06/12/2019 cetri.be  14min #165586

 L'Iran secouée par des manifestations

Iran : le chemin complexe des manifestations de novembre 2019

 Jonathan Piron

Du 15 au 19 novembre, l'Iran a connu une séquence de protestations importantes dans tout le pays. À la suite de l'annonce, par le Conseil économique de coopération d'une hausse du prix de l'essence, doublant le prix à la pompe, ce sont plusieurs dizaines de milliers de manifestants qui se sont réunis dans diverses villes du pays, bloquant les routes et demandant le retrait de la mesure. Dans le courant de la journée du 16 novembre, face à l'ampleur des manifestations, le régime iranien décidera de couper l'accès à Internet et de réprimer les protestataires. Le black-out durera jusqu'au 21 novembre, empêchant le partage d'informations quant à la répression des rassemblements. Si le bilan humain reste encore incertain, les chiffres disponibles témoignent d'une répression inédite depuis longtemps, avec un dénombrement d'au moins 208 morts parmi les manifestants (1).

Ces cinq journées de protestations surviennent dans un contexte pour le moins tendu en Iran, où politiques néolibérales et sanctions américaines sont pointées comme responsables de l'accroissement des tensions sociales. Même si elles proposent une clef explicative utile, ces deux entrées empêchent toutefois une approche plus fine d'un contexte pluridimensionnel. En effet, alors que la mesure prise, à savoir la transformation d'un subside en versement en espèces, était précisément destinée à venir en aide aux classes sociales les plus précaires, ce sont ces dernières qui sont descendues dans la rue, réclamant un changement de politique (2). Comment, dès lors, comprendre la séquence en cours ? Une double approche autour de la déconstruction des mouvements de contestation en Iran et de l'économie politique de la République islamique peut offrir d'autres éléments de compréhension.

Configuration et répertoire des protestations

Il s'agit tout d'abord d'interroger les rassemblements qui se seront succédé du 15 au 19 novembre. Les sources disponibles mettent déjà en évidence le caractère national des rassemblements, qui sont survenus dans 72 villes iraniennes et dans 26 des 31 provinces qui composent le pays (3). Les sources disponibles témoignent de la spontanéité des premiers rassemblements et de leur émergence rapide aux quatre coins de l'Iran. Ce sont principalement les villes moyennes considérées comme les plus pauvres du pays qui voient ces manifestations émerger, comme Karaj, Shahriar, Kermanshah, Ahvaz, etc.. Dans les plus grands centres urbains, ce sont les périphéries précaires qui ont été témoins de rassemblements comme à Téhéran, Ispahan et Mashhad. Plutôt pro-Rouhani, les zones urbaines touchées par les manifestations sont aussi celles où la densification est la plus élevée. À l'inverse, les régions et villes plus calmes, comme les provinces d'Ardabil, de Qom, d'Alborz et d'Hamadan, sont celles où les taux de pauvreté sont parmi les plus bas du pays et où le vote conservateur est le plus marqué.

Passé ces premiers éléments politiques et géographiques, la configuration des manifestations amène des éléments nécessitant des approfondissements. Si l'Iran n'est guère épargné par les dynamiques de protestations, celles-ci restent, la plupart du temps, confinées au niveau local et à une catégorie de protestataires souvent regroupée autour des logiques professionnelles. Ouvriers, conducteurs de camions, enseignants, infirmières, etc. manifestent régulièrement autour de demandes liées aux salaires non payés ou à la valorisation des pensions. À l'inverse, les manifestations de novembre se distinguent pour plusieurs motifs.

Déjà, la mobilisation a vu se déplacer les « opprimés » à savoir précisément ceux que la République islamique affirme vouloir défendre depuis ses origines. Les habitants des banlieues, les classes sociales précaires, les chômeurs semblent être majoritaires au sein des manifestations et ce depuis les premiers rassemblements. Une fracture émerge ainsi avec la classe moyenne non précarisée qui se serait moins déplacée. Les espaces plus aisés de Téhéran, comme le nord du centre-ville, ont ainsi été moins concernés par les protestations, à l'inverse du sud de la ville qui héberge les populations plus pauvres de la capitale. Cette fracture sociale, déjà présente dans les manifestations de fin 2017-début 2018, semble s'être ainsi maintenue, voire accentuée, témoignant de la persistance d'une incompréhension entre classes sociales vivant déjà séparées d'un point de vue spatial (4).

Ensuite, l'étude des slogans scandés durant les rassemblements révèle la primauté des considérations politiques sur les exigences économiques. Si le premier jour, ce sont des revendications demandant le retrait de la taxe qui traversent les manifestations, les jours suivants les revendications prennent résolument un tour plus politique. Des formulations plus radicales, notamment à l'encontre du Guide Khamenei et du président Rouhani, sont adressées, dénonçant l'incurie du pouvoir en place, voire son caractère dictatorial.

