03/12/2019 entelekheia.fr  8 min #165442

Un loup a mangé Wall Street : l'économie des Usa décolle, les inégalités aussi

Ce qui se produit aux USA arrive infailliblement en France. Là-bas, la reprise économique a bien eu lieu, mais malgré une situation de l'emploi en apparence bien meilleure qu'elle ne l'a été au cours des dernières décennies, pas pour tout le monde. L'article ci-dessous prouve que tous les débats, toutes les promesses sur « la relance de l'emploi » ne mèneront à aucune amélioration si les salaires ne suivent pas.

Par Robert Bridge
Paru sur  RT sous le titre The wolf that ate Wall Street: US economy roars amid rising income inequality

Alors que le marché boursier américain continue d'établir des records et que l'économie crée des millions de nouveaux emplois, de nombreux Américains sont forcés de se contenter d'emplois mal payés et d'avantages sociaux étiques. Combien de temps ces inégalités peuvent-elle durer ?

Le bruit des bouchons de champagne qui sautent résonneront bientôt dans tout Manhattan en cette période de fêtes, alors que les entreprises américaines ont le moral au beau fixe. Et en apparence, pour de bonnes raisons. Wall Street a connu l'une des saisons de revenus  les plus robustes de son histoire, le chômage est à son plus bas niveau depuis 50 ans, et de nombreuses entreprises roulent sur l'or. Mais, comme souvent dans le monde glauque des affaires et des marchés, tout ce qui brille n'est pas or.

Juste en dessous de la surface scintillante de la « success story » de Wall Street, cependant, une tragédie se déroule : des millions de travailleurs luttent silencieusement d'un salaire au suivant, et font leur possible pour joindre les deux bouts tout en élevant une famille. Les chiffres donnent à réfléchir.

Selon des données  publiées par le Brookings Institute, 53 millions d'Américains âgés de 18 à 64 ans entrent dans la catégorie des « bas salaires ». Leur salaire horaire s'élève à environ 10,22 $, tandis que leur salaire annuel médian est de 18 000 $ [moins que le SMIC français, NdT]. Le plus surprenant, cependant, c'est que ce groupe de salariés représente 44 % de l'ensemble de la main-d'œuvre américaine, ce qui est énorme.

En d'autres termes, il est peut-être un peu prématuré de faire sauter les bouchons de champagne tout de suite. Et il y a pire : bon nombre de ces travailleurs à bas salaire ne correspondent pas au stéréotype de l'adolescent qui fait des hamburgers chez McDonald's pour gagner de quoi dépenser un peu plus les fins de semaine. En fait, la majorité des personnes qui entrent dans cette catégorie sont des adultes dans leurs « années les plus productives », et le travail mal rémunéré est leur « principal moyen de subventionner leurs besoins et ceux de leur famille », selon le rapport.

C'était vrai pour la majorité des régions des États-Unis, puisque l'étude a analysé des données provenant de près de 400 régions métropolitaines. D'autres recherches corroborent les conclusions de l'étude Brookings.

Selon un nouvel  outil de mesure économique appelé Indice de la qualité de l'emploi, 63% de tous les emplois créés depuis 1990 ont été des emplois mal rémunérés, dont bon nombre de temps partiels. Aujourd'hui, le salaire moyen réel aux États-Unis, c'est-à-dire le salaire  après calcul de l'inflation, octroie approximativement le même pouvoir d'achat qu'il y a 40 ans. Et les gains réalisés par les entreprises sont surtout allés aux cadres les mieux rémunérés.

De nombreuses raisons expliquent ces graves inégalités, notamment  l'effondrement des syndicats, qui donnaientt jadis aux salariés une véritable voix démocratique sur leur lieu de travail. Il faut aussi blâmer l'exode, sur plusieurs décennies, des entreprises américaines vers des rivages étrangers, dans leur sempiternelle quête de main d'œuvre bon marché et de profits élevés.

En bref, c'est cette préoccupation au sujet de  l'hémorragie d'emplois bien rémunérés dans le secteur manufacturier, dont un grand nombre sont partis en Chine et au Mexique, qui a largement propulsé Donald Trump à la Maison-Blanche en 2016. Le dirigeant américain s'est engagé à inverser le cours de la mondialisation et à ramener les salaires élevés d'antan. Le populisme particulier de Trump, cependant, combine en un mélange précaire un semi-isolationnisme et un nationalisme tonitruant qui vise à « rendre sa grandeur à l'Amérique ». À en juger par l'évolution de sa guerre commerciale actuelle avec la Chine, le magnat de Manhattan réussira peut-être seulement à couler l'économie américaine, en entraînant le reste de l'économie mondiale dans sa chute.

En ce qui concerne la diminution des salaires aux États-Unis pour des emplois de moins en moins attractifs, le danger ici - outre le risque très réel de bouleversements sociaux futurs - est que si le nombre de « démunis » dépasse un certain seuil, la santé globale de l'économie commence à en souffrir. Après tout, les travailleurs ne sont pas que des travailleurs. Ce sont aussi des consommateurs, qui font partie intégrante de toute économie moderne, et si leurs emplois commencent à être moins rémunérateurs, ils consommeront naturellement moins, ce qui se traduira par un avis de tempête sur le climat économique général.

En même temps, il est important de noter que la santé de l'économie n'est pas la seule à être menacée. D'après des données récentes, l'excédent d'emplois à bas salaires semble avoir un impact direct sur la santé et le bien-être des Américains moyens.

Selon un rapport  publié ce mois-ci par le National Center for Health Statistics, l'espérance de vie aux États-Unis a chuté entre 2016 et 2017, sous l'effet des surdosages de drogues et des suicides, poursuivant une tendance à la baisse qui se maintient depuis trois ans. Aujourd'hui, les Américains peuvent s'attendre à vivre 78,6 ans, une baisse de trois dixièmes d'année depuis 2014.

« Nous vivons dans un pays développé avec un système de soins de santé assez sophistiqué et beaucoup de ressources... et maintenant, tout à coup, cela semble s'être inversé », a déclaré Robert Anderson, chef de la Direction des statistiques de mortalité au National Center for Health Statistics, à US News and World Report.

Anderson a qualifié le déclin de « préoccupant ».

Il serait très difficile de soutenir qu'il n'y a aucun lien entre la santé mentale et physique des gens et le montant qu'ils gagnent pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ce fardeau semble au moins partiellement responsable de l'augmentation des abus de drogues, des violences domestiques et même des suicides aux États-Unis.

Comment inverser la tendance à la baisse des salaires aux États-Unis est une autre question. Bien que Trump semble avoir raison de vouloir revigorer la base manufacturière américaine, il s'agit d'un projet massif qui ne se réalisera pas du jour au lendemain, voire pas du tout. En attendant, une réponse possible serait une augmentation du salaire minimum ou une augmentation de l'impôt sur les sociétés, afin d'aider davantage les Américains qui tombent dans les crevasses de l'une des sociétés capitalistes les plus brutales jamais créées.

Si la majorité des Américains continuent d'être traités comme des parias économiques dans leur propre pays, il est difficile de voir comment les commerçants et investisseurs de Wall Street continueront à célébrer chaque fête avec de grosses primes, au milieu de flots de champagne. Il y a un loup dans Wall Street, et il s'appelle inégalités. Wall Street doit le tuer s'il veut que sa période de vaches grasses continue.

Traduction et note d'introduction Entelekheia
Photo Frantisek Krejci/Pixabay

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