08/11/2019 les-crises.fr  10 min #164059

Le monde arabe en colère : le premier président égyptien élu ? La mort de Mohamed Morsi. Par As`ad Abukhalil

Source :  Consortium News, As'ad AbuKhalil,

Le 3 juillet 2019

Il y a eu des élections égyptiennes avant Mohamed Morsi, qui a sous-estimé les pulsions antidémocratiques des tyrannies arabes et a supposé que les gouvernements occidentaux n'accepteraient pas le renversement d'un président démocratiquement élu.

Le décès de Mohamed Morsi, l'ancien président égyptien, dans un tribunal égyptien il y a deux semaines a attiré l'attention, quoique brièvement, sur la nature du régime tyrannique du général Abdul-Fattah Al-Sissi. Le coup d'État d'Al-Sissi en 2013 a été en grande partie le fait de l'alliance entre les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite et a rapidement été approuvé par l'administration Obama.

Al-Sissi a fait tout ce qui était en son pouvoir pour s'attirer les faveurs des États-Unis : il a porté à un niveau sans précédent la coordination de sa sécurité avec Israël et a même permis à des avions de combat israéliens de mener des raids sur le territoire égyptien (dans le Sinaï). Il a également renforcé l'emprise de son régime sur Gaza, renforçant ainsi le siège israélien. Ce sont les priorités des États-Unis en Égypte, avec celle de la soumission politique aux diktats des États-Unis.

Les Frères musulmans font maintenant l'objet de harcèlement aux niveaux national et régional dans la plupart des pays sous influence saoudienne et émirienne. Les gouvernements occidentaux, qui pendant des décennies ont soutenu les Frères musulmans pendant les longues années de la guerre froide, ont sous la pression des régimes saoudien et émirien rendu illégales leurs organisations et les ont déclarés groupes terroristes. Le Qatar et la Turquie, qui sont maintenant les parrains officiels des Frères, font pression sur les gouvernements occidentaux pour que ceux-ci ne figurent pas sur la liste du terrorisme.

Morsi : Il a parié sur l'Ouest pour le sauver. (Flickr)

Mais il y a un paradoxe dans la campagne des Émirats arabes unis, de l'Arabie saoudite et d'Israël contre les Frères : dans les quelques cas où il y a eu des élections à l'époque des printemps arabes (en Tunisie, en Égypte, en Libye et au Yémen), les Frères ont prouvé qu'ils étaient une force politique puissante bénéficiant du soutien d'une partie substantielle de la population. L'interdiction des Frères dans le Golfe ne fait que les pousser vers la clandestinité.

L'amère campagne menée contre les Frères aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite témoigne de leur importance politique et non de leur insignifiance ; les deux régimes craignent que leurs oppositions ne préfèrent ceux-ci aux dynasties au pouvoir. Une récente enquête d'opinion publique arabe (menée, avec une méthodologie et une phraséologie très discutables, par le Baromètre arabe, en partie financé par le gouvernement américain) révèle la grande popularité du président turc Recep Tayyip Erdogan parmi la population arabe. (On remarque en parlant aux étudiants saoudiens à l'étranger que la Turquie constitue le modèle le plus attrayant pour les jeunes Saoudiens éduqués parce que sa version de l'Islam est plus acceptable que celle de la Maison des Saoud).

Le mandat miraculeux de Morsi

Morsi est devenu président de l'Égypte en 2012, et l'est resté près d'un an. C'est un miracle qu'il ait duré aussi longtemps étant donné l'insistance des régimes du Golfe à imposer un contrôle étroit sur le système étatique des pays arabes. L'Occident, en particulier les États-Unis, ont appris à vivre avec les Frères musulmans, en particulier ses branches en Tunisie, en Égypte et en Libye, qui se sont toutes montrées disposées à abandonner leurs anciens slogans à propos d'Israël. Leurs politiques économiques étaient également conformes à celles des organismes de prêt occidentaux. Mais Morsi a sous-estimé les impulsions antidémocratiques des tyrannies arabes, et il a également supposé que les gouvernements occidentaux n'accepteraient pas un renversement d'un président démocratiquement élu.

Le cortège funèbre de Nasser le long de la corniche au Caire, octobre 1970. (Al Akhbar, domaine public)

L'ère de Morsi en Égypte a été intéressante ; on dit qu'il a été le premier président démocratiquement élu d'Égypte. Mais qui peut douter que Gamal Abdul-Nasser (qui a régné de 1952 à 1970), ait été le leader arabe le plus populaire depuis Saladin, conquérant le cœur et l'esprit des Égyptiens de 1956 a minima jusqu'à sa mort ? Les Égyptiens sont restés fidèles à Nasser même après la défaite de 1967 contre Israël, et ses funérailles restent les plus massives de l'histoire arabe (et parmi les plus importantes jamais organisées dans le monde). Il y a eu des élections en Égypte sous Nasser et de grandes parties des classes sociales étaient représentées au parlement alors qu'elles ne le sont pas dans des parlements sous régime capitaliste. (Nasser a brisé le monopole des classes supérieures dans la représentation politique.)