Enfin, le répertoire de contestation est inédit : alors que par le passé, notamment pour les manifestations de 2017-2018, les rassemblements étaient mobiles, via des défilés organisés dans les rues, ceux de novembre 2019 se distinguent par leur configuration statique. Les routes sont bloquées dès les premières manifestations et ce, un peu partout dans le pays. À Shiraz mais aussi à Téhéran, la volonté de prendre le contrôle des voies d'accès est manifeste. Ces nouvelles formes d'action, inédites, témoignent de la volonté de donner une voix aux sans-voix et d'inscrire cette présence dans la durée.

Face à ces manifestations et à leur rapide propagation, le régime réagit en mobilisant les outils traditionnels à son service. La répression tout d'abord. Si le nombre exact de victimes reste encore inconnu, de nombreux témoignages établissent la violence avec laquelle les autorités ont voulu réprimer les manifestations. Rien qu'à Mahshahr, dans le Khouzestan, ce serait entre 40 et 100 manifestants qui auraient été tués par les forces de sécurité, témoignant de la violence des autorités.

Passé la reprise de contrôle, le pouvoir fait jouer un autre de ses outils, à savoir la mobilisation de ses partisans. La mise en scène populaire de la rue (oummat-e hamishé dar saneh) reste, en effet, un moyen régulier auquel le pouvoir a régulièrement recourt pour visibiliser sa domination politique. Dans ce cadre, la symbolique politique était claire : seuls les trottoirs, les marges, sont laissés à la population. La rue, espace politique, ne peut qu'être contrôlé par les autorités qui y autorisent ou non les accès. La répression, rapide, aura ainsi eu pour but d'assurer la reprise de contrôle de cet espace symbolique et d'empêcher un début d'institutionnalisation de nouvelles pratiques de mobilisation, à l'image des occupations en cours en Irak et au Liban. Avec les rassemblements autour de lieux emblématiques comme les principaux axes routiers, la possibilité s'offrait de voir une accumulation d'expériences de la part de militants individualisés, créant de nouvelles formes d'actions et de conscientisation trans-classes, ce que le régime cherche particulièrement à éviter. La coupure rapide et importante de l'accès au web s'inscrit dans la même logique de rupture du partage des expériences de protestations, l'espace politique étant aussi virtuel.

L'Iran : une société épuisée dans un contexte post-social ?

Passé l'analyse des manifestations, il reste à comprendre les motivations qui ont poussé plus de 200 000 Iraniens à descendre dans les rues. Différents éléments sont proposés pour expliquer les causes des tensions sociales et économiques actuelles. Tant le poids des sanctions que celui d'une économie néolibérale sont avancés. Or, ces éléments ne répondent qu'en partie aux événements récents. Si l'économie iranienne est bel et bien organisée autour du capitalisme, il reste que ce dernier est guidé par plusieurs éléments qui le rendent particulier. L'économie politique iranienne est un système hybride combinant politique de redistribution et politiques néolibérales. En tension l'une avec l'autre, ces deux politiques génèrent un système instable. Combinant des éléments économiques néolibéraux mais aussi populistes, l'économie politique iranienne se caractérise par une pseudo-privatisation qui a échoué et qui reste concentrée aux mains d'une classe dirigeante (5). Son instabilité structurelle est encore plus visible avec le poids des sanctions américaines qui, même si elles ne parviennent pas à faire s'effondrer l'économie, impactent durement la population. Cette dernière se retrouve au final au cœur de nombreuses contraintes qui l'étouffent progressivement et où le ressenti quotidien est celui d'une pression de la vie (Feshar-e zendegi) devenant de plus en plus intolérable. Pauvreté, précarité, chômage, avenir incertain,... rythment un quotidien désormais considéré comme sans avenir par une partie de la population de plus en plus importante. Ce ressenti est d'autant plus fort qu'il s'inscrit dans une culture économique largement individualiste. La société iranienne a ainsi vu une déconstruction de son capital social depuis les années nonante, avec la mise en place parfois brutale d'un projet de société basé sur le succès individuel (moafaq) et sur la compétition entre les individus (cheshm ham cheshmi). Alors que, précisément, Rouhani s'était fait élire sous le slogan de l'espoir (Omid) qui devait redonner à chaque Iranien sa capacité d'action individuelle, le poids des sanctions et l'incapacité de l'État à répondre aux craintes de déclassement de sa population auront nourri les déceptions et les ressentiments.

