08/11/2019 reseauinternational.net  16 min #164055

Le train du Partenariat Économique Régional Global a quitté la gare et laissé l'Inde derrière

L'Inde refuse le Partenariat Économique Régional Global : Erreur géopolitique ou pivot pro-Us ?

par Andrew Korybko.

L'observation populaire selon laquelle le refus de l'Inde d'adhérer au Partenariat Économique Régional Global (RCEP) constitue une erreur géopolitique néglige la possibilité très nette qu'il ne s'agissait probablement pas d'une erreur, mais d'une décision préétablie pour justifier le pivot pro-US du pays, au détriment de son influence régionale, avec l'avantage supplémentaire de devenir la tête de pont stratégique des États-Unis dans la région du Sud de l'Eurasie.

L'erreur de Modi ?

Le journal financier japonais de renommée mondiale Nikkei a publié en début de semaine une analyse provocante sur le  refus de l'Inde de rejoindre le RCEP. L'article «  L'Inde commet une erreur historique en abandonnant l'accord commercial du RCEP«, écrit par James Crabtree, professeur en exercice à la Lee Kuan Yew School of Public Policy de l'Université Nationale de Singapour et auteur de « The Billionaire Raj », fait valoir que le pays a cédé son influence régionale dans l'ANASE à la Chine en capitulant devant une opposition publique intense contre cet accord qui n'aurait de toute façon pas fait de différence si celui-ci avait été conclu puisque « son ambition est peu profonde et agit essentiellement pour mettre en ordre des accords bilatéraux existants«. Selon lui, « la décision de Modi fait de la Chine la voix dominante dans un nouveau pacte » et « envoie des signaux alarmants sur l'engagement de l'Inde en faveur du commerce et de la réforme économique intérieure en général«. Tout cela est vrai, mais il oublie de dire qu'il ne s'agissait probablement pas d'une erreur, mais d'un geste planifié à l'avance pour justifier le pivot pro-US du pays.

Démystifier le récit de « l'équilibre » économique

L'argument peut être avancé qu'il aurait été « préférable », d'un point de vue US, que l'Inde « équilibre » la Chine au sein du bloc, pendant qu'elle cherche à étendre son influence dans l'ANASE avec le Japon par le biais de leur «  Corridor de Croissance Asie-Afrique » (AAGC) afin de fournir une alternative crédible à l' Initiative Ceinture et Route (BRI) de Pékin. Ce point de vue, aussi théoriquement sain soit-il, ne tient pas compte du fait que ni l'Inde, ni le Japon, ni leurs potentiels économiques combinés ne sont capables de concurrencer la Chine, et que la décision des États de l'ANASE de poursuivre le RCEP sans la participation de l'Inde comme contrepoids prouve qu'ils en sont pleinement conscients et préfèrent « prendre le train en marche » avec la Chine que chercher à l'équilibrer. Le fait même que l'on puisse considérer sérieusement l'Inde à l'heure actuelle comme étant capable « d'équilibrer » la Chine au sens économique du terme témoigne de l'efficacité du récit de guerre de l'information de New Delhi, de style Bollywood, selon lequel l'État sud-asiatique encore en développement est censé déjà être une « puissance mondiale ».

Ce n'est pas le cas, et ce ne le sera pas dans un avenir proche, sauf dans certains scénarios à long terme, car ses fondements socio-économiques et politiques sont beaucoup trop faibles pour lui permettre de projeter une influence significative en dehors de son voisinage immédiat en Asie du Sud, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle manque de potentiel latent et pourrait éventuellement jouer ce rôle avec le temps et un soutien extérieur massif. Le Premier Ministre Modi lui-même est évidemment bien conscient du fait que son pays « aboie mais ne mord pas », et que sa soi-disant « success story » est surtout une illusion qui est commodément décontextualisée, puis suramplifiée par la manipulation narrative d'acteurs qui, dans son pays et au-delà, ont un intérêt géopolitique à la propager à l'étranger afin de représenter l'Inde comme « contrepoids prédestiné » pour la Chine. Ce n'est pas seulement pour des raisons de soi-disant « prestige » ou simplement pour « bluffer » la République Populaire de Chine (qui n'est jamais tombée dans le piège), mais pour encourager davantage d'investissements directs étrangers en provenance de l'Occident.

Le pivot pro-US en pratique

Les décideurs indiens ont décidé de miser l'avenir de leur pays sur une alliance militaro-stratégique avec les États-Unis, dont ils espèrent récolter les dividendes économiques s'ils parviennent à convaincre les États-Unis qu'ils sont la destination idéale pour la délocalisation des entreprises occidentales qui quittent la Chine à la suite de la fameuse «  guerre commerciale«. Les deux parties ont déjà signé des accords de  logistique militaire et de  communication au cours des dernières années, et les États-Unis sont soudainement devenus le troisième partenaire de défense de l'Inde en l'espace d'une décennie seulement. Il est donc clair que les bureaucraties militaire, du renseignement et diplomatique (« États Profonds ») de chaque pays travaillent déjà très étroitement avec l'intention non déclarée de «  contenir » la Chine par la stratégie «  indo-pacifique » du Pentagone.  Le partenariat militaire (en déclin) de l'Inde avec la Russie est principalement le résultat de l'inertie historique de leurs liens et est aujourd'hui invoqué comme une excuse commode pour détourner toute critique selon laquelle elle pivote réellement vers les États-Unis en prétendant qu'elle pratique toujours la politique qu'elle appelle de manière peu convaincante le « multi-alignement ».