Les élections de l'époque de Nasser ne se sont pas déroulées dans le contexte d'une pluralité de partis politiques, mais cela ne remet pas en cause la légitimité des élections successives de Nasser à la présidence. Même si les Frères avaient été autorisés à présenter leurs propres candidats dans les années 1950 et 1960, ils n'auraient eu aucune chance à cette époque laïque.

L'élection de Morsi s'est déroulée dans un contexte différent. Il y a eu une multiplicité de partis politiques, mais les élections n'ont pas été entièrement libres (en supposant que l'on puisse tenir des élections libres en soi, surtout dans les pays en voie de développement où les devises et les ambassades étrangères jouent un rôle important en influençant et déterminant les résultats). L'appareil d'État est clairement intervenu pour soutenir la candidature d' Ahmad Shafiq contre Morsi, et les gouvernements du Golfe et de l'Ouest ont très probablement canalisé l'argent vers la campagne de Shafiq, tout comme le Qatar et la Turquie sont intervenus du côté de Morsi, qui a probablement gagné avec une avance plus large que celle annoncée par l'État.

L'année de Morsi fut une période intéressante dans l'histoire égyptienne contemporaine. Ca a été de loin l'ère politique la plus libre, où les partis politiques et les médias ont prospéré et où l'État a toléré plus de critiques contre son dirigeant qu'auparavant ou depuis lors. Mais les jeunes Égyptiens qui ont participé à la révolte de 2011 soulignent le fait que les libertés sous Morsi n'ont pas tant été un cadeau du dirigeant au peuple que le résultat de l'insistance des masses révolutionnaires pour leurs droits. Ils venaient tout juste de renverser les 30 ans de règne d'Hosni Moubarak et ils n'allaient pas accepter moins qu'un environnement politique ouvert.

Sissi : Il a dupé les libéraux, les nasseristes et même certains progressistes. (photo Kremlin).

Mais cela n'a pas duré non plus, et la montée d'Al-Sissi a été entièrement une affaire de gouvernements étrangers et de l'appareil de sécurité de l'État. Laïques, libéraux, nasséristes et même progressistes ont été complices du coup d'État de 2013 ; ils étaient alarmés par la rhétorique islamique des Frères musulmans et certains s'indignaient même de la montée politique des Égyptiens plus pauvres avec un virage islamiste. Al-Sissi a su réunir une grande coalition et prétendre qu'il allait poursuivre la démocratisation de l'Égypte. Mais les signes avant-coureurs n'ont pas manqué : le rôle flagrant des régimes saoudien et émirien dans son coup d'État n'a pas été déguisé, et Al-Sissi a fait partie intégrante de l'appareil de renseignement militaire de l'État égyptien, dont le but est de maintenir des relations étroites avec l'occupation israélienne, et d'écraser la dissidence et l'opposition nationales.

Le sort de Morsi a été scellé lorsqu'il a décidé de coexister avec le même conseil militaire de l'époque de Moubarak. Il aurait pu purger tous les hauts gradés et les remplacer par de nouvelles têtes sans lien avec le régime Moubarak. Pire, Morsi a fait du chef du renseignement militaire égyptien - l'homme qui est en charge de la coopération étroite entre Israël et l'Égypte en matière de sécurité - son ministre de la Défense (qui était Al-Sissi lui-même). Morsi a supposé que le commandement militaire allait rapidement prêter allégeance à l'ordre démocratique au lieu de l'ancien régime tyrannique.

Pas encore mort

Il est trop tôt pour écrire la nécrologie des Frères musulmans. C'est encore une force avec laquelle il faut compter dans de nombreux pays arabes, et chaque fois que le peuple aura l'occasion de s'exprimer dans les urnes, les Frères seront représentés. Mais l'organisation est ternie: durant l'expérience tunisienne et la brève expérience égyptienne sous Morsi, les Frères se sont révélés peu scrupuleux, tant en politique étrangère qu'en politique intérieure. Ils ont également pris les armes en Libye, en Syrie et au Yémen.

Morsi a été ridiculisé et condamné sans merci pour  une lettre de félicitations officielle que le président égyptien d'alors a écrite au président israélien de l'époque Shimon Peres. La vieille rhétorique des Frères sur le « Djihad contre Israël » a été rapidement rejetée pour obtenir l'approbation des États-Unis. Les Frères avait des accords semi-formels avec le lobby israélien à Washington et avec feu le sénateur John McCain pour prouver leurs bonnes intentions s'ils devaient être autorisés à prendre le pouvoir.

La mort de Morsi n'a pas tant suscité de sympathie pour sa personne que souligné la répression cruelle mise en place par Al-Sissi. La satire politique s'est épanouie sous Morsi et Bassem Yousef lui doit sa carrière (Morsi était assez facile à moquer). Les Frères en Egypte ne sont pas finis ; ils reviendront, et leur retour ne sera probablement pas paisible.

As'ad AbuKhalil, d'origine libano-américaine, est professeur de sciences politiques à la California State University, Stanislaus. Il est l'auteur du « Dictionnaire historique du Liban » (1998), de « Ben Laden, Islam and America's New War on Terrorism » (2002) et de « The Battle for Saudi Arabia » (2004). Il est présent sur Twitter sous le nom  @asadabukhalil

Source :  Consortium News, As'ad AbuKhalil, 03-07-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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