Malgré différentes politiques populistes et clientélistes cherchant à pacifier les tensions sociales, les différents gouvernements qui se sont succédé ont échoué à donner du travail à une population en pleine mutation. Le taux de chômage des jeunes oscillerait ainsi entre 25 et 30%, tandis que les personnes actives se retrouvent confrontées à de nombreuses pressions sur leur emploi. Plusieurs chiffres mettent en évidence cette incertitude des travailleurs quant à leur avenir. Alors qu'au début des années nonante, environ 90% des emplois reposaient sur des contrats à durée indéterminée, ce sont aujourd'hui près de 90% des travailleurs qui exercent leur profession avec un contrat à durée déterminée (6). Dans le même mouvement, le financement de services publics par l'État n'a cessé de diminuer. Dans l'éducation, les dépenses publiques annuelles sont passées de 19,34% en 1991 à 10,34% en 2019. Enfin, si la pauvreté a diminué au cours de la première décennie des années 2000, divers signes tendent à montrer que celle-ci repart à la hausse depuis 2017. Les zones rurales et les périphéries en sont les principaux espaces touchés. L'économie informelle devient dès lors importante, représentant plus de 35% de l'économie du pays (7). C'est dans ce cadre, notamment, que la voiture prend toute son importance pour de nombreux individus en quête de financements alternatifs. Snapp, le Uber iranien avec ses 300 000 conducteurs actifs dans les périphéries et les villes moyennes, illustre précisément ce besoin de réussite individuelle dans un contexte où l'État n'assure plus son rôle et devient finalement post-social. La proposition de taxation de l'essence par le gouvernement Rouhani peut donc être apparue comme le dernier avatar d'une « thérapie du choc » d'une administration déconsidérée et donc l'intention sociale via le versement d'une compensation en espèces ne pouvait répondre aux attentes de la population.

S'il reste difficile de deviner quel sera l'avenir de l'Iran, il est à peu près acquis que sans changements drastiques, d'autres séquences de protestations surviendront. À court terme, les élections législatives de 2020 pourraient voir l'électorat modéré et réformateur s'abstenir en masse, considérant que l'espoir de changement ne réside plus dans les urnes. Ouvrant la voie à une victoire des ultra-conservateurs, plus mobilisés, cette élection pourrait amener le pays à se refermer à nouveau. À moyen terme, la résurgence de telles séquences de protestations se pose également. Ces dernières tendent d'ailleurs à se rapprocher, la précédente vague remontant à janvier 2018. Si le contrat social est rompu, la question de la fabrique sociale se pose donc aujourd'hui avec d'autant plus d'acuité que les dynamiques et les répertoires de contestations changent. Et, comme le remarquent des personnalités politiques réformistes telles que Mostafa Tajzadeh, la récente « répression sanglante » du régime pourrait constituer un tournant décisif vers un nouveau chapitre de violences pour l'Iran (8).

Notes

(1) D'après Amnesty, le 2 décembre, le nombre de décès était de 208 personnes (Iran death toll from bloody crackdown on protests rises to 208, Amnesty, 2 décembre 2019, (en ligne),  amnesty.org).

(2) En 2010, le versement, par le gouvernement Ahmadinejad, d'un revenu à tous les Iraniens pour compenser la suppression de subventions sur l'énergie avait réduit les inégalités entre les revenus et n'avait fait l'objet d'aucune manifestation dans le pays (Djavad Salehi-Isfahani, « Poverty and income inegality in the Islamic Republic of Iran », in L'économie politique de la République islamique d'Iran, Mehrdad Vahabi et Thierry Coville (dir.), Revue Internationale des Études de Développement, n° 229/2017-1, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 113-136.

(3) Naghshah video-ha-yé e'teraz sartasar dar Iran, 26 novembre 2019, (en ligne),  rpubs.com.

(4) Ces formes de repli de classes se retrouvent dans le langage courant, avec l'emploi de formules catégorisant les populations notamment d'un point de vue social et spatial, comme à Téhéran (Rasmus Christian Elling, Khodadad Rezakhani, Talking Class in Tehroon, Middle East Report, 45, Winter 2015(277), 6-9).

(5) Khosousi sazi iek prouzhe shekast khorde ast, Meidaan, 30 décembre 2018, (en ligne),  meidaan.com

(6) Mahmoud Maljoo, Kalaa-ye sazi niroui kar dar dolat iazdohom, Naghd-e eqtesad-e siasi, 16 mars 2014, (en ligne),  pecritique.com

(7) Mahmoud Maljoo, Kalaa-ye sazi niroui kar dar dolat iazdohom, Naghd-e eqtesad-e siasi, 16 mars 2014, (en ligne),  pecritique.com

(8) Hélène Combes, Olivier Fillieule, « De la répression considérée dans ses rapports à l'activité protestataire », in Revue française de science politique, 2011/6, vol. 61, Presses de Sciences Po, 2011, p. 1047-1072.

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