitalisme. Lazzarato a tout à fait raison lorsqu'il affirme que « les entreprises de la Silicon Valley ont largement contribué à créer la situation qui a permis à Trump de prendre le pouvoir » et que « la distribution horizontale du pouvoir promise par la miniaturisation des ordinateurs a conduit à son contraire, des monopoles qui ont largement dépassé ceux de l'ère industrielle ». L'énorme déploiement de plates-formes mondiales qui, au cours des deux dernières décennies, ont fait du biohypermédia [3] une sphère subsumée par le capitalisme, avait comme objectif premier la création de subjectivités soumises et compatibles avec l'idéologie néolibérale. Aujourd'hui, nous pouvons constater que cet objectif, en gros, n'a pas été atteint.

Les explosions de plus en plus généralisées et intenses contre les conditions de vie imposées par le néolibéralisme dans les pays du Sud : Équateur, Chili, Venezuela, Bolivie, Haïti, Algérie, Irak, Liban, Soudan ou Hong Kong pour ne citer que les plus récentes et les victoires du fascisme 2.0 surtout au Nord (Trump, Johnson, Bolsonaro, Orban etc.) démontrent au moins que :

►La rébellion qui explose au Sud et la montée électorale du fascisme 2.0 au Nord constituent une véritable dichotomie même si elles ont en commun une cause principale, le néolibéralisme et une origine, la crise non résolue de 2008.

Lazzarato rappelle que dans les années 1960 le problème était déjà posé par Hans-Jürgen Krahl : « s'il est vrai qu' « il n'y a pas d'exemple de révolution victorieuse dans les pays hautement développés », il est aussi vérifié que les révolutions ne cessent pas dans le « tiers monde »... mais la révolution des colonies « ne présente pas de caractère paradigmatique pour les pays capitalistes », car en occident « la domination et la répression ne se font pas sur la base de la misère matérielle et de l'oppression physique ».

Cela reste d'actualité, bien que la brutalité de la répression des Jaunes Gilets en France ait produit quelques dizaines de mutilés, comment peut-on la comparer à celle des révoltes du Sud avec les dizaines de morts de la révolte au Chili ou les centaines de celles du Soudan ou des pays arabes ?

Krahl avait déjà expliqué à l'époque que seul le dépassement de cette dichotomie entre le Nord et le Sud permettrait de jeter les bases de la révolution mondiale.

►Les méga-machines du neurocapitalisme, c'est-à-dire les plateformes globales, n'ont pas réussi dans leur intention de plier définitivement les subjectivités à la logique néolibérale consistant à mettre tout le monde en compétition avec tout le monde, même au niveau des populations. Au contraire, ils ont contribué à une « dévastation sociale et psychologique » illimitée. Dans le livre, les plateformes sont même définies comme des "tigres de papier" [4] avec la métaphore utilisée par Mao pour dénigrer la puissance militaire usaméricaine dans les années cinquante. Des tigres de papier d'une énorme puissance neuronale mais peut-être éphémères face aux "rafales de vent et de pluie" [5] de l'effondrement en cours, les dents atomiques des USA, qui ont perdu toutes les guerres depuis 1945, étaient inutiles. Une hypothèse que je rapporterais à la critique de Lazzarato sur le concept de biopolitique foucaldienne, à laquelle Zuckerberg, Brin [6] et compagnie ont profondément cru et croient encore. S'il est vrai que le smartphone que nous portons sur nous est le dispositif de réseau biopolitique par excellence, il semble maintenant évident que ce régime réticulaire néolibéral ne parvient pas à imposer une subsomption vitale généralisée (seulement) à travers ces outils.

