18/11/2019 entelekheia.fr  12 min #164648

Une 'guerre contre Wall Street' ? Les milliardaires se déclarent minorité persécutée

Encore cette fois, la situation est tellement similaire des deux côtés de l'Atlantique que chacun, en France, comprendra le propos de cet article et les inquiétudes des super-riches face à la colère des citoyens moins fortunés et donc, contre toute logique, plus taxés que les milliardaires.

Par Helen Buyniski
Paru sur  RT sous le titre 'War on Wall Street'? Billionaires declare themselves a persecuted minority

Les milliardaires s'efforcent en ce moment de conjurer le spectre de la colère populiste - de menaces d'impôts sur la fortune à ceux d'une régulation accrue - qui menace une ère d'inégalités sans précédent. Ils auraient peut-être dû y penser il y a 40 ans.

Les élections américaines de 2020 pourraient déclencher une « guerre contre Wall Street et la richesse », a  averti la banque trop-grande-pour-faire-faillite Citi dans une lettre citée par Bloomberg cette semaine. La banque déplore que les riches d'aujourd'hui ne soient considérés que comme des vaches à lait pour des « politiques de redistribution, y compris de nouveaux allégements fiscaux pour les personnes à revenus faibles et moyens » - en oubliant le fait que les principaux bénéficiaires des réductions d'impôts de 2017 de Trump étaient les personnes riches mêmes, ainsi que les entreprises qu'elles possèdent, qui ont reçu la lettre de Citi. Les fourches vont être de sortie, et Citi veut que ses clients soient prêts.

La lettre de Citi est loin d'être un cas isolé de milliardaires qui se posent en classe persécutée. L'impôt sur la fortune proposé par les candidats démocrates à la présidence Bernie Sanders et Elizabeth Warren, pour financer un indispensable renforcement du filet de sécurité sociale en lambeaux du pays, a clairement fait peur aux super-riches, surtout ajouté à une recrudescence des rhétoriques populistes et à la réalisation progressive, dans d'autres parties du monde, que le capitalisme néolibéral n'est pas à la hauteur de la publicité qui en est faite.

Bloomberg, le seul organe de presse à avoir publié cette lettre, doit son nom à son fondateur Michael Bloomberg, l'ancien maire milliardaire de New York tellement opposé à l'idée des impôts sur la fortune et d'une régulation accrue qu'il s'est lancé dans la course présidentielle le mois dernier, malgré un terrain déjà bondé et un électorat sans appétit particulier envers encore un autre septuagénaire blanc riche dans la course. En tant que maire, il avait fait de New York un  terrain de jeu pour super-riches et un État policier pour les pauvres, un record qui ne séduit que peu de gens - exceptés, bien sûr, ses confrères milliardaires.

« La diabolisation des milliardaires n'a aucun sens pour moi »,  a déclaré, larmes aux yeux, le milliardaire de fonds spéculatifs Leon Cooperman à CNBC la semaine dernière, alors qu'il défendait sa fortune contre les griffes d'une hypothétique présidente Warren et qu'il insistait sur le fait que ses confrères milliardaires - dont Bloomberg - avaient rendu le monde « meilleur ». Cooperman a qualifié l'impôt sur la fortune de « concept en faillite » et a averti que la bourse s'effondrerait si Warren était élue - une prédiction qui ressemblait plus à une menace qu'à un avertissement de la part du financier de fonds spéculatifs. « A ma mort », se plaignait-il, « j'ai l'intention de donner tout mon argent ! », apparemment choqué que cette promesse de philanthropie posthume n'impressionne pas les politiciens.

La peur des masses armées de fourches n'a rien de nouveau, mais avec des inégalités tellement enracinées que les milliardaires jouissent d'un taux d'imposition inférieur à celui de la classe travailleuse, même une légère correction peut donner l'impression d'une punition envers les monstrueusement riches. C'est peut-être la raison pour laquelle si peu d'entre eux essaient d'éviter la lutte des classes anticipée en proposant des initiatives qui pourraient s'avérer positives pour les travailleurs, par exemple l'abolition des niches fiscales qui permettent aux riches de cacher leur fortune dans des paradis fiscaux ou dans des fondations « caritatives », la taxation des transactions à Wall Street, ou la taxation des grandes fortunes, comme le souhaitent Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Au lieu de quoi, les milliardaires suivent l'exemple de l'ancien PDG de Starbucks Howard Schultz - le seul candidat démocrate contre lequel les gens  ont protesté - qui a insisté pour que le public qualifie son espèce de « gens à moyens », en raison de la connotation négative du mot « milliardaire ».

Après que Warren ait sorti une vidéo de promotion qui montrait les réactions incrédules de plusieurs milliardaires à sa proposition d'impôt sur la fortune, plusieurs d'entre eux ont riposté. Le PDG de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, a suggéré que la diabolisation des milliardaires était de la discrimination - « une critique de gens en tant que groupe » - et a dénoncé les origines « amérindiennes » de la sénatrice du Massachusetts. [1] Cooperman s'est fait encore plus méchant, grondant « Pu...ain, elle ne sait pas à qui elle parle » en réponse à son choix de superposer les mots « Accusé de délit d'initié » sur son visage, dans la vidéo.

