08/11/2019 mondialisation.ca  15 min #164040

Uruguay - Le harakiri centriste du Front Large et la menace d'un triomphe de la droite

Les médias hégémoniques tiennent pour acquis que la coalition de droite (Tous contre le Front Large) fera du candidat du Parti National de droite, Luis Lacalle Pou, le prochain président des Uruguayens, après 15 ans de gouvernement de la coalition de centre-gauche du Front Large. Du moins, c'est ainsi qu'ils préparent l'imaginaire collectif.

 encrypted-tbn0.gstatic.com La stratégie officielle de déplacement vers le centre ne semble pas avoir donné d'autre résultat qu'un harakiri, sachant que la gauche n'est pas renforcée. La gauche « radicale » (Unité Populaire) est sortie du Parlement et a été remplacée par les conservateurs du Parti Écologiste Intransigeant Radical (PERI). Deux nouveaux partis d'extrême droite sont entrés au Parlement : le Parti du Peuple (PG), dirigé par Edgardo Novick, et le Cabildo Ouvert (CA) d'extrême droite, dirigé par le Général Guido Manini Ríos.

L'histoire du Cabildo Ouvert (Cabildo Abierto) commence avec le Général Manini Ríos promu chef de l'armée par le gouvernement de Tabaré Vázquez accompagné par le défunt Ministre de la Défense Eleuterio Fernández Huidobro, qui s'est ensuite consacré à la politique depuis son poste, insubordonné au gouvernement et critique de la justice.

Il semble parfois que les campagnes pour le scrutin aient été développées sans tenir compte des données fournies par le vote de dimanche dernier. Il semblerait que le dirigeant du Front Large (FA) n'accorde pas beaucoup d'importance au fait qu'il ait perdu 170 000 voix et que cette fois les citoyens ne lui aient pas accordé la majorité parlementaire.

Face au second tour du scrutin du 24 novembre, le FA consolide un discours qui parie sur « l'indépendance » de chaque électeur, au-delà de ce que Lacalle Pou négocie avec les dirigeants des partis, et souligne l'opposition des projets, mais n'ajoute pas à sa campagne « positive » la réalité que les pays voisins vivent à cause des politiques néolibérales.

Pendant ce temps, Lacalle Pou et les principaux dirigeants du Parti Coloré insistent sur une histoire construite par l'ancien président (libéral) Julio María Sanguinetti : « nous choisissons entre l'officialisme et une coalition gouvernementale « multicolore » dirigée par le Parti National (PN), qui laisserait le FA comme une minorité isolée ».

Les deux partis d'opposition ont obtenu, ensemble, un nombre de voix très similaire à celui du FA. Par conséquent, la coalition de gouvernement avec la majorité parlementaire souhaitée par Lacalle Pou n'existera que si le Cabildo Ouvert (CA) de Manini y participe. Ce dernier ne semble pas avoir l'intention (pour l'instant) de changer son image de sauveur de la patrie, d'outsider qui mettra un terme au désordre, pour celle d'un partenaire dans l'arrangement des autres.

Les médias imposent l'imaginaire collectif que l'opposition a déjà gagné au deuxième tour du 24 novembre. Mais, pour devenir une véritable option de victoire, l'opposition devrait travailler sur un projet commun en très peu de temps et les positions qu'elle a adoptées sur de nombreuses questions sont très différentes.

Les analystes soulignent que s'il n'y a pas de processus sérieux d'accord, l'instabilité politique et la stagnation économique ne tarderont pas à se manifester en Uruguay.

Le Front Large conservera une voix forte au Congrès, ainsi que sa grande capacité à convoquer des organisations sociales et syndicales, et il sera très difficile d'adopter une législation abrogeant les droits acquis au cours des 15 dernières années ou des changements fondamentaux dans les stratégies et politiques sociales. Essayer de le faire serait inviter la protestation massive, qui ne tarderait pas à descendre dans la rue.