Au Nord, le fascisme 2.0 avance précisément pour la même raison que Trump gagne : non pas parce qu'il a été capable d'utiliser les technologies des médias sociaux mieux que les autres, mais « parce qu'il a su exprimer et construire politiquement des subjectivités néo-fascistes, racistes, sexistes ». Il l'a fait en s'appuyant « sur l'anéantissement produit par quarante ans de politiques économiques qui ont appauvri systématiquement ces subjectivités et par des politiques d'information qui les ont méprisées comme " bonnes à rien ", peu enclines à toute modernisation ». Cette opération est rendue possible par la mort du monde de la gauche du 20ème siècle sous toutes ses formes : de l'intégration de la social-démocratie dans le néolibéralisme à l'abandon de toute perspective révolutionnaire de la pensée post-68 « qui a montré que lorsque la révolution sociale se sépare de la révolution politique, elle peut être intégrée sans difficulté dans la machine capitaliste comme une nouvelle ressource pour l'accumulation du capital ».

Cet échec du neurocapitalisme de la Silicon Valley comme première option de subsomption pousse la gouvernance néolibérale vers l'option fasciste 2.0. À cet égard, l'auteur rappelle à juste titre que la première mise en œuvre du néolibéralisme sur le terrain a été celle des Chicago Boys au Chili par le dictateur fasciste Pinochet ; et qu'aujourd'hui « la représentation et le parlement n'ont aucun pouvoir, celui-ci étant entièrement concentré dans l'exécutif qui, en régime néolibéral, exécute non les ordres du "peuple" ou l'intérêt général, mais ceux du capital et de la propriété ». La capitulation le Brexit vers laquelle se dirige Westminster, le père de tous les parlements, pourrait constituer le sceau final de cette déclaration.

Avec Le capital déteste tout le monde s'esquisse une théorie post-marxiste qui corrige la vision eurocentrique de la théorie de la valeur et en même temps commence à intégrer les mouvements contre l'accumulation par appropriation et ceux de l'écologie politique. L'hypothèse, soutenue pour l'essentiel dans la période post-68 par la gauche antagoniste, Mario Tronti et opéraïstes en tête, selon laquelle la révolution mondiale pourrait et devrait commencer dans les principaux pays industrialisés, tandis que les révolutionnaires du tiers monde étaient considérés avec une certaine condescendance, a été spectaculairement réfutée par l'Histoire. Aucune des révolutions du 20ème siècle ne s'est produite en Occident, nous rappelle Lazzarato, et l'avoir ignoré jusqu'à aujourd'hui a été l'une des erreurs stratégiques.

16.00

Le sous-titre "Fascisme ou Révolution" indique clairement quelle est l'alternative, mais pendant que le premier terme est en cours, le second semble lointain et le livre ne peut et ne prétend même pas en indiquer les modalités. Mais le fait de commencer à développer une théorie cohérente de la nécessité d'une révolution mondiale est un premier pas vers le renversement du credo déprimant de  Mark Fisher selon lequel il est plus facile d'imaginer la fin du monde que celle du capitalisme.

Cette note de lecture est bien sûr le résultat de la lecture du livre mais aussi d'une série de rencontres avec l'auteur, que je remercie, et qui m'ont permis de discuter et d'approfondir certains des principaux sujets abordés et leurs développements significatifs en cours.

Notes

1-Anthropocene or Capitalocene?: Nature, History, and the Crisis of Capitalism, PM Press 2016. Édition italienne : Jason Moore, Anthropocene o Capitalocene, Ombre Corte, 2017.

2-Dans la dernière page de Futurabilité ! Franco Berardi "Bifo", Futurabilità, Nero Edizioni, p. 246.

3-« Le cadre dans lequel le corps dans son intégralité, se connecte aux dispositifs de réseau d'une façon si intime qu'ils entrent dans une symbiose dans laquelle se produisent des changements et des simulations mutules ». Giorgio Griziotti,  Neurocapitalisme, C & F éditions, 2018, p. 141

4-"Le tigre de papier aux dents atomiques" était la réponse de Krusciov à Mao dénigrant le pouvoir yankee.

5-Mao Zedong,  L'impérialisme américain est un tigre en papier, 1956

6- Respectivement fondateur de Facebook et co-fondateur de Google.

Maurizio Lazzarato

Le Capital déteste tout le monde

Fascime ou révolution

Éditions Amsterdam, avril 2019

184 pages

ISBN 9782354801908

14 euros

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Courtesy of  Tlaxcala
Source:  2oURbxV
Publication date of original article: 02/11/2019

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