Surprised to be featured in Sen Warren’s campaign ad, given the many severe critics she has out there. Not my candidate, but we align on many issues. Vilification of people as a member of a group may be good for her campaign, not the country. Maybe tribalism is just in her DNA.

(Tweet : « Surpris d'être mis en vedette dans la publicité de campagne de la Sen Warren, étant donné les nombreuses critiques sévères qu'elle a subies. Ce n'est pas ma candidate, mais nous sommes d'accord sur de nombreuses questions. Diaboliser les gens en tant que membres d'un groupe peut être bon pour sa campagne, pas pour le pays. Peut-être que le tribalisme est dans son ADN. »)

« En Amérique, les gens ne détestent pas les riches, ils s'y identifient », a plaidé le financier de fonds spéculatifs Cooperman, continuant dans sa défense de la richesse illimitée.

Mais il n'est plus aussi facile qu'avant d'entrer dans les rangs des riches dans l'ancien pays des opportunités. La mobilité sociale a chuté de 70% aux États-Unis au cours du dernier demi-siècle, selon Raj Chetty, économiste à Harvard, au point qu'en 2016, la moitié des personnes de 30 ans gagnaient moins que leurs parents au même âge. La moitié des travailleurs à faibles revenus  n'ont pas connu d'augmentation réelle de leurs gains depuis les années 1970, bien que Chetty cite 1980 comme « point d'inflexion », après quoi les inégalités ont explosé. [2] La classe moyenne américaine, autrefois confortablement pourvue, a été décimée par les délocalisations et le démantèlement des syndicats, tandis que les politiques économiques dites « de ruissellement » qui ont marqué le début de l'épidémie d'inégalités ont au contraire fait ruisseler  les économies de la classe travailleuse dans les poches des riches. Et la  plupart des Américains - quatre sur cinq - sont endettés d'une façon ou d'une autre. Sans surprise, les gens commencent à se réveiller du Rêve américain.

Mais c'est une doléance particulière de Cooperman qui incarne la panique des milliardaires. « L'idée de diaboliser les riches est tellement bidon qu'ils en appellent aux masses ! », s'est-il écrié , comme s'il était consterné qu'un politicien s'adresse à ses électeurs plutôt qu'aux donateurs qui remplissent généralement les coffres de guerre des partis. Des grands donateurs Démocrates ont même  menacé le parti de lui retirer leurs subsides si Warren (ou Sanders, qui leur a jeté le gant avec sa phrase « Je ne pense pas que les milliardaires devraient exister » maintenant devenue un autocollant pour pare-brises) gagne les primaires.

Les politiciens faussement populistes n'ont jamais posé de problèmes dans le passé - le dernier Démocrate à la Maison Blanche, Barack Obama, avait empli son cabinet de dirigeants de Citi, malgré sa promesse de se battre pour les gens pendant sa campagne. Alors qu'il recevait ses ordres, son prédécesseur renflouait Citi et les autres banques, qui avaient détruit l'économie américaine avec des prêts hypothécaires prédateurs, laissant près d'un million de familles  à la rue dans la seule année 2008. Mais un courant populiste têtu s'est infiltré dans la politique américaine, malgré les efforts des médias (détenus par des milliardaires), qui assimilent le  populisme au  fascisme [3] à la moindre opportunité - et les jeunes Américains voient le socialisme de plus en plus favorablement. Ni l'une ni l'autre de ces tendances ne prédit un avenir rose pour les super-riches.

Bien sûr, même si le prochain président s'accroche à son idée et vise les milliardaires au portefeuille, le succès n'est pas garanti. Citi y fait allusion dans sa lettre, rappelant aux investisseurs que tout président réformiste aurait du mal à faire adopter une loi par le Congrès, qui reste loyal à Wall Street. Et les riches peuvent être rassurés par le fait que tout ce à quoi Washington a déclaré la guerre au cours des 50 dernières années - la pauvreté, la drogue, le terrorisme - est toujours en pleine expansion.

Traduction Entelekheia

Notes de la traduction :

[1] Les origines amérindiennes de la candidate aux primaires démocrates Elizabeth Warren sont imaginaires. Elle pensait avoir des gènes indigènes, mais un examen de son ADN a prouvé qu'il n'en était rien. [2] A la même époque, donc, que le « tournant libéral » en France (1981), avec des résultats similaires. [3] Au fascisme, ou au totalitarisme (l'autre épouvantail). Quoi qu'il en soit, le fascisme est beaucoup plus facile à associer à l'expression bien trouvée « Un terrain de jeu pour les riches, un Etat policier pour les pauvres » - c'en est même une définition exacte.

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