Grâce aux médias, la question de la sécurité est devenue une préoccupation majeure dans les médias uruguayens, bien que les données sur les crimes ne soient pas significatives par rapport à d'autres pays.

L'un des slogans du Front Large était « Pas un vote pour les bottes » et la réforme constitutionnelle de la militarisation de la sécurité publique n'a pas prospéré, mais les militaires sont arrivées au Parlement pour rester, avec la figure messianique, despotique, oligarchique et conservateur du Général Guido Manini.

Deuxième tour

Il semble parfois que les campagnes en vue du scrutin, qui provoquent une dynamique de polarisation avec seulement deux possibilités de vote, vont se développer sans prendre en compte les données fournies par le vote de dimanche dernier.

Les élections d'octobre ont eu trois grands résultats : la chute du FA (de 48% à 40%) et l'irruption du Cabildo Ouvert (de 0 à 11% des voix), et l'augmentation du nombre d'électeurs qui n'ont pas opté au premier tour pour l'une des deux options soumises au vote. Le « bocal à poissons » où aller à la pêche du vote est plus difficile.

Lors du scrutin de 2014, la taille de ce « bocal à poissons » était de 21%, en 2019 de 32%, soit 685 000 personnes (258 000 voix de plus qu'en 2014) n'ont pas opté pour le PN ou le FA. Et quel que soit le vainqueur, que 2009 ou 2014 se répète, la marge sera très faible, disent les experts.

Peut-être que certains électeurs de Daniel Martínez du 27 octobre se sentent défaits à l'avance, parce qu'il estime que pour les deux chambres du Parlement des majorités ont déjà été élus, totalement engagées dans un programme néolibéral néfaste. Mais beaucoup de gens ne croient pas à ces histoires simplifiées et extrémistes.

Il y a des gens dans l'opposition qui ne partagent pas l'optimisme publicitaire de Luis Lacalle Pou selon lequel il a « déjà gagné » au second tour, même sans avoir fait une proposition programmatique de ceux dont il espère le soutien (et les votes) : d'abord ils me soutiennent et ensuite on discute des projets et quotas gouvernementaux, a-t-il dit à Ernesto Talvi et Pablo Mieres.

Il y a des Uruguayens et des Uruguayennes qui hésitent à continuer de croire à ces histoires simplifiées et extrémistes, comme, par exemple, que Martínez est une marionnette du président vénézuélien Nicolás Maduro ou que Lacalle va essayer un gouvernement de type bolsonarien. Mais les débordements sociaux en Équateur et au Chili font penser à plus d'un qu'un gouvernement d'hommes d'affaires ne signifiera pas une réponse similaire du peuple.

Le FA consolide un discours qui parie sur « l'indépendance » de chaque électeur, au-delà de ce que Lacalle Pou négocie avec les « chefs » de parti, et souligne l'opposition des projets. Il fait appel au raisonnement du peuple, tandis que la propagande de l'opposition fait appel aux sentiments, à la perception.

La régression du Front

Le processus que traverse le Front Large est un processus de régression idéologique évidente, dans les conquêtes, l'organisation populaire et aussi en matière électorale. La bureaucratie du Front Large, tirée vers le centre-droite, a enterré les bases de sa propre existence, démantelant la participation populaire. Le troisième gouvernement du Front Large, le deuxième de Tabaré Vázquez, était un gouvernement de droite.

Il y a eu un changement évident au FA et dans son gouvernement qui, au cours de ces années, ont réprimé les protestations, alourdi les peines et fait l'éloge des investissements étrangers et des accords commerciaux, une attaque contre l'idéologie de son électorat.

Il a fait un effort pour émigrer de la gauche vers le centre gauche et de là vers le centre. Les vieux lions révolutionnaires sont devenus des agneaux végétaliens apprivoisés. Mais dans ce changement, il a perdu son essence, tandis que le centre-droite du pays s'est déplacé vers l'extrême droite. Aujourd'hui, le FA ne semble pas être une coalition, ni un parti, et peut-être n'est-il plus une machine électorale.