Dans le cadre de ce pivot continu, l'Inde sait qu'elle doit transformer ses liens militaires et stratégiques naissants avec les États-Unis en liens économiques durables, mais elle ne sera pas en mesure de conserver les États-Unis comme  nouveau principal partenaire commercial sans conclure un accord de libre-échange avec eux, ce qui aurait été pratiquement impossible dans le contexte actuel si elle en avait conclu un avec la Chine. L'opposition intérieure au RCEP est réelle, mais elle a été alimentée indirectement par les mêmes oligarques pro-gouvernementaux (en particulier du Gujurat, de l'Haryana et du Rajasthan) qui ont le plus à perdre de l'émergence de la Chine comme concurrent crédible dans ce qui a été jusqu'ici un marché intérieur largement protectionniste qui a protégé leurs intérêts économiques contre leurs concurrents étrangers. Le Premier Ministre Modi compte sur le soutien de ces groupes et ne peut risquer leur colère, surtout pas après qu'ils aient prouvé leur capacité à  mobiliser une  opposition  intense  contre le  RCEP au cours des dernières semaines, de sorte que tout doute spéculatif dans son esprit sur la sagesse de rejeter cet accord a  certainement été dissipé.

Vers l'Occident, Ho !

Ce n'est donc pas un hasard si le Ministre du Commerce et de l'Industrie de son gouvernement, Piyush Goyal, a déclaré juste un jour après le rejet du RCEP par l'Inde que « l'Inde explore actuellement des accords commerciaux avec les États-Unis et l'Union Européenne, où l'industrie et les services indiens seront compétitifs et bénéficieront d'un accès aux grands marchés développés«, qui était la pierre angulaire des médias indiens tels que  The Times Of India pour décrire ce changement stratégique dans les textes. Certains observateurs occasionnels pourraient s'en étonner, car ils avaient probablement l'impression erronée que les deux parties étaient engagées dans une « guerre commerciale » naissante, même si, comme l'auteur le faisait remarquer en juin dernier, «  Delhi et Washington essaient simplement d'obtenir un meilleur accord commercial » l'un avec l'autre par leurs tactiques de négociation, qui visent toutes à améliorer leurs positions et à obtenir des concessions de leur partenaire. Ces derniers mois, l'Inde a peut-être essayé de présenter ces développements comme un « clivage naissant » avec les États-Unis dans l'espoir d'obtenir des concessions de la Chine et de signer ainsi le RCEP au lieu d'un éventuel accord de libre-échange avec les États-Unis, mais ce n'est plus le cas maintenant que New Delhi a officiellement montré qu'elle revient ouvertement à la politique économique de Washington, les médias indiens  indiquant même que Goyal y sera la semaine prochaine pour continuer les négociations commerciales.

L'Inde est beaucoup plus confiante lorsqu'elle parle de son désir de conclure un accord de libre-échange avec les États-Unis après avoir blâmé la Chine pour son échec à signer le RCEP en prétendant que les conditions de l'accord n'auraient pas été avantageuses pour l'Indien moyen. L'insinuation est que la Chine essayait de « tirer profit » de l'Inde par des moyens économiques, mais le « chef sage » du pays a vu clair dans cette « arnaque » et a sauvé son pays d'un malheur certain. Bien sûr, ce n'est pas ce qui s'est vraiment passé, mais c'est l'impression que l'on a donnée aux Indiens moyens. Les bases narratives sont maintenant jetées pour aller encore plus loin dans  la division sino-indienne en développement en ajoutant une dimension économique à l'alliance stratégico-militaire de l'Inde avec les États-Unis, bien que l'Inde doive encore mener des réformes économiques internes avant la signature de tout accord de libre-échange à venir, tout comme elle aurait dû le faire avec le RCEP, mais les oligarques pro-gouvernementaux sont peu susceptibles de mobiliser les masses pour y résister tant que leurs intérêts fondamentaux restent protégés. Le génie est sorti de la lampe, et on ne peut pas garantir qu'il n'y aura pas autant de protestations contre un accord avec les États-Unis qu'il n'y en a eu contre celui du RCEP.

Réflexions finales

Loin d'être « l'erreur » qu'on lui reproche, le refus de l'Inde d'adhérer au RCEP était très probablement la phase suivante de son pivot pro-US préétabli, ce qui a été prouvé a posteriori par son Ministre du Commerce et de l'Industrie, qui a immédiatement parlé de l'intérêt de son pays à conclure immédiatement après un accord de libre-échange avec les États-Unis. Il n'était pas réaliste de s'attendre à ce que l'Inde « concurrence » la Chine dans le RCEP, et sa décision de ne pas y adhérer n'a donc pas changé grand chose, si ce n'est que l'influence économique que la République Populaire de Chine exerce actuellement en Asie du Sud-Est est de plus en plus évidente, mais les implications géopolitiques de cette décision ont élargi la division sino-indo et créé la « justification » pour « équilibrer » Pékin avec Washington après la guerre d'information qui laissait entendre que le voisin de New Delhi cherchait à « profiter » du pays dans ce dossier. La base militaro-stratégique de l'alliance indo-US s'élargira donc probablement pour inclure une dimension économique avec le temps, et même si les termes de tout accord de libre-échange à venir avec elle pourraient même être comparativement pires que ceux proposés par le RCEP, ils protégeront probablement les intérêts de l'oligarchie pro-gouvernementale et assureront ainsi le soutien de l'établissement de ce « changement stratégique ».

 Andrew Korybko

source :  India's RCEP Refusal: Geopolitical Blunder Or Pro-American Pivot?

traduit par  Réseau International

 reseauinternational.net

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