Parfois, cela fait si mal d'entendre des gens de l'extérieur parler de la théorie du possible, en particulier des ONG sociales-démocrates qui dominent l'éventail universitaire uruguayen. Les secteurs du quiétisme et de la bureaucratie du Front Large ne prêtent pas attention aux autocritiques.

Leurs arguments sur le virage vers le centre tombent devant la réalité : les groupes du FA avec le plus de votes et de représentation ont été le Mouvement de Participation Populaire dirigé par Pepe Mujica et le Parti Communiste. Le vote du Parti Socialiste a été décevant. Le Front Liber Seregni, qui regroupait l'Assemblée uruguayenne, le Nouvel Espace et l'Alliance Progressiste, la droite du Front Large, n'existe plus.

Le Front Large s'est déconnecté de la base populaire, n'ayant recours aux comités de base que lors des élections, et a donné la priorité aux politiques monétaires et aux instructions du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale, qui sont très éloignées des besoins des travailleurs et de la population en général. Les derniers gouvernements du Front Large étaient plus proches des entreprises transnationales et du néo-développement que des petites et moyennes entreprises nationales qu'ils devaient promouvoir et défendre.

L'entêtement des anciens dirigeants du FA à ne pas permettre la croissance des nouvelles générations en paie le prix. Au sein de la bureaucratie du FA et avec le soutien des médias hégémoniques, ils ont bombardé la figure de l'ancien vice-président Raúl Sendic, jusqu'à le faire démissionner. En décembre 2018, le FA a résolu sa non-habilitation pour une période de 17 mois, ce qui signifie qu'il n'a pas pu se présenter pendant le cycle électoral actuel.

Daniel Martínez, candidat à la présidence du FA, a 62 ans. Plutôt jeune à côté de Mujica (84), Tabaré Vázquez (79), Danilo Astori (79). Parmi les membres du FA, Martínez a devancé Oscar Andrade, un ouvrier, politicien et secrétaire général du syndicat de la construction, âgé de 45 ans.

La social-démocratie, sans approfondir ni radicaliser ses projets, donne de l'oxygène aux partis et mouvements de droite qui se déguisent en option de changement, mais qui sont en réalité l'option du système. Un point que je développerai dans une autre analyse est l'influence de la Maçonnerie de Parva Domus sur la politique uruguayenne.

Particularités du « paisito » (petit pays)

L'Uruguay a un système de vote trop strict, qui exige 50 % plus une voix pour gagner au premier tour. Dans la plupart des cas où il y a un scrutin, le pourcentage oscille entre 35 et 45% et dans d'autres cas, il est conditionné pour dépasser une différence de 10%. Le Front Large l'a emporté de plus de 10% sur le deuxième, le Parti National. En d'autres termes, si les normes argentines étaient en vigueur en Uruguay, Daniel Martínez aurait gagné au premier tour.

Ses votes se sont concentrés principalement à Montevideo et à Canelones, les départements où sa population urbaine est la plus nombreuse et où se concentre son militantisme politique, ainsi que l'activité économique et culturelle du pays, qui démontre l'incapacité des gouvernements successifs du FA à générer une culture politique, à faire connaître ses réalisations, à étendre ses droits et ses opportunités, à débattre avec le peuple, à faire participer ce dernier au processus de transformation.

 estrategia.la Le processus que le FA a développé est un pas en arrière dans les conquêtes, l'organisation populaire et les élections, en se penchant vers le centre de l'arc politique, en perdant des piliers idéologiques, en se transformant en une machine électorale qui, comme cela a été démontré le 27 octobre, n'est pas bien huilée.

Certains analystes parlent d'un énorme transfert de voix du FA au Cabildo Ouvert, surtout dans les départements frontaliers avec le Brésil. Le FA a remporté Rivera en 2014 et cinq ans plus tard, il s'est classé quatrième. D'autres soulignent que la perte de voix avait une dimension de classe, puisque les principales pertes se sont produites dans les régions les plus pauvres du pays, qui avaient voté pour la première fois massivement pour le FA en 2014.

La réalité a également montré l'incapacité de la soi-disant gauche radicale à capter le mécontentement d'un gouvernement de droite dans les secteurs populaires, qui semble-t-il a fini par voter pour l'extrême droite.

Il ne fait aucun doute que l'autocritique que le Front Large doit faire est sérieuse et profonde. Sinon, il y aura un archipel de groupes et de petits groupes. Une autocritique de la base au dôme. Les secteurs du quiétisme et de la bureaucratie ne s'y intéresseront pas. Mais ceux qui comprennent que ce système doit être changé et que cette avancée de la droite va porter un coup brutal aux secteurs qui sont au bord du précipice, devraient lutter pour ébranler les racines de tout cela.

Alors que beaucoup ont littéralement donné leur vie pour le projet du Front Large depuis 1971, beaucoup d'autres ont voulu effacer du dictionnaire de la gauche le prolétariat, la lutte des classes, le capitalisme, l'internationalisme et la conscience de classe.

Les processus d'intervention ne peuvent être laissés de côté avec une pénétration progressive du fondamentalisme religieux, aux mains de centaines de pasteurs et d'apôtres pentecôtistes, étasuniens et brésiliens. Le Parti National a des législateurs qui sont ouvertement soutenus par les communautés religieuses et qui se disent redevables. Selon des analystes locaux, plusieurs de ces groupes nichent maintenant dans le parti d'extrême droite Cabildo Ouvert.

Marche des membres de l'Église évangélique au Palais législatif
31 octobre 2018, Montevideo - Uruguay

Pour eux, le Front Large est le diable, parce qu'il a adopté des lois sur l'avortement sans risque, les mariages égalitaires, les programmes établis pour la santé sexuelle et reproductive, parmi de nombreuses mesures d'équité entre les sexes. Le bras opérationnel des États-Unis pour la pénétration du fondamentalisme religieux est Capitol Ministries, établi dans l'administration de Donald Trump, qui est venu en Uruguay pour travailler avec la classe politique de droite il y a environ un an, rappelle la chercheuse Marcia Rivera Hernandez.

Cette nouvelle religiosité conservatrice, qui inclut aussi un renouveau de l'Opus Dei dans l'Église Catholique, rejette catégoriquement les propositions progressistes visant à organiser une société fondée sur l'équité et les droits de l'homme.

En Uruguay également, les changements technologiques redéfinissent le monde du travail et de l'emploi, et l'on craint beaucoup pour la création d'emplois. Les candidats de l'opposition ont proposé de créer des emplois - comme si c'était quelque chose de très simple - tout en dénonçant l'entrée des migrants, importante pour un pays dont la croissance démographique est presque nulle.

Cette droite sujette à l'ingérence étrangère risque de déstabiliser ce « petit pays à peine visible sur la carte », avec un peu plus de 3,2 millions d'habitants, et d'en faire un autre lieu de turbulence permanente, au profit des prédateurs nationaux et transnationaux.

Avec un gouvernement centriste, un candidat centriste en campagne centriste, le FA est sur le point de perdre le gouvernement après 15 ans. Le Parti National est un favori pour le deuxième tour, bien que son vote au premier tour ait été légèrement inférieur à 30% en 2009 et 2014.

Le Parlement issu de l'élection du 27 octobre est très conservateur. Le Parti National, le Parti Coloré et le Cabildo Ouvert, s'ils parviennent à former une coalition, auront une solide majorité dans les deux chambres pour imposer un programme de réforme néolibérale, d'ajustement et de répression, main dans la main avec le fascisme de Manini, le McCarthyisme de Sanguinetti et un banc évangélique influent qui a considérablement grandi.

Aram Aharonian

Article original en espagnol :  El harakiri centrista del Frente Amplio y la amenaza de un triunfo de la derecha, estrategia, le 3 novembre 2019.

Traduit par  Réseau International

La source originale de cet article est  estrategia.la
Copyright ©  Aram Aharonian,  estrategia.la, 